II. Bourbon Street

I know I'm not wrong, the feeling's getting stronger

The longer, I stay away

La chaleur est accablante, ici. Climat subtropical. D'ailleurs, la climatisation règne dans chaque foyer. Et dès qu'on met le pied dehors, une bouffée nous assaille comme le souffle du désert. Je ne m'y habituerai jamais. J'ai enfilé une robe fleurie, vaporeuse, pour laisser passer l'haleine humide du soir, et ramassé mes longs cheveux châtains au sommet de ma tête. Je ne les ai pas coupés depuis trop longtemps et ils ondulent, indisciplinés. Ma tante me colle un baiser sur la pommette.

— T'es ravissante.

Ravissante, tu parles. Je jette un coup d'œil furtif à ma silhouette dans le reflet de la vitre de la voiture. Je n'ose plus me croiser depuis Ambroise. Je ressemble à une gamine triste qui n'a pas dormi depuis des siècles. Cernes violacés.

Quand on arrive dans le Vieux Carré, l'atmosphère est déjà embrasée. La musique domine, s'inscrit dans chaque cellule de ma peau. Les musiciens itinérants sont les rois des rues, les empereurs de la fête, les peintres de ces nuits chamarrées, comme il n'en existe nulle part ailleurs. Mon humeur s'améliore, subtilement. La ville aspire ma négativité. Nous déambulons à Jackson Square, contournons la Cathédrale Saint-Louis jusqu'au passage des artistes ambulants. Le soir est tombé, mais il y a autant de monde qu'en plein jour.

La Nouvelle-Orléans ne dort jamais.

Nous tournons sur Bourbon Street. C'est ici qu'Emmet fait halte avec quelques paroissiens pour « prêcher la bonne parole ». En quelques mots, grossir les rangs de leurs ouailles et sauver les âmes damnées. Bourbon. Pas vraiment en référence aux Rois de France, mais plutôt à la boisson, celle qui enivre jusqu'à s'oublier. Et jusqu'à faire vomir, parfois, les fêtards sur la chaussée. La police montée traverse la rue, offrant un inhabituel spectacle rétro, suivie par une fanfare énergique et des dresseurs de serpents.

— On va aller se balader vers le French Market, on se retrouve après, informe ma tante en me prenant le bras pour m'épargner la vue de cette débauche magistrale.

Au même moment, un groupe très alcoolisé déboule, nous bouscule et nous voilà pris dans les courants contrariés d'un bain de foule. Derrière la fanfare, un groupe de rock alternatif hurle dans des micros, du haut d'un camion en marche. Juste devant, un homme distribue des tracts en jouant une mélodie ardente au banjo, tandis qu'Emmet et ses brebis agitent leurs bibles. Véritable capharnaüm ; magma de bruit et de couleurs vives.

Le cortège s'approche et je reconnais le musicien de la nuit dernière. C'était comment déjà...? Ash. C'est ça. Il a délaissé le banjo et s'époumone désormais dans un mégaphone.

— Vous voulez de la bonne musique, de la liberté, vous en avez marre des sermons ? – Il coule un regard vers nous – Venez au Faubourg Tremé demain soir ! Vous serez pas déçus du voyage. Pénétrez sans détour l'âme de la Nouvelle-Orléans !

Pour qui se prend-il, un prophète, un mage vaudou ? Je l'observe, intriguée. Il est élancé, bien bâti. À ses pieds, des Doc Martens usées. Un jean noir épouse ses longues jambes. Sa peau est d'un bronze lisse, presque métallique, un anneau d'argent orne son nez. Et dans ses cheveux crépus, je remarque des notes de violet. Son look est tout ce à quoi on peut s'attendre pour un musicos de la Nouvelle-Orléans.

Nouveau mouvement de foule, le voila projeté sur nous.

— Grenouilles de bénitier, lance-t-il.

— On veut pas de vos tracts pour votre musique vaudou, rétorque Emmet.

— Ça tombe bien, on veut pas de vous non plus.

Je me retrouve, malgré moi, au centre de conflits qui ne m'appartiennent pas. Dans la bousculade, Ash se retrouve collé à moi. Son visage aiguisé me coupe le souffle un instant, puis ce sont des corps qui me barrent la poitrine. Du haut de mes 1m58, je n'y vois plus grand-chose. Odeurs de sueurs, de fumée, d'alcool. Musique assourdissante. Je commence à me sentir mal. Suzanne a disparu, plusieurs personnes s'injurient. J'entends un garde à cheval tenter de dissiper l'altercation. Mais c'est trop tard, je ne respire plus comme il faut.

Soudain, je suis tirée hors de la foule.

— Hé, ça va ?

Je lève le visage vers le dénommé Ash. Ses orbes brunes, en amande, se plissent de curiosité. Il me détaille tandis que je cherche mon souffle. Tout est si moite, j'ai l'impression de me transformer en flaque. Nos regards s'agrippent trop longtemps.

— Clara !

Ma tante refait surface, jette une œillade méprisante à l'agitateur et me tire par le bras. Je ne sais pas pourquoi, je n'arrive pas à détourner les yeux du musicien. Il a juste le temps de me mettre un papier dans la main et de me glisser :

— Si jamais tu veux goûter à la vraie Nouvelle-Orléans.

À pas pressés, nous quittons Bourbon Street pour retourner vers Decatur, en quête d'un bol d'air. Ma tante s'évente.

— Tu vois, voilà pourquoi on n'aime pas cette rue, toute celle vulgarité...

Je souffle.

— Tatie, je sais que tu as fait la fête quand tu étais jeune. Fais pas genre.

Elle rougit et pivote vers moi d'un mouvement sec.

— Comment ça, voyons ? Je me suis amusée, mais à mon époque, on avait le sens du respect.

Je lève les yeux au ciel, lassée par ce discours usité.

— Et Seth, alors, c'était un enfant de chœur, peut-être ?

Un texan dont ma tante s'est entichée à son arrivée sur le continent, et je sais de source sûre qu'ils ont plus que profité de leur jeunesse. Suzanne n'était pas une oie blanche. Le sujet Seth est toujours un peu compliqué, son ancien amour a fini par sombrer dans l'addiction et elle n'a jamais pu l'en sauver. Je regrette mon allusion maladroite.

— Écoute Clara, je conçois que tu n'ailles pas bien, mais ce n'est pas une raison pour être... désagréable.

Je savais que ce voyage serait un enfer. Je soupire encore et tourne les talons, m'éloignant de mon chaperon.

— Tu vas où, comme ça ?

— J'ai besoin d'être seule, laisse-moi !

Je ne lui offre pas le temps de me rattraper et je cours presque vers le fleuve, en direction du Steamboat Natchez. Je sais que je réagis avec immaturité ; une ancienne colère grimpe en moi à nouveau. Une crise d'angoisse et d'asthme menace. J'ai besoin de fraîcheur. Une oasis.

Ce soir, ce sera le Mississippi.

Je me promène le long du fleuve. Comme je l'avais présumé, l'air y est moins dense. Sur la fin de Toulouse Street, mouille le traditionnel bateau à aubes où s'entassent des touristes amateurs de croisières ennuyeuses. Sur une petite place, à droite, quelques musiciens jouent des airs audacieux en riant, complices. Dans la pénombre bleutée, je devine deux formes. L'une allongée, l'autre plus courte.

Le banjo frénétique que j'entends m'attire. Je m'approche, pas à pas, ombre discrète, anonyme, qui ne veut pas déranger. Puis, dans un fugace éclat de lune, le visage des musiciens se dévoile.

Encore lui.

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