Chapitre 9.

Je ne savais même plus depuis combien de temps nous marchions. Tout ce dont j'étais consciente, c'était que nous n'étions plus seuls. Carmine avait pressé le pas et, sans même me laisser le choix, m'avait saisi la main pour me traîner derrière lui, presque de force. Les rugissements et les ombres qui se profilaient de temps à autre, rendaient le désert rouge plus effrayant qu'il ne l'était déjà.

Sans parler de Katrina et de Morval qui devaient également me chercher. L'idée qu'ils puissent me retrouver me rendait malade. Mais je n'avais pas le temps de réellement penser. Il fallait que nous quittions ce... cercle au plus vite.

Ma respiration sifflante était tellement bruyante que je me demandais encore comment est-ce que nous avions pu aller aussi loin sans que rien ne nous tombe dessus. Mes poumons étaient en feu. Plus brûlant que le sable du désert. J'avais l'impression que la moindre inspiration les déchirait un peu plus. Je n'avais pas à m'inquiéter quant à l'affrontement contre le seigneur de Regana... J'allais mourir avant d'une misérable course !

C'était vraiment pathétique.

« Carmine, ralentis bordel ! parvins-je à éructer.

Je ne savais même pas comme il avait fait pour m'entendre tant le râle qui venait de s'échapper de ma gorge était désarticulé. Mais il y parvint.

— Nous y sommes presque, tiens le coup petite diablesse. Une fois la frontière entre les cercles atteinte, nous serons dans une relative sécurité.

Relative sécurité ? À Regana ? Il se foutait de moi ?

J'eus envie de l'insulter de tous les noms possibles et inimaginables. Les injures fusaient dans ma tête, si fort que j'étais certaine qu'il les avait toute perçue. Son sourire narquois au bord de ses lèvres finement ourlées était un indice assez clair.

Bon sang, je le détestais ! Je le haïssais même.

Il faisait une chaleur de plomb dans ce désert rouge. Et j'avais terriblement soif. Je n'avais même pas pensé à cela. Je m'embarquais dans une aventure complètement suicidaire sans réfléchir à ce que je ferais si j'avais besoin de me nourrir, de boire... Ou même de faire pipi ! Avais-je besoin de ça à Regana ? Je n'avais que mes vêtements et mes bottes...

Le caractère déraisonné de tout ça m'apparaissait plus clairement à chaque seconde et je faillis me démotiver à nouveau.

Ce fut à cet instant-là que mon comparse s'arrêta, brusquement. Je risquai de lui foncer dedans. Heureusement, je parvins à éviter la catastrophe - ou plutôt la collision - de justesse. Il ne manquerait plus que ça... Mais alors que je reprenais mes esprits, je me figeai en comprenant ce qui justifiait un arrêt si brusque.

Enfin ! Nous y étions parvenus !

Je ne saurais décrire la vive émotion qui me gagna à cet instant. Mes jambes me lâchèrent aussitôt et je faillis m'effondrer au sol. Heureusement, dans un sursaut de dignité - hors de question de craquer devant Carmine - je parvins à rétablir mon équilibre.

Mais ma joie d'avoir enfin atteint la frontière, d'être enfin proche de quitter ce désert infernal dans lequel j'errais toutes les nuits depuis dix ans, se mua en une angoisse sourde lorsque je pus mieux distinguer ce qui nous attendait.

Le ciel avait quitté sa couleur ocre. Désormais, il était assombri par d'immenses nuages, si noirs qu'ils paraissent absorber toutes couleurs et striés de temps en temps de ligne d'un bordeaux profond comme des plaies sanglantes prêtes à déverser sur nous l'enfer...

Mais ce qui s'échappait réellement de ces nuages, c'était une pluie dont les gouttes, étrangement épaisses, adoptaient une couleur sombre que je peinais à dissimuler.

— Qu'est-ce que...

Carmine se tourna vers moi. Ses prunelles violettes ressortaient étrangement dans ce décor apocalyptique.

— Bienvenue au quatrième cercle, Samaëlle... ricana-t-il, sinistrement. Bienvenue au cercle de sang.

Du sang ! Il pleuvait du sang !

Mon souffle se coupa dans ma poitrine. Pétrifiée, incapable de bouger ou d'émettre le moindre son, je ne pouvais décrocher mon regard de cette étendue balayée par une tempête sanglante. Allions-nous réellement traverser ça ? L'horreur me saisit et j'eus presque envie de faire demi-tour. Tout de mon être se révoltait, me pressant toujours plus de fuir, d'arrêter cette folie. Mais derrière nous, dans le canyon du désert rouge, un concert terrible de rugissements s'éleva, me rappelant ce qui m'attendait si j'abandonnais maintenant.

J'avais fait mon choix.

Une main effleura mon épaule comme pour me ramener à la réalité tandis que mon compagnon de route grommela l'air également peu enthousiaste :

— Bon, nous ferions mieux de nous arrêter ici pour passer la nuit.

Sa soudaine proximité me tira de ma contemplation du paysage ensanglanté. Me tournant vers lui, je le fusillai du regard. Je venais de réaliser ce qu'il venait de dire. Nous allions passer la nuit ici. Dormir. Lui et moi. Quelqu'un à côté de moi... Cette idée me fila le vertige.
Je supportais trop peu le contact des autres pour accepter en toute tranquillité cette présence que je m'étais pourtant imposée à travers notre pacte.

Le vif mouvement de rejet de mon corps que je ne parviens pas à retenir n'échappa pas à Carmine. Étonné, il rétorqua :

— C'est la première fois que tu dors avec un homme ? Pourtant tu n'es plus vierge...

Quoi ?

Je fronçai des sourcils, déstabilisée par sa dernière remarque. Ses mots résonnaient étrangement à mes oreilles.

Comment... ?

Impossible qu'il l'ait lu dans mon esprit, je n'y pensais même pas ! Alors, comment pouvait-il seulement... ? Me raidissant quelque peu, je croassai, peu amène :

— Qu'est-ce que t'en sais ?

— Navré de te le dire, mais je sens ce genre de chose là.

Je clignai des paupières, encaissant difficilement la nouvelle. Pardon ? Un nouveau vertige me saisit et je me sentis cruellement mise à nu. Comme si on m'arrachait un à un mes secrets pour exposés mes péchés à cet enfer. Cette impression de ne plus rien contrôler me terrifiait.

Après quelques secondes interminables où je le dévisageai comme si un troisième œil venait de lui pousser sur le front, je finis par m'arracher à ma stupéfaction pour cracher, une grimace déformant mes traits :

— Wow, c'est carrément tordu.

— Tu te trouves dans un véritable enfer, c'est vraiment le plus tordu pour toi ?

Il marquait un point. Un bon point. Je ne trouvai rien à lui rétorquer, chaque mot s'éteignant avant même que je ne puisse les formuler.

Face à mon silence, Carmine se laissa tomber sur la roche ocre, étirant ses longues jambes. Avec hésitation, je l'imitai, conservant tout de même une petite distance de sécurité entre nous.

— Alors, petite diablesse, s'exclama-t-il en posant sur moi son regard amusé ; raconte-moi !

— Te raconter quoi ?

—  Cette fabuleuse histoire, voyons.

Il me fallut quelques secondes pour comprendre à quoi il faisait allusion. Ma mâchoire faillit s'en décrocher lorsque je réalisais.

Re-Quoi ?

C'était intrusif. Terriblement intrusif. Je le connaissais depuis trois nuit tout au plus. Il avait déjà réussi à m'embarquer dans une aventure plus grosse que moi. Et voilà qu'il voulait parler de ma vie sexuelle...

Mais à bien y réfléchir, j'étais coincée avec lui pour un petit bout de temps. Et maintenant qu'il avait abordé le sujet, j'allais forcément y penser et grâce à ses merveilleux dons il allait forcément intercepter mes pensées. Donc autant abréger cette histoire insensée et raconter le plus brièvement possible. Histoire de faire cesser pour de bon cette ridicule mascarade qui n'avait aucun sens...

Poussant un soupire long, afin de lui montrer que cette perspective m'emmerdait tout de même sincèrement, je posai mon regard sur le sable, devant moi, tentant d'oublier un instant ce que je m'apprêtais à faire. Les mots m'échappèrent dans un flot amer qui me brûla presque la gorge.

— J'avais seize ans, j'étais à une soirée débile pour lycéens débiles et nous étions tous les deux alcoolisés. On ne peut pas dire que les choses se soient faites en douceur mais honnêtement, j'ai déjà vécu bien pire.

Ma voix était atone, dénuée de la moindre émotion. La déconnexion sentimentale était ma plus grande amie.

La vérité, c'était que je ne conservais quasiment aucun souvenir. Tout au plus, me souvenais-je vaguement du visage du garçon... Un imbécile imbu de lui-même que j'étais bien contente de ne plus jamais croiser dès l'année scolaire terminée. C'était d'ailleurs cet été-là que j'avais rencontré M. Béranger et je n'avais plus jamais mis les pieds au lycée. Aujourd'hui, même David et ses chansons paillardes me paraissaient plus agréables que cet adolescent ignare et bien loin du prince charmant dont rêvaient certaines filles de mon âge pour leur première fois.

La voix rauque et moqueuse de mon comparse s'éleva sur ma gauche alors qu'il soufflait d'un ton presque énigmatique :

— Un vrai conte de fée, dis-donc !

Encore une fois, le fait qu'il ait pu saisir ce que j'avais pensé me sauta à la figure. Ça devenait lassant. Je ne pouvais pas faire constamment attention à cela. L'idée qu'il puisse savoir tout ce qui me passait par l'esprit continuait de me déranger profondément. J'avais l'impression que ses dons s'infiltraient en moi tel un serpent venimeux, empoisonnant mon jardin secret pour exposer les choses que j'y dissimulais. L'intimité n'existait-elle donc pas à Regana ?

— Est-ce que tu entends vraiment chacune de mes pensées, tout le temps ? finis-je par soupirer, agacée.

Surpris par ma question, le jeune homme esquissa un léger rictus avant de secouer la tête de gauche à droite, ses mèches sombres glissant devant son visage, sur sa peau hâlée. Carmine s'allongea au sol, croisant ses mains derrière son crâne dans une posture nonchalante. Ses jambes effleurèrent les miennes qu'instinctivement, je repliai contre ma poitrine. Je peinais réellement à l'imiter et à m'étendre entièrement. Je n'oubliais pas où j'étais ni quel danger nous menaçait. Tout mon être, raidit au maximum, semblait attentif à la moindre variation du paysage. J'étais prête à détaler s'il le fallait. Contrairement à mon comparse qui répondit, calmement :

— Je contrôle mon don. Suffisamment pour tout assourdir lorsque le besoin s'en fait sentir. Et puis il existe différent type de pensées. Si tu la formules correctement en tête, elle sera assez claire pour que je la saisisse. Mais si elle reste au stade d'idée, à peine formulée, presque aussitôt oubliée, elle m'échappera. La grande majorité de ce que je perçois doit être conscient. L'inconscient est bien trop difficile à infiltrer...

Je hochai la tête, peu convaincue. Ca restait foutrement glauque. Comment savoir lorsqu'il écoutait ? Je préférais ne pas me l'imaginer. Carmine me jeta un petit coup d'œil avant de reprendre, un étrange sourire malicieux aux lèvres :

— Par exemple, je t'ai entendu lorsque tu t'inquiétais sur la façon dont tu t'y prendrais pour faire... Comment as-tu dit ? Ah, pipi ! Et laisse-moi te rassurer, ton âme n'a pas forcément les mêmes besoins que ton corps.

Je restais bouche bée. Il avait entendu. Merde. J'avais envie de m'enterrer. Et d'oublier cette discussion ! Je rougis tant que ma peau devait très certainement avoir la même couleur que ma chevelure... Je m'étais transformée en tomate, en poivron... Secouant la tête, je m'enquis de nouveau, dans une tentative d'oubli et profitant du fait qu'il paraisse prêt à répondre à certaines de mes questions :

— Donc ça veut dire que tu peux communiquer par télépathie et lire dans les pensées... Qu'est-ce que tu peux faire d'autres ?

— Tu n'aimerais pas le découvrir, Sam'.

— Et pourquoi ça ?

Presque revêche, je relevai le menton, soutenant son regard. Ma curiosité avait pris le dessus sur le reste. J'en oubliais notre proximité, j'en oubliais le désert rouge et la pluie de sang qui nous attendait non loin de là. Je vivais dans un tel brouillard depuis tant de temps... Je voulais comprendre ! Je voulais savoir !

— Parce que tu pourrais vite te rendre compte que Katrina et Morval sont des enfants de cœur à côté.

Vantard !

Je haussais des épaules. À la mention de mes tortionnaires favoris, les cicatrices de mes vieilles plaies semblèrent s'embraser et j'eus la furieuse envie de les gratter de mes ongles. Très mauvaise idée. Au lieu de céder, je serrai les poings, ma mâchoire se crispant avant de glisser, avec un sarcasme mal contrôlé :

— Je ne suis pas sûre que ce soit un jour possible.

— Rien n'est impossible à Regana.

Cela, je voulais bien le croire. De nouveau, mon regard se posa sur les nuages sombres qui s'amassaient non loin de là, provoquant ce rideau de gouttelettes écarlates dans lequel nous n'allions pas tarder à nous aventurer. Une pluie de sang. Je n'aurais jamais cru cela possible. Mon cœur se serra dans ma poitrine. Reportant mon attention sur Carmine, mon interrogation m'échappa avant même que je ne puisse me mordre la langue :

— Comment ça se fait que tu as ces pouvoirs ?

— Quoi ?

Un instant, j'hésitai à répéter. Son croassement sinistre ne m'encourageait pas vraiment à poursuivre sur cette voie. Mais plus je repensais à la situation, plus je repensais à ce parfait inconnu qu'il était, plus je me disais que quelque chose clochait. Alors plutôt que de tourner sept fois ma langue dans ma bouche, je répétai :

— Tu n'es ni comme moi, ni comme les jumeaux... Qu'est-ce que tu es exactement ?

Ma question parut le surprendre plus encore. Il me dévisagea, silencieux, de son regard perçant aux pupilles violettes qui semblait vouloir percer ma peau. Ma peau me brûlait presque et j'eus l'impression que dans mes veines mon sang s'était mis à bouillir. C'était presque douloureux. Pourtant, tout cessa et je pus de nouveau respirer normalement lorsqu'il lâcha, du bout des lèvres :

— Une exception.

Cela aurait pu être une forme de vantardise ou d'orgueil. Ça n'aurait même pas été étonnant, venant de sa part. Mais ici, exception rimait étrangement avec aberration. Je pouvais presque entendre ce mot résonner à la place. Et curieusement, cette conviction intérieure balaya la relative tranquillité qui m'avait gagnée.

Quelque chose dans son attitude avait changé. Plus de taquinerie, plus de nonchalance, plus de moquerie. Mais dans son regard, il y avait cette noirceur que j'avais déjà pu entre-apercevoir, effrayante, glaçante. Malgré sa promesse qu'il ne me ferait jamais de mal, je ne pus m'empêcher de frissonner sous le danger évident qu'il pouvait représenter. Je l'avais vu repousser Katrina et Morval sans peine. Et il se préparait à affronter le seigneur de Regana.

Carmine n'était clairement pas n'importe qui. Et j'en prenais peu à peu conscience.

Un étrange sentiment de malaise me gagnait peu à peu, remontant le long de ma gorge pour m'étouffer. Mes membres me démangeaient et je luttais pour ne pas m'écarter de lui dans un bon pour faire demi-tour et fuir.

Mais aussitôt, cet éclat vibrant, cet éclat menaçant s'éteignit, et le jeune homme retrouva un masque à la neutralité stupéfiante. Il s'était refermé, comme une huitre, me laissant désemparée face à ce petit aperçu de ce qui se dissimulait au fond de son être. Un instant, il me toisa, alors que je demeurai muette comme une carpe. Puis il haussa des épaules avant d'ordonner, sèchement :

— Dors. Demain sera une journée bien plus éreintante. »

Et sans plus rien dire, il se détourna, me tournant le dos pour dormir. Mais je ne pouvais pas l'imiter. Outre ma terreur profonde de m'endormir, je ne pouvais pas me défaire de cette image gravée à tout jamais dans ma mémoire. Son regard brûlant de haine, de colère, de violence... Son regard sanglant. Il y avait quelque chose chez Carmine de profondément instable.

Comme une flamme ardente qui pourrait s'embraser à tout instant... Et tout détruire.

Me détruire.

J'étais déjà perdue en enfer. Il valait mieux que je ne m'y brûle pas les ailes...

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