Chapitre 8.
De tous mes réveils à Regana, celui-là fut le plus douloureux. Si la projection de mon âme en enfer atténuait les effets de l'overdose – car il n'y avait qu'ainsi qu'on pouvait considérer mon action – cela n'empêchait pas mon cœur d'être parcourut d'une nausée terrible et ma tête d'être assiégée par des vertiges. Je dus rester immobile une petite minute le temps de récupérer une pleine possession de mes moyens avant de pouvoir me redresser.
C'est alors qu'une main se profila dans mon champ de vision. Je fronçai des sourcils avant de reporter mon attention sur son propriétaire.
Carmine.
Le jeune homme se tenait devant moi, un sourire resplendissant aux lèvres.
« Pour être honnête, j'ai cru que tu te défilerais...
Je décidai de me montrer parfaitement honnête également. Refusant son aide, je me relevai seule avant de glisser, encore un peu perturbée :
— Je l'ai cru aussi...
Un instant, nous nous toisâmes, silencieux. Je décelais chez lui une certaine fébrilité. Comme s'il n'avait qu'une hâte, partir d'ici. Un éclat menaçant brûlait derrière le magenta de son regard et je n'étais pas assez naïve pour ne pas deviner qu'il y avait bien des choses qu'il me cachait. Mais nous venions de nous rencontrer. Chacun avait ses secrets. Et je me fichais assez de lui pour ne pas ressentir ce besoin trop pressant de tout savoir. À vrai dire, la seule chose qui m'intéressait, c'était comment il pourrait me venir en aide.
— Tout s'est passé comme prévu ?
— Oui. Normalement, je ne suis pas prête de me réveiller.
— Parfait.
Nouveau silence. J'enfonçai ma tête dans mes épaules. Depuis quelques nuits, j'avais l'impression que plus rien n'avait de sens. Les cris de ma mère dans son éclair de lucidité résonnaient encore dans mon crâne, tout comme le contact de ses paumes sur mon visage. Et ses mots... Les raisons qu'elle m'avait expliquées venaient poignarder mon cœur sans vergogne. Pourquoi avait-il fallut qu'elle soit lucide ?
Carmine interrompit mes pensées.
— Allez, viens. Il ne faut pas traîner ici. Les monstres qui errent ici ne sont peut-être pas encore en chasse mais ils ne tarderont pas à l'être. Nous devons atteindre la limite avant que Katrina et Morval ne se décident à rejoindre la partie.
Sans me laisser le temps de réagir, il prit la route d'une démarche nonchalante mais rapide. Je devais presque trottiner pour rester à son niveau. Heureusement que mon corps était encore trop anesthésié par mes récentes péripéties pour ressentir trop violemment les effets de la chaleur du désert. De toute façon, je n'avais pas le choix.
— Où allons-nous ?
— Nous quittons cet endroit de malheur dans lequel j'ai déjà perdu trop de temps. Diable seul sait à quel point je hais le sable...
— Ça, j'avais compris. Mais pour aller où ?
— Le désert des âmes errantes n'est que le dernier cercle de Regana.
L'univers dans lequel je baignais était tellement dénué de sens que je ne parvenais même plus à vraiment éprouver la moindre stupéfaction. Pourtant, je me rendais compte d'à quel point la situation était au bord du burlesque : une minable fleuriste et un parfait inconnu en route pour aller combattre ce qui s'apparentait le plus au diable.
On aurait dit le début d'une très mauvaise histoire.
Toutefois, désireuse de tout de même comprendre l'univers dans lequel j'évoluais et le monde dans lequel je m'apprêtais à m'enfoncer toujours plus, je m'enquis, prudemment :
— Des cercles ? Combien y en a-t-il ?
— Cinq. Notre objectif est d'atteindre le premier, celui au cœur même de cette dimension.
J'avais comme un arrière-goût de déjà-vu.
— Attends, tu vas me dire que Dante avait raison en parlant de cercles ?
Il esquissa un léger sourire.
— T'es cultivée pour une minable fleuriste...
Je laissai couler. Il avait très certainement perçu ma pensée un peu plus tôt. Foutue télépathie ! Je n'allais même plus pouvoir penser tranquillement.
— Tu sais, si tu crains que je ne m'aperçoive que tu me trouves craquant, c'est trop tard...
Je vis rouge. Sans contrôle, je hurlais si fort en pensée que cette fois, j'espérais bien qu'il m'ait entendu : « Bordel, la ferme ! ». Seul un rire franc me répondit alors qu'il me glissait, ses prunelles violettes coulant sur mon expression crispée :
— Tu es d'une humeur massacrante dis-moi ! Tu t'es couchée du mauvais pied ?
Je le fusillai du regard.
— Je viens de faire une overdose. Excuse-moi de ne pas être un véritable rayon de soleil !
Un instant, il plissa des yeux à la manière d'un félin qui s'amusait avec sa proie.
— C'est ton overdose ou ta discussion avec ta mère qui te met dans cet état ?
Au moment même où il évoqua ma mère, ce fut comme si un ouragan se déclenchait en moi. C'était la goutte de trop. Perdant soudain toute patience, je fis volteface pour le toiser avec colère, rugissant sans plus aucun contrôle :
— Arrête de lire dans mes pensées !
Il leva les mains en signe d'apaisement sans se départir de son sourire narquois. Mais mince enfin ! Pourquoi est-ce que j'étais ici ? Pourquoi n'avais-je pas pu me tenir tranquille ?
Bien décidée à ne plus lui laisser la possibilité de m'analyser, je me murai dans le silence, concentrant mes pensées sur une seule et unique chose : le désert rouge. Je craignais tellement que Katrina et Morval, ou bien un tout autre démon se dressent sur notre route et m'empêche de quitter ce cercle qui m'avait tenue prisonnière tant de temps que je repris la marche d'un pas vif. Il était hors de question de ralentir.
Je le laissai me guider entre les roches saillantes et les dunes menaçantes. Je n'avais même plus mesure du temps qui passait. Nous pouvions marcher depuis une dizaine de minutes comme une dizaine d'heure, mon corps ne faisait plus la différence. Le paysage paraissait demeurer inchangé.
Nous ne croisâmes personne. Ni âme damnée à mon image, ni bourreaux sanguinaires.
Cela me laissait tout le temps de penser.
Bien malgré moi, je ne pouvais m'empêcher de songer à mon comparse.
Carmine et son don étaient bien trop déroutant. Il semblait connaître Regana parfaitement, se dirigeant dans ce désert sans aucune aide alors que je m'y étais perdue tant de fois... De plus il paraissait ne pas craindre les menaces qui pouvaient surgir de chaque ombre.
C'était comme... Comme s'il dominait cet univers. Quelque chose dans son comportement, quelque chose d'orgueilleux, de presque méprisant me donnait l'étrange impression que peu importe ce qui pourrait se passer, les choses ne changeraient pas pour lui. Il ne subissait pas Regana.
Il y vivait.
Il en était un membre.
Et puisqu'il était capable de lire dans mes pensées, je n'allais pas me gêner pour satisfaire ma curiosité.
— Il y a quand même un détail qui me perturbe... débutais-je, la voix rauque.
— C'est un peu tard pour n'y penser que maintenant.
— Je n'ai jamais dit que j'étais quelqu'un de très réfléchie !
— C'est certain.
Je me renfrognai. Bon sang, comment avais-je pu me laisser traîner dans une aventure en sa si détestable compagnie ? Face à mon air bougon et alors que je me refermai comme une huître, il finit par soupirer :
— Allez, pose-la, ta question.
Un instant, je voulus poursuivre sur la voie de l'obstination avant de me rendre à l'évidence : ce serait puéril, idiot et ça ne mènerait à rien. Alors, sans passer par quatre chemins, j'attaquai :
— Pourquoi t'impliquer dans tout ça... Pourquoi vouloir t'engager dans une lutte aussi périlleuse ?
Ses yeux s'arrondirent légèrement, comme si ma demande l'avait surpris. D'un ton énigmatique, il lâcha :
— Pour les mêmes raisons que toi.
— C'est-à-dire ?
Face à mon insistance, un léger rictus étira ses lèvres. Il n'avait plus vraiment l'air d'avoir mon âge lorsqu'il affichait une telle expression, si bien qu'un instant je me demandais s'il n'était pas comme les jumeaux, plus âgés que ce que son apparence pouvait laisser envisager. Perdue dans mes pensées, je faillis rater sa réponse.
— Pour me libérer.
Je fronçai des sourcils tandis que ses mots faisaient leur chemin.
— Te libérer de quoi ? Tu n'es pas comme moi, tu n'es pas piégé. Alors de quoi voudrais-tu te libérer ?
Pour la première fois, je cru déceler de l'agacement dans son regard. Mais c'était plus fort que moi. Je voulais savoir. Je devais savoir. C'était presque maladif. De toute façon, j'étais agaçante par nature. Je ne pouvais m'empêcher d'être irritable. C'était lui qui m'avait demandé de l'accompagner. S'il regrettait c'était tant pis.
Je ne pouvais pas me permettre de me soucier d'un tel détail.
Alors que je pensais sincèrement qu'il n'allait pas se donner la peine de me répondre, il souffla d'une voix vibrante, insufflant à ses paroles une telle intonation que j'avais l'impression qu'une certaine partie de leur sens m'échappait :
— Chacun est entravé par des chaînes différentes. Et chacun cherche à les briser.
Je frissonnais, méditant à sa réponse. Des milliers d'interrogations se bousculaient dans mon crâne. Quelles étaient ses chaînes ? Qu'est-ce qui le motivait autant à se lancer dans une quête qui paraissait absolument folle ? Elles s'emmêlaient, se confondaient avant de se séparer à nouveau pour venir se presser au bord de mes lèvres, luttant pour pouvoir être exprimées.
Mais je savais que ces questions-là resteraient orphelines de toutes réponses. Alors je préférais m'aventurer sur une pente un peu moins dangereuse, un peu plus sûre.
— Pourquoi moi ? m'enquis-je de nouveau.
Il haussa des épaules. J'avais l'impression que rien n'était capable de briser son masque de maîtrise et de nonchalance. Tout paraissait couler sur lui sans l'impacter.
— J'étais venu au désert rouge pour trouver une âme susceptible de m'aider. Et je suis tombé sur une furie rousse au vocabulaire plus fleurit encore que le jardin d'Eden.
— Et c'est là que tu t'es dit que je pourrais devenir ta supère meilleure amie ?
— Tu as tout compris ! Je suis tombée sous le charme de ta langue de vipère.
Dieu du ciel ! Il avait réponse à tout ! Ça en devenait horripilant. Sans me laisser le temps de rétorquer quoique ce soit, me coupant avant que je ne puisse me lancer dans une de mes diatribes, il ajouta, presque taquin :
— Et à priori, j'ai fait le bon choix. Regarde, tu es avec moi !
Son sourire m'éblouit presque. C'était presque injuste qu'il puisse paraître autant en forme alors qu'il semblait vivre à Regana. Presque impulsivement et de façon insensée, je le détestai. Pourtant, je devais avouer que cette discussion à bâton rompu alors que j'étais plus habituée à entendre un concert de hurlements – mes hurlements – s'élever dans ce désert avait quelque chose d'assez appréciable. Haussant des épaules, je répliquai :
— Entre toi et les jumeaux, désolée mais tu me sembles moins dangereux...
Sans que je ne m'y attende, un rire sinistre lui échappa, se répercutant contre la roche, s'infiltrant dans les méandres de mon esprit. Je ne pus m'empêcher de frissonner à l'entente de cet éclat qui, grinçant, provoquait en moi des sueurs froides sans que je ne puisse me l'expliquer. Un malaise s'empara de moi et je sentis une main invisible griffer ma cage thoracique. Quelque chose me disait que je venais de dire la plus grosse connerie de ma vie. Parce que Carmine, sous ses piques moqueuses et son sourire charmant, dégageait quelque chose de profondément... Sanglant.
Et je préférais autant ne pas avoir à vérifier à quel point mon instinct avait raison...
— Disons que je ne vais pas m'amuser à te torturer ! rétorqua le jeune homme, un léger sourire aux lèvres, comme si de rien n'était.
Étonnamment, bien que je n'oubliai pas qu'il m'avait déjà poignardé, lors de notre première rencontre, je le cru. Mais je ne pus m'empêcher de me tendre. Nos regards se croisèrent. L'évocation au cauchemar que je vivais chaque nuit passait moyennement. Une bourrasque de vent souleva la poussière rouge du désert et je dus me tourner légèrement pour ne pas finir aveugler. Nous marchions rapidement et j'étais assez essoufflée. Pourtant, l'adrénaline dans mes veines me motivait à continuer, à avancer. Je n'avais qu'une hâte, quitter ce désert...
— Je ne te fais pas confiance, me sentis-je tout de même obligée de préciser.
Son sourire s'agrandit plus encore.
— Je n'en attendais pas moins de toi, petite diablesse.
— Ne m'appelle plus comme ça...
— Tu préfères petite chérie ?
Aussitôt, je cessai d'avancer, tous mes membres se paralysant d'un seul coup. J'eus l'impression qu'il venait de me donner un coup de poing dans le ventre, si puissant que mon souffle se coupa. La douleur qui me broya les tripes fut telle qu'une violente nausée souleva mon estomac. J'essayai de juguler la panique qui montait en moi.
Trop tard.
J'entendais déjà la voix de Katrina ronronner à mes oreilles son abominable surnom alors même que sa lame traçait son parcourt écarlate sur ma peau. Toutes mes vieilles cicatrices semblèrent s'embraser. Ma peau me brûlant tant que j'aurais voulu pouvoir me l'arracher. La morsure laissée par Morval il y a quelques jours à peine sur ma jambe se raviva brutalement et une décharge électrique me parcourut toute entière. C'était comme si ses crocs se refermaient de nouveau autour de ma chair pour la grignoter, la ronger jusqu'à l'os et toujours me déposséder d'une partie de moi pour ne plus laisser qu'une carcasse vide d'énergie. Un pantin qu'ils pourraient manipuler...
Un instant, je crus même que les jumeaux se trouvaient devant moi. Je pouvais sentir la force de leur coups, percevoir le sadisme de leurs mots...
« Alors petite chérie, nous t'avons manqué ? »
— Samaëlle ? Sam ? Tu m'entends ?
La voix de Carmine brisa le brouillard qui avait pris possession de mon esprit en millier d'éclats de verre. J'emmargeai brutalement de ma transe, l'air parvenant de nouveau à franchir la barrière de mes poumons dans une inspiration douloureuse. Bordel, qu'est-ce que ça avait été que ça ?
Levant le regard sur mon compagnon improvisé, je tombais sur le visage atterré du jeune homme, sur son regard qui me scrutait avec attention, un pli soucieux s'était formé entre ses deux yeux.
Dans un souffle quasi inaudible, je protestai faiblement, luttant pour maîtriser la vague de rage et de haine qui gonflait en moi, accompagnée de ces pulsions violentes que je refrénais de toutes mes forces :
— Ne m'appelle plus jamais comme ça...
Lentement, il acquiesça. Et je crus lire un instant dans son expression de la pitié. Je n'en voulais pas !
Ce fut à son tour de souffler. Toute trace de malice pernicieuse avait disparu de son regard saisissant. Ses traits étaient redevenus plus sérieux que jamais. Se redressant légèrement, marquant une pause dans notre longue route, il murmura, sobrement :
— Tu sais, j'ai conscience des raisons qui t'ont poussée à accepter. Tout comme tu as conscience que j'ai fait exprès de te pousser à bout pour te voir accepter. Mais maintenant, nous sommes deux.
— Je peux encore faire demi-tour...
— Tu ne le feras pas, coupa-t-il court à ma tentative d'ironie.
Cela me tuait de l'avouer mais il avait probablement raison. Il était trop tard. J'avais avalé ces foutus médocs. Je n'étais pas prête de me réveiller. Et même si j'en avais eu la possibilité, je ne l'aurais pas saisit. J'avais atteint mon point de rupture.
Je demeurai silencieuse, résolue à ne pas lui donner raison à voix haute, quand bien même avait-il deviné que mon absence de réponse était déjà, en soi une réponse.
Le jeune homme se racla la gorge avant de proposer d'un ton presque trop doux pour être sincère :
— On va passer un marché, si tu veux.
Curieuse, je le toisais, attendant qu'il poursuive, ce qu'il fit d'un ton presque dénué de toute émotion, si grave que presque instinctivement, je buvais ses paroles :
— Je sais parfaitement que tu ne me fais pas confiance. Mais j'ai autant besoin de toi que tu as besoin de moi. Alors accompagne moi jusqu'au bout. Et je te jure que je ne laisserai plus ni Katrina ni Morval poser leurs sales mains sur toi.
L'idée qu'il pouvait constituer une barrière entre moi et mes timbrés de bourreaux était alléchante. Je ne pouvais pas me permettre de cracher sur un peu d'aide. Mais même si je m'étais engagée sans trop réfléchir dans une telle aventure, je ne pouvais pas me départir de ma méfiance qui m'invitait à la prudence.
— Pas de coups foireux ?
— Promis. Croix de bois, croix de fer, si je mens je...
Il s'arrêta un instant, l'air de réaliser que ce serment tombait un peu à l'eau dans notre contexte. Le coin de ses lèvres tressaillit comme s'il se retenait de rire et plutôt que de continuer, il me tendit sa main, l'air de m'encourager à la serrer afin de sceller cet accord.
— Alors ?
Un instant je fixai ses longs doigts tendus dans ma direction. Mais son geste n'avait rien de menaçant. Carmine semblait simplement attendre que je m'en saisisse, détendu, avec cette nonchalance irritante et paradoxalement, rassurante. À aucun moment il ne doutait. Son être entier transpirait l'assurance.
Et l'espace d'un instant, je voulus moi aussi partager une telle confiance, croire en nos capacités et pour une foutue fois dans ma vie, ne plus être seulement le pantin de mon destin... Mais l'acteur. Ne plus subir. Mais agir.
Lorsque je glissai ma paume contre la sienne, hésitante, je fus surprise par sa douceur et par la chaleur qu'elle dégageait. C'était comme si son contact annihilait quelque peu le feu haineux qui me ravageait de l'intérieur. Revigorée, mes doigts se refermèrent autour des siens alors que notre poigne scellait définitivement cet échange de services. Relevant la tête, mon regard plongea dans ses iris myosotis. Et sans perdre une seconde mon sérieux, je soufflai, consciente que cette fois je m'engageai pour de bon :
— Marché conclu. »
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