Chapitre 4.

La nuit était revenue. Et avec elle, mon enfer personnel.

Sitôt avais-je fermé les yeux que je m'étais retrouvée propulsée à Regana. Je me réveillai dans le désert rouge, couverte de cette légère poussière étouffante, entre deux rochers saillants. Mes coudes s'enfonçaient dans le sable et les graviers. Au-dessus de moi s'étendait le ciel pourpre, un ciel cauchemardesque.

La première fois que c'était arrivé, je n'avais que neuf ans et j'avais cru à un cauchemar. Un simple cauchemar... J'avais tenté de fuir les monstres qui rodaient et j'étais tombé sur Katrina et Morval. J'avais pensé être sauvée. Mais je n'étais qu'une petite gamine naïve et idiote. Et maintenant cela faisait dix ans que les jumeaux démoniaques s'éclataient à faire de mes nuits un enfer. Dix ans ! Trois-mille six-cent cinquante nuits.

Et maintenant, trois-mille six-cent cinquante et une.

J'avais passé un nouveau cap. Une nouvelle étape !

Et rien ne semblait vouloir changer.

Me redressant difficilement, j'avisai rapidement le désert autour de moi. Je connaissais assez l'endroit désormais. Non loin se trouvait une grotte dans laquelle je pourrais m'abriter une première partie de la nuit. Dissimulée au fin fond du canyon, elle était difficile d'accès et m'offrirait une relative protection.

Mais je ne devais pas traîner. Katrina et Morval étaient déjà en chasse. Et ils n'étaient pas les seuls. Sans en avoir véritablement rencontré, je savais que d'autres âmes erraient par ici. Elles aussi poursuivies par des monstres qui n'avaient plus rien d'humain, pas même l'apparence. Cependant, entre les jumeaux et les autres créatures qui hantaient cet endroit infernal, je ne savais pas ce qui était le pire. C'était aller de charybde en Sylla.

M'aventurant entre les roches énormes et les dunes de sable orangé, je me glissai parmi les ombres. La tension qui m'habitait était à deux doigts de m'étrangler. J'avais beau inspirer, l'air semblait refuser obstinément d'atteindre mes poumons. Sans parler de mon cœur... Chaque battement semblait vouloir briser ma cage thoracique. J'avais mal. Si mal... La tension en moi allait finir par avoir ma peau avant mes poursuivants ! J'étais tellement sur mes gardes que le moindre bruit, le moindre mouvement dans mon champ de vision risquait de me faire détaler comme un lapin pris en chasse.

Ce que j'étais.

Sauf que l'on avait connu des lapins plus mignons.

Je me faufilai derrière un immense mégalithe, m'appuyant quelque seconde contre la roche dure pour souffler un instant. Malgré la chaleur étouffante du désert, mes vêtements me protégeaient assez des écorchures ou des brûlures.

J'avais pris l'habitude de me coucher habillée d'une façon pratique, qui me permettrait de me mouvoir facilement lorsque je me réveillais à Regana. Je dormais même avec mes bottes. Une fois, je m'étais endormie en cours et je portais une robe. Ça avait été la pire idée de toute mon existence. Heureusement pour moi, le prof m'avait réveillée avant que les jumeaux ne tombent sur moi. Même si après ça, il m'avait viré de son cours. De toute façon, j'étais trop fatiguée pour suivre quoique ce soit ! Et depuis, je n'avais plus jamais refait la même erreur.

La pause était finie. Il me fallait reprendre ma fuite. La grotte n'était plus très loin.

Soudain, un craquement me fit sursauter. Prudemment, je me tournais pour voir si quelqu'un approchait, derrière ma cachette improvisée. Mais le désert était toujours aussi vide. Ça n'avait été que le produit de mon imagination.

Voilà que je me mets à délirer !

Rassurée, je fis volteface, prête à rejoindre mon abri. Mais brusquement, emportée par mon élan, je me cognai contre quelque chose que j'identifiai aussitôt comme un poitrail humain. Sans pouvoir m'en empêcher, je laissai échapper mon traditionnel juron :

« Bordel de merde de...

— Que c'est charmant !

À l'entente de ce timbre chaud, un brin moqueur, un éclair me traversa toute entière. Je blêmis en reculant. Face à moi se tenait un jeune homme, peut-être un peu plus âgé que moi. Rien d'ailleurs n'aurait pu le différencier de la petite humaine que j'étais : une chevelure noire comme la nuit, noir corbeau, des traits orientaux légèrement fatigués, des vêtements ordinaires et des yeux violets arrondis sous le coup de l'étonnement. Minute ! Des yeux violets ? Ne te laisse pas déconcentrer Sam'. Ses yeux étaient loin d'être la chose la plus surprenante dans toute cette histoire. Car à l'exception des jumeaux, je n'avais jamais rencontré personne d'autre à Regana et ce, depuis plus de dix-ans...

Les jumeaux !

Je voulu m'enfuir mais l'inconnu me saisit brusquement le bras. Merde, il était terriblement fort ! Sa poigne me broyait littéralement le coude et je couinai de douleur. Impossible de m'en défaire. Sans compter ses doigts qui appuyaient sur mes plaies cicatrisées mais douloureuses. À la fois furieuse et effrayée par cette rencontre des plus inattendues, je m'exclamai :

— Qui êtes-vous ?

— Ça n'a pas beaucoup d'importance.

Je fronçai des sourcils et tentai de me dégager. En vain. Son emprise se raffermi tandis qu'il demandait, l'air le plus impassible possible, comme si nous n'étions pas perdus quelque part au milieu de l'enfer...

— Comment tu t'appelles, l'étrangère ?

Je n'avais jamais donné mon nom aux jumeaux. Si cet inconnu pensait que j'allai céder...

— Ça n'a pas beaucoup d'importance ! rétorquais-je, reprenant ses propres mots.

Un sourire étira les lèvres du jeune homme, comme si ma réplique l'amusait. Pour la première fois, il eut l'air presque humain, son rictus amusé mettant en exergue la jeunesse de ses traits.

— Pour une âme damnée, tu en as du courage. J'en conclue que tu n'es qu'une simple visiteuse pour le moment !

Une visiteuse... S'il entendait par là le fait que je ne venais que lorsque le sommeil me gagnait, alors oui. Mais sincèrement, j'avais visité des endroits plus charmants ! Et si on m'avait laissé le choix, j'aurais choisi de visiter d'autres lieux, comme le Taj-Mahal, la tour Eiffel ou encore Big-Ben. Et certainement pas l'enfer lui-même !

Un rictus déforma mes traits tandis que mon regard glissa sur ses doigts toujours fermement agrippés à mon bras. Son contact me perturbait légèrement. Alors que j'allais répliquer, la voix éraillée de Katrina résonna brusquement, nous poussant à nous retourner d'un même geste vers elle :

— Toi, là ! Bas les pattes ! C'est notre petite chérie.

Elle se tenait sur un rocher à une vingtaine de mètres, les mains sur les hanches et un air furieux sur le visage. À côté d'elle se tenait son frère qui semblait déjà amorcer sa métamorphose en chien, me toisant de son regard avide de violence. Merde ! Si l'inconnu ne m'avait pas interceptée et retenue, jamais ils ne m'auraient retrouvée si vite... Pour le coup, je le haïssais vraiment. Tant que je fus soudain prise d'une violente envie de le frapper, encore et encore, avec toute la hargne du monde, jusqu'à l'en faire saigner... Pour le faire souffrir autant que moi j'allais souffrir dans quelques instants.

Flûte ! Les jumeaux commençaient vraiment à déteindre sur moi !

Loin de se douter de mes pensées peu orthodoxes et charitables, le jeune homme se tourna vers moi et ricana, l'air pas le moins du monde impressionné :

— Tu dois vraiment être douée pour t'attirer l'attention des deux pires molosses de cet endroit.

Une vague d'indignation me parcourut. J'aurais aimé pouvoir crier que je n'avais rien demandé et qu'à choisir, j'aurais certainement préféré ne jamais mettre les pieds ici. Rien de tout cela n'avait été de mon fait ou de ma faute. J'aimerais vraiment qu'on le comprenne et qu'on cesse de tout ramener à un péché que j'aurais commis ! Mais je n'eus pas le temps de répondre et je dus ravaler l'amertume qui bouillonnait en moi, furieuse. Ma persécutrice reprit de plus belle, d'un ton bien plus sec et pressant, comme si cet homme la rendait nerveuse et qu'elle le craignait – et je n'avais jamais vu Katrina craindre qui que ce fut :

— Lâche-la ! Elle appartient au seigneur de Regana !

— Comme vous tous, répliqua avec nonchalance le mystérieux nouveau venu.

Elle tiqua, perdant patience.

— Bouge de là, créature maudite. Rends-moi ma petite chérie.

— Hors de question.

Cette fois-ci, Katrina fulmina. Son regard venait de se tinter d'un éclat cruel, sanguinaire. Pour ma part, je restai bouche bée. Wow, il parvenait à tenir tête à l'autoritaire jumelle des enfers ! Rien que pour cela j'étais admirative. Pourtant, je savais que tôt ou tard les jumeaux parviendraient à me récupérer. Cette nuit ou la suivante. Et toutes celles qui suivraient. Et ils ne seraient pas contents. Ils me le feraient payer. De la plus terrible des manières. J'angoissais d'avance. La panique me gagna à nouveau, gonflant dans mon cœur, comme un venin pernicieux, et je me débattis de plus belle dans l'espoir de fuir.

Mais l'homme réagit plus vite que l'éclair et me serra brusquement contre lui, dégainant une lame qu'il appuya contre ma gorge. Je me figeai aussitôt, paralysée. C'était comme si on venait de couler du béton dans mes veines. En même temps que son corps contre le mien, je sentis le froid du métal caresser ma chair, menaçante, en promesse de faire couler le sang. Mon sang. Je n'osai même plus respirer. Un grognement fou échappa à Morval qui était à présent un immense molosse dont les crocs dégoulinaient de bave. Je ne voulais sincèrement pas me retrouver avec le bras dans sa mâchoire. Pas encore une fois...

Katrina se pencha pour flatter la tête de son frère avant de dégainer son petit couteau. Non, non, lâchez moi ! J'irai avec eux... Plus je résisterais, plus je souffrirais... Mais la lame sous ma gorge m'empêchait de faire le moindre mouvement. Quoiqu'il arrive, j'étais foutue. Foutue pour foutue.

« Du calme, petite étrangère. Je ne te ferai aucun mal » murmura une voix, dans le secret de mon esprit, d'un ton conciliant et se voulant rassurant.

Je me figeai brusquement. Bordel, l'inconnu venait-il de me parler par...

« Télépathie. »

L'air me manqua soudain. Pourquoi ne me réveillais-je pas ? J'avais tenu suffisamment longtemps. Plus tout à fait lucide, je m'accrochai désespérément à un espoir fragile. Mon réveil sonnerait bientôt et je serais enfin libre. Je pourrais enfin échapper à cette situation catastrophique digne d'un film d'horreur.

« Nous ne sommes qu'au milieu de la nuit. »

Cette fois-ci un hoquet de stupeur m'échappa alors même que je ne pus m'empêcher de jurer, peu soucieuse des obscénités qui pouvaient m'échapper. Comment allais-je m'en sortir ? D'ordinaire, je parvenais à me cacher suffisamment longtemps pour que l'heure du réveil vienne assez vite et que la séance de torture ne dure pas trop longtemps... Mais désormais, il me semblait que les choses ne pouvaient que mal se passer. Lez jeune homme avait tout gâché ! Absolument tout ! Je le haïssais !

Pourtant, conservant son calme glacial, comme si tout était normal, le mystérieux inconnu effleura ma gorge toujours sous la menace de son arme, de ses doigts. Katrina, bien décidée à passer à l'attaque, ronronna à mon attention :

— Ne t'en fais-pas, petite chérie. Nous nous chargerons de lui puis ce sera ton tour.

— J'aimerais bien voir ça...

Le ricanement moqueur du télépathe suicidaire résonna dans le désert rouge. D'un grognement sec, la femme ordonna à son chien d'attaquer. Celui-ci aboya, menaçant comme pour prévenir une dernière fois. Mais avant que je ne comprenne quoique-ce soit, l'inconnu éloigna lentement son poignard de ma gorge avant d'embrasser ma tempe. Mon souffle se coupa alors même que tout mon corps s'embrasa instantanément. Je sentais son sourire narquois et moqueur contre ma peau. Il les provoquait ! Il les narguait ! L'imbécile !

— Nous nous reverrons bientôt Sam'. Je rentre dans le jeu. »

Son murmure me plongea dans l'incompréhension. Il connaissait mon nom ! Mais avant que je ne puisse réagir, il enfonça brusquement sa lame dans mon abdomen. Un spasme me parcourut soudain et un hoquet étrange m'échappa avant que je ne m'effondre au sol. J'avais l'impression qu'un feu vif me dévorait de l'intérieur, là où la lame s'était enfoncé en moi, et qu'on m'arracher les nerfs un à un. La douleur était déchirante. Ca brulait, ça piquait... C'était tout bonnement atroce ! J'avais mal, si mal...

Ma vue se brouillait, embuée par les larmes et obstruées par les taches sombres qui dansaient devant mes yeux. Ma conscience s'effilait, s'enfonçant dans un coton obscure. Cependant, avant de sombrer et de mourir – encore ! – j'eus le temps de voir l'inconnu repousser Morval avec violence et d'entendre sa voix dans ma tête :

« Au fait, je m'appelle Carmine. Ne me considère plus comme un inconnu.»

*

Je me redressai brusquement dans mon lit, en sueur et paniquée. Entre la cadence effrénée de mon rythme cardiaque et mon souffle saccadé, j'avais l'impression d'avoir couru un marathon infernal. Désorientée, je cherchai un point d'ancrage dans la réalité. Je m'agrippais à la couverture, aux formes sombres autour de moi, au gémissement lugubre du vent... Tout pour ne pas sombrer à nouveau... La lumière du lampadaire devant ma fenêtre projetait des ombres effrayantes dans ma chambre, comme des créatures qui tendraient leur griffe pour se saisir de moi, comme pour dire que jamais je ne pourrais échapper à l'étreinte glacée des ténèbres.

Alors que je prenais une profonde inspiration, un éclair de souffrance m'arracha un gémissement plaintif qui écorcha ma gorge. La douleur qui parcourait mon abdomen était insoutenable. Je ne pouvais même pas respirer sans souffrir. Fébrile, je relevai mon pull. Mon sternum était rouge et le moindre contact ravivait la souffrance. Pourtant je ne saignais pas.

La douleur physique se muait en supplice émotionnel. Les deux se confondaient et m'étouffaient, m'étreignant dans un étau d'affliction qui se refermait chaque fois un peu plus, me broyant entre ses bras cruels.

Pour la première fois depuis longtemps, je me roulai en boule et fondis en sanglot. Les spasmes déchiraient ma poitrine, diffusant cette douleur brûlante, lancinante qui me dévorait de l'intérieur. Je ne parvenais plus à retenir les larmes. Je ne parvenais plus à respirer. Chaque fois que je tentais de retrouver le calme, la force de l'élancement semblait me tirer plus bas encore. Alors, plutôt que de lutter, je me laissai emporter. Je me jetais à corps perdu dans la souffrance, mes sanglots redoublants d'ardeur. Ils semblaient monter du plus profond de mon être, saccageant tout sur leur passage, mon cœur, mes poumons, ma gorge... pour rejaillir sans contrainte, dans un flot tortionnaire, innarêtable. Mais je n'en avais que faire.

Après tout, personne ne me verrait. J'étais seule, éternellement seule, dans les ténèbres. Et je n'avais qu'une envie : que tout cela finisse pour de bon.

Mais jamais cela ne s'arrêterait...

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