Chapitre 32.
D'un pas hâtif, si rapide que je devais courir pour garder le rythme, nous redescendîmes dans les sous-sols du palais, guidés par la hargne féroce de mon compagnon qui émanait de lui comme un champ de force terrifiant.
La dernière fois que je l'avais vu dans un tel état, c'était lors de notre arrivée au palais. Lorsqu'il m'avait tirée des griffes de Katrina, hanté par sa folie vengeresse. Rien n'avait semblé pouvoir l'arracher à sa haine pour le ramener à la raison et lui faire voir que ses actions étaient déjà entachées par le mal. Aujourd'hui, j'avais l'impression de retrouver ce Carmine-là.
Un Carmine qui m'effrayait.
Parce qu'il était prêt à tout. Même à tout perdre.
Et je risquais d'en faire les frais. J'en avais déjà pâti. Je ne voulais plus avoir à revivre tout ça.
Même si je ne pouvais que trop le comprendre. Regana venait de démontrer une fois encore que rien ne l'arrêterait. Pour détruire la moindre lueur de bien chez son fils, il était prêt à recourir à la plus perverse des tactiques : détruire ses espoirs, détruire ce qui lui donnait une raison de se battre.
Que restait-il à un homme quand il n'avait plus aucun but dans son existence ? Que restait-il d'un homme ?
La seule chose qui me permettait de garder les idées claires, c'était le fait que cette femme que je venais de poignarder n'avait rien de réelle. Elle n'avait été qu'une illusion. Mais une illusion si réelle... Son sang me tâchait encore et le poids de l'athamé, attaché à côté de la dague que m'avait donnée mon compagnon, me rappelait sans cesse mon geste.
Un geste qui avait réanimé le souffle haineux, ardant et dévorant du télépathe.
Mon dieu, même si tout cela n'avait été qu'une simulation, il venait de me voir précipiter sa mère dans une souffrance éternelle. Lui qui ne poursuivait qu'un but, la venger, je venais de reproduire son pire cauchemar. Et ajouter à cela la torture mentale que lui avait infligé son père... Je n'osais imaginer son état. Un homme pouvait résister à beaucoup. Mais même dénué d'âme, il pouvait souffrir. Et Carmine souffrait. J'en étais certaine.
Je connaissais trop la douleur pour ne pas la reconnaître. La tension qui habitait les muscles du jeune homme et l'éclat tourmenté au fond de ses prunelles ne laissaient aucune place aux doutes. Son aura semblait plus sombre et l'air crépitait dangereusement autour de lui.
Agrippant son bras, je tirai dessus pour le forcer à s'arrêter et à me regarder. Ses iris améthyste vrillèrent les miennes avec tant d'intensité que je refrénai un mouvement de recul. C'était moi qui l'avais invité à se retourner. Mes lèvres s'entre-ouvrirent sans que je ne réfléchisse.
« Carmine, je...
Suis désolée. Mais j'étais incapable de formuler ces mots. Cela m'était impossible. Ils me brûlèrent la langue si vivement que ma voix mourut dans ma gorge. J'étais devenue aussi muette que la petite sirène, les sons se transformant en une écume sombre que les ténèbres emportaient.
Sans me quitter du regard, Carmine hocha lentement la tête. Il avait compris. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire sans joie et il se saisit de ma main. Ses doigts emprisonnèrent les miens avec une douceur qui contrastait avec la rage violente étirant encore ses traits.
— Ce n'était pas elle, murmura-t-il de sa voix rauque. Tu as fait ce qu'il fallait.
— Je sais, mais...
Quelque chose me dérangeait. Comme un cri du cœur qui gonflait, protestant, dans l'attente d'être exprimé. Je ressentais un pincement au creux de ma poitrine, une sensation désagréable. Je ne savais pas encore ce que c'était, mais ça se pressait au bord de mes lèvres.
Mon interlocuteur fronça des sourcils, surpris par mon soudain silence.
— Quoi ?
— Comment vas-tu ?
Je crois que ni lui, ni moi ne nous attendions réellement à la question qui venait de m'échapper. Il tressaillit et l'espace d'une fraction de seconde, le mauve de ses yeux s'assombrit un peu plus. J'avais l'impression que son esprit venait d'être attiré dans des limbes bien plus sombres, bien plus dangereuses, tandis que j'entrevoyais pour la première fois ce qui se cachait au fond de son être : un cœur brisé, déjà englouti par un océan de souffrances... Des souffrances qu'il avait endurées les vingt-quatre années qu'avaient duré sa vie. Je les devinais sans les connaître. Je les devinais et elle m'effrayait.
Personne ne vivait à Regana. On ne faisait qu'y survivre. Ou alors, on se laissait dévorer par le mal.
Une chose contre laquelle il avait lutté.
Mais aussitôt, Carmine rendossa son masque d'impassibilité et regagna sa nonchalance habituelle, cette nonchalance derrière laquelle il dissimulait tout ce qu'il pouvait ressentir, teintée de sarcasme et d'ironie.
— Attention petite diablesse, si tu t'inquiètes, on pourrait croire que tu ne me hais plus tant que ça...
— Tu ne te remettrais jamais d'avoir perdu mon indéfectible haine, rétorquai-je par reflexe, entrant dans son jeu.
Ses lèvres frémirent sous le fantôme d'un sourire. Mais je n'étais clairement pas dupe. Et je m'inquiétais réellement. C'était un sentiment étrange que le souci d'un autre que soi. Je n'y étais guère habituée. J'avais passé des années à ne m'inquiéter que de moi. Il n'y avait qu'ainsi que j'avais pu survivre. Et puis, je n'avais pour ainsi dire, rencontré personne d'autre à Regana que les jumeaux. Difficile d'apprendre à éprouver de la pitié.
Toutefois en cet instant, l'état psychique de mon compagnon me préoccupait véritablement. Et pas seulement à cause des sentiments confus et inexplicables qui existaient entre nous et qui rendaient sa douleur presque autant intolérable que la mienne.
— Carmine, tu dois être sûr de toi. Tu l'as dit toi-même, la dague est le mal incarné, au même titre que ton père. Et je m'en suis suffisamment approchée pour sentir son pouvoir. Si tu n'es pas stable là-dedans – soufflai-je en désignant son front – elle te détruira avant que tu ne t'en saisisses.
— Depuis quand es-tu devenue une experte en art occulte ?
— Depuis que ma liberté en dépend.
Ma voix avait sonnée monocorde toutefois mon ton ne dissimulait rien de ce que je voulais dire par là. Un éclair de compréhension traversa son regard, illuminant les nuages qui y régnait. Pourtant, il me semblait qu'il s'assombrissait encore. Il s'assombrissait tandis qu'il regagnait cette austérité glaçante, celle d'une vengeance qui n'avait que trop tardée.
Plus rien ne saurait l'arrêter. Je ne ferais pas l'erreur de me mettre en travers de sa route.
Pressant un peu plus ma main entre les siennes, il m'attira légèrement à lui. Envolé la douceur. Envolée la tendresse. Mais je m'accrochai à lui à mon tour. C'était une nécessité presque maladive pour moi, pour lui. Comme si nous étions deux ancres perdus en pleine mer. L'ouragan aurait tôt fait de nous balayer. Mais avant cela, Carmine gronda, sa voix vibrante résonnant jusqu'au plus profond de mon être :
— Mon père n'a que trop joué avec nos pires cauchemars. Il est temps de réaliser le sien.
La passion et la détermination qu'il mettait dans cette dernière déclaration était presque envoûtante. Elle empiétait sur ma volonté pour la faire sienne. Comme un élan, une vague dévastatrice contre laquelle on ne pouvait lutter... Et se laisser emporter était la seule chance de gagner.
Lentement, j'acquiesçai. Oui, il était temps.
Satisfait, il esquissa un rictus avant de lâcher mes mains. J'eus soudain froid. Troublée, je fourrai aussitôt mes poings serrés dans mes poches tandis qu'il se détournait pour reprendre notre route.
La dague nous attendait.
Et désormais, nous savions où la trouver.
Atteignant le bas des escaliers, nous nous engouffrâmes dans le corridor sombre. À nouveau, ce froid glaçant qui y régnait me saisit jusqu'aux os. Je grimaçai. Si tout le palais de Regana – voire Regana tout entier – empestait le mal et le vice, plus nous descendions dans les profondeurs, plus nous avancions dans ce couloir, plus la sensation d'approcher du cœur du mal se faisait pressante.
Et enfin la porte se dessina, se dressant devant nous, comme la dernière fois. Rien n'avait changé. La poignée dorée continuait de refléter l'éclat de la seule lampe éclairant ce maudit couloir. Je me crispai un peu plus me rappelant tout le désespoir qui m'avait emplie à son contact.
— À toi l'honneur, cher Carmine... susurrai-je innocemment à l'intention de mon compagnon.
Un instant, il se tourna vers moi, surpris par mon ton révérencieux et mielleux. Note à moi-même pour plus tard : me montrer gentille et conciliante réveillait la méfiance des gens... À croire qu'il ne m'arrivait jamais d'être aussi douce et délicate qu'un ange ! Face à ses sourcils haussés en une mimique intriguée, je rajoutai, haussant des épaules :
— Je ne toucherai plus cette poignée pour tout l'or du monde.
Une fois m'avait suffi.
Et après ce qu'il venait de se passer dans la salle du trône avec Regana, Carmine et sa mère, je craignais de n'être pas prête à affronter les voix à nouveau. Un nœud s'était formé dans ma gorge. Et même si je savais qu'il me faudrait bien m'aventurer derrière et peut-être entendre pire, je préférais retarder le plus possible l'inévitable. J'étais une lâche.
Le jeune homme hocha lentement la tête, sans ne rien dire. S'il percevait mes pensées, il n'en dit rien. Il était de toute façon bien trop tendu pour parvenir à plaisanter. Il le savait aussi bien que moi.
Derrière cette porte, se trouvait l'objet dont il avait toujours rêvé. Le moyen d'atteindre son ultime fin.
Il s'apprêta à s'emparer de la poignée. Mais un vif instinct s'empara soudain de moi. Je l'interceptai avant que ses doigts n'effleurent le métal.
— Oh et, Carmine...
Il se figea une fraction de seconde avant de se tourner vers moi, surpris.
— Oui ?
— Quoiqu'elles te disent, ne les écoute pas, soufflai-je en secouant la tête vivement de gauche à droite.
Un instant, ses sourcils se froncèrent et je me sentis un peu plus mal. Mais ses lèvres fines s'étirèrent en un léger sourire, presque imperceptible avant qu'il ne murmure, d'un ton confiant :
— Les ténèbres ne m'effrayent pas, petite diablesse. Je les côtoie depuis bien longtemps.
Ça, je voulais bien le croire. Il en était même le fils. Mais même lorsque l'on pensait avoir atteint le fond du gouffre, une nouvelle faille se révélait encore. Le néant était aussi vaste que l'univers et les ténèbres y avaient une place de choix. Elles en étaient les reines.
Refrénant l'angoisse qui grimpait en moi, tel un vicieux serpent, je soupirai.
— Méfie-toi tout de même.
Ma sollicitude parut le toucher une seconde fois. Un doux éclat s'était allumé dans son regard et il hocha lentement de la tête.
Avant que ses doigts ne se referment autour du bouton métallique. Comme lorsque je l'avais fait, un courant d'air frigorifiant se dégagea de l'espace fin entre la porte et le sol.
Un instant, Carmine se statufia, tous ses muscles se crispant, dégageant une nouvelle tension.
Son sourire se figea et l'étincelle s'éteignit, comme soufflée par un vent hivernal sans scrupule. Sourcils froncés, il semblait attentif. À l'écoute.
Il entendait les voix !
Que pouvaient-elles donc lui dire ?
Pour ma part, je n'entendais rien. Rien d'autre que les pulsations de mon sang dans mes veines et les battements affolés de mon cœur.
Petit à petit, une ombre se dessinait sur le visage de pierre du télépathe. Il semblait lutter, en pleine concentration. Un tourment qui m'était inconnu s'était emparé de lui, trahi par le pli qui s'était creusé sur son front.
Puis son expression parut revenir à la normal. Ses traits se détendirent et, malgré sa mâchoire encore un peu crispée, il semblait parfaitement maître de la situation.
Était-il parvenu à faire abstraction des voix ?
Il se tourna dans ma direction, aussi impassible qu'à son habitude, un masque de fer pétrifiant ses traits dorés. La détermination qui brûlait dans son regard en aurait terrifié plus d'un. Mais elle venait alimenter la mienne.
Il me tendit la main, m'invitant à m'en saisir.
— Prête à pénétrer dans le cœur même de Regana ? interrogea-t-il, d'un ton si ferme, si affirmé que c'en était fascinant.
Mais sa question me ramena brutalement à la réalité. Si j'étais prête ? Bien sûr que non. Une peur dévorante grondait en moi, puisant son énergie dans toutes mes craintes et mes appréhensions. Je devinais que derrière, nous atteindrions le centre de tout le mal, son origine. Ce fameux mal qui avait conduit à la naissance de cet enfer.
Mais c'était également en son cœur que nous trouverions la dague. Une dague grâce à laquelle mon compagnon pourrait détrôner et anéantir son père, avant de me libérer.
Alors, j'acquiesçai et mes doigts se glissèrent au creux de sa paume.
Carmine appuya sur la poignée, la déverrouillant.
La porte s'ouvrit dans un grincement abominable. Révélant derrière elle, des ténèbres si profondes, si noires qu'on n'y voyait rien.
Un souffle glacé s'en échappa, nous frappant de plein fouet.
Je tressailli, ma prise autour des doigts de mon compagnon se raffermissant. Je pressai tant sa main dans la mienne, mes ongles s'enfonçant dans sa paume, que je craignis même un instant de lui faire mal. Mais il ne réagit pas. J'avais l'impression que mes poumons s'étaient métamorphosés en pierre et que l'air n'y entrait plus. Dans mon esprit, un tas de questions se bousculaient, toutes plus vénéneuses que la précédente. Qu'y avait-il derrière cette pénombre qui semblait ne connaître aucune limite ? La dague y serait-elle réellement ? Quelle épreuve nous réservait encore Regana ?
Il n'y avait qu'un seul moyen d'en connaître la réponse.
Nous échangeâmes un dernier regard. Je m'abreuvais à la lumière de ses améthystes, à leur pureté, à leur beauté. Et à cet éclat dangereux qui les animait, poussé par la haine et la vengeance. Je m'en abreuvais et dans ma poitrine, ce lien si inextricable qui s'était tissé se fit plus douloureux. Une fraction de seconde plus tard, nos regards se lâchèrent alors que venions de prendre notre décision.
Avant de pénétrer dans le brouillard.
Nos mains se lâchèrent.
Car tout était devenu ténèbres.
Le noir.
Partout.
Un noir d'encre, un noir profond, un noir d'enfer.
Une obscurité sans frontière, qui s'étendait encore et encore. Sans la moindre once de lumière. Sans la moindre étincelle d'espoir.
J'avançai de quelques pas dans cette purée de pois pourris, sans voir où je mettais les pieds. Chose étonnante, malgré l'absence de lumière, je me distinguais pourtant parfaitement. Ce phénomène me laissait plutôt penser que nous évoluions dans une sorte de néant qui ne se caractérisait pas forcément par l'absence de lumière mais plutôt par la présence d'ombre. Cet endroit n'obéissait véritablement à aucunes règles physiques. Seul le mal dominait. Et c'était lui qui décidait.
Fébrile, j'errais, tentant de trouver ma voie dans ce nuage ténébreux. J'avais perdu la trace de mon compagnon à l'instant même où nos doigts s'étaient lâchés.
Maintenant que j'étais seule, je ne pouvais compter que sur moi-même pour m'en sortir. Quant à Carmine, je ne pouvais que prier pour qu'il résiste au mal et retrouve la dague. Mais qui prier quand nous étions condamnés en enfer ?
Un abattement profond s'empara de moi. Si je sortais de ces ténèbres, si je sortais de Regana pour enfin retrouver une vie normale... Le serait-elle réellement ? Qu'avais-je qui m'attendait de l'autre côté ? Rien de plus que ce qui m'attendait ici, hormis quelques fleurs et... ma mère. Et si à ma mort, je me retrouvais dans le troisième cercle ? Et si je ne m'y retrouvais pas ?
Et si nous ne nous en sortions pas ?
Je trébuchai soudain, rétablissant mon équilibre comme je le pouvais.
Surprise, je scrutai le sol à la recherche de ce qui m'avait faite trébucher. Mais il n'y avait rien. Rien hormis les volutes de fumée noire.
Foutues ténèbres !
Reprends-toi ma vieille ! me secouai-je intérieurement, exaspérée par mon moment d'égarement. Ce n'est pas la vérité. C'est simplement ce que le Mal voudrait te faire croire.
Il fallait que je retrouve mon compagnon. Nous ne devions pas nous laisser distraire par les petits jeux tordus de cet enfer. La dague était quelque part là-dedans, j'en étais certaine.
— Carmine ? appelai-je, le timbre éraillé par l'angoisse qui nouait ma gorge.
Le silence des ténèbres me renvoya les échos de mon pathétique appel. Avant d'être rompu.
Mais pas par la voix moqueuse de celui que j'appelais.
« Seule... résonna de nouveau ce sifflement sournois et mauvais en s'infiltrant dans mon esprit. Tu es entièrement seule.
Je secouai la tête pour chasser ces insinuations de mon esprit. Non. Elle avait tout faux. Je n'étais pas seule. Je n'étais pas seule ! Je l'avais longtemps cru. Mais ce n'était plus le cas. Carmine était quelque part, perdu dans ce brouillard lui aussi. Et j'allais le retrouver.
— Crois-tu véritablement qu'il tienne à toi ? Il est comme son père, un monstre. Il se sert de toi pour obtenir sa vengeance. Il ne tiendra jamais sa promesse. Tu finiras ton éternité dans une souffrance sans nom, abandonnée de tous, dénuée de tout amour. Car jamais tu ne seras aimée. Jamais tu ne seras libre. Tu ne quitteras jamais Regana. Tu es condamnée. Tu es une âme damnée.»
Mon cœur se serra dans ma poitrine tandis qu'une nausée me prenait véritablement. Ces insinuations perfides avaient marché une première fois. Elles avaient déjà réussi à me déstabiliser.
Mais paradoxalement, chacune de ses paroles avaient déjà eu le temps de faire son chemin. Et elles se heurtaient désormais à ma propre voix, cette petite voix si longtemps étouffées et qui refusait de rester muette plus longtemps.
J'esquissai un rictus narquois. Ce que le mal ne connaissait pas, c'était la foi, celle qui donnait confiance. Confiance aux autres mais aussi en soi. Et moi, j'avais confiance.
J'avais confiance en Carmine. J'avais confiance parce que ses intérêts se liaient aux miens, que nous poursuivions un but commun, un objectif pour lequel nous étions tous les deux prêts à tout et qui nous avait unis au départ. J'avais confiance parce qu'il était mon ami, le seul à m'avoir apporté une véritable aide, le seul, malgré ses trahisons et ses mensonges... mon seul repère à Regana. Et j'avais confiance parce que j'étais à peu près certaine que ces sentiments que j'éprouvais pour lui étaient réciproques : en témoignait, malgré tous ses défauts, ses élans passionnels qu'il ne maîtrisait pas toujours à mon encontre, cet éclat dangereux, cette violente douceur lorsqu'il me prenait la main. Il me suffisait de fermer les yeux pour sentir à nouveau la chaleur de son baiser, les étincelles de ses caresses... Je connaissais les dangers de ce que certains appelaient l'amour et de l'espoir qu'il apportait. Je n'étais pas certaine que ce fut ce que nous éprouvions. Mais la passion était là. Et c'était suffisant. Suffisant pour savoir que nous étions liés. Quoiqu'il arrive.
Mais surtout, j'avais appris à me faire confiance.
Désormais, je connaissais Regana. Désormais, je connaissais le mal.
Les voix jouaient avec mes pires peurs. Avec mes pires cauchemars. Mais j'avais décidé de surpasser le mien. C'était pour cela que j'étais là. Pour que mes nuits ne soient plus remplies d'horreur. Pour quitter enfin Regana.
Mon destin n'appartenait qu'à moi. Pas au Mal, pas aux jumeaux. Rien qu'à moi.
Et dans les ténèbres, une force invisible me servait de guide.
Malgré la peur. Malgré la douleur. Malgré la solitude.
Je ne savais pas où était Carmine. Mais je sentais où étais la dague.
Alors, même à l'aveugle, j'avançais dans ce brouillard infernal, chaque pas m'approchant plus encore de notre objectif. Je n'étais plus loin du tout, j'en étais certaine.
Méfiante, je m'attendais tout de même à voir surgir une nouvelle menace. Les ombres recelaient de danger et maintenant que les voix avaient échoué, je ne savais pas ce qui pourrait encore me tomber dessus. Sur mes gardes, je progressai.
Soudain, une main glacée se referma autour de mon bras.
Mon cœur fit un bon gigantesque dans ma poitrine alors que je sursautai brutalement. Un cri de stupeur failli m'échapper avant que je ne reconnaisse les yeux mauves de Carmine, scintillant dans le noir. De justesse. J'avais déjà dégainé la dague qu'il m'avait donnée.
— Bordel, tu m'as fait peur ! feulai-je, mi-furieuse, mi-heureuse de le retrouver.
Il se contenta de m'offrir un rictus moqueur, son regard mauve me scrutant avec attention. Surprise par son absence de pique glaçante, je ne pus m'empêcher de m'enquérir :
— Tout va bien ?
Le télépathe haussa des épaules.
— À côté de ce que m'a fait subir mon père, ces jacasseries stupides ne me feront rien.
— Un jeu d'enfant, ricanai-je.
Il acquiesça. Le rictus cynique qu'il esquissait était celui d'un homme satisfait, usé et habitué au mal. Ses doigts glissèrent de mon bras jusqu'à mon poignet, laissant une trace ardente derrière leur passage.
— Peux-tu nous servir de guide dans ces ténèbres ? interrogea-t-il, son timbre déraillant un peu.
Sa nervosité et son impatience trahissaient à quel point nous étions proches. Là, perdu au cœur de l'enfer, il laissait tomber son masque d'impassibilité pour laisser place à ses vraies émotions, sans plus aucun filtre.
Je hochai la tête de haut en bas.
Oui, je pouvais.
M'emparant de sa main, me concentrant sur le lien qui me reliait à la dague, je l'attirai derrière moi. Nous avançâmes dans les ténèbres, sans plus craindre aucune rencontre. Le point de contact entre sa peau et la mienne était brûlant. Il diffusait dans mon être entier une énergie folle, accompagnée de picotements qui n'avaient rien de désagréables.
Et lorsque l'intensité du lien fut telle qu'elle m'envahit toute entière, surpassant jusqu'à la plus forte des émotions que j'aie pu ressentir, je sus que nous étions arrivés. Je me figeai, mon souffle se coupant net dans mes poumons, tandis qu'une vague incandescente me parcourait. Une vague de soulagement.
Elle était là !
Telle Excalibur, elle était figée dans une sorte de réceptacle. Seul la garde dépassait, ciselée de manière assez particulière, dans des lignes sombres. L'arme dégageait une étrange lumière mauve, éclairant autour d'elle. Je sentis un immense poids m'écraser. Mais ça n'avait plus rien de négatif.
Mon compagnon me lâcha pour s'avancer vers elle, d'un pas raide, presque mécanique, comme s'il était hypnotisait. Plus crispé que jamais, ses yeux scintillaient d'un éclat vivifiant. Lentement il tendit la main vers l'objet de tous ses désirs.
Au moment où ses doigts se refermèrent sur la manche de la dague, il y eut comme un tremblement de terre. Le brouillard noir fut parcouru d'une onde, animé par une force inconnue. Avant qu'une nouvelle bourrasque plus puissante encore ne parcoure l'endroit. Je reculai d'un pas, stupéfaite. Dans ma poitrine, j'aurais juré que mon cœur avait presque cessé de battre. Les volutes de fumées se rassemblaient au-dessus de notre tête jusqu'à se condenser en un nuage obscure, dévoilant le reste de la pièce, une immense crypte circulaire. Puis soudain, elles se précipitèrent vers Carmine.
Le jeune homme eut un mouvement de protection, levant par reflexe son poing encore serré autour de la garde. Un sifflement insupportable résonna, dépassant en intensité le plus puissant des acouphènes. Par reflexe, je portai mes mains à mes oreilles, me pliant presque en deux, les paupières pressées dans l'espoir de me protéger de cette agression mentale. J'avais l'impression qu'on torpillait mon crâne et que cette déflagration allait finir par me transpercer. J'avais mal, si mal... Comme si on mettait le feu à mon esprit. Je n'étais plus capable de penser.
Jusqu'à ce que le sifflement ne se tarisse. La douleur reflua, lentement, avant de disparaître, laissant simplement l'étrange impression d'avoir percuter un rocher. Dans ma poitrine, mon cœur battait si fort que c'était comme s'il voulait se libérer de sa prison d'os.
Carmine !
Le souffle encore court, l'inquiétude se déversant dans mes veines en flot furieux, je me redressai. Avant de me pétrifier, la stupéfaction prenant le pas sur tout le reste.
— Oh merde... »
Autour de nous, tout était clair, comme en plein jour : les murs, les colonnades... Il ne restait rien du brouillard infranchissable qui y régnait l'instant d'avant. Toutes les ténèbres avaient été aspirées par la dague.
Une dague que Carmine brandissait.
Nous l'avions trouvée !
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