Chapitre 3.

« Comment faites-vous pour que vos lys soient si éclatants ? Les miens sont ternes... se lamentait un client qui bavardait depuis dix bonnes minutes déjà.

Je taillais les feuilles du bouquet que je composais, écoutant distraitement ses constats et ses déclarations.

Et blablabla !

Au milieu des astrantias et des lisianthus, les petits boutons de roses blancs se mêlaient parfaitement à la couleur nacrée des fleurs royales. La composition florale, destinée à orner une table de mariage, commençait à prendre forme et représentait un bien meilleur centre d'intérêt que les mots vides de sens de mon interlocuteur. Je ne tirais véritablement aucun plaisir des interactions avec les autres. Ce qui pouvait se comprendre par le fait que les seules véritables relations que j'avais dans ma vie étaient celles qui m'unissaient à mes bourreaux. Je recevais trop de souffrance d'autrui. Je voulais juste qu'on me laisse un peu tranquille.

Malheureusement pour moi, ce monsieur, qui était un habitué de la boutique, dans son costume-cravate noir, semblait n'avoir rien d'autre à faire.

Ce fut M. Béranger qui vola à mon secours.

— Ce fut un plaisir de vous voir monsieur, mais c'est la pause déjeuner et mon employée a encore beaucoup de travail, s'exclama-t-il avec bonhomie.

Son ton était si conciliant, si généreux que le client ne put faire autre chose que lui sourire.

— Merci pour le bouquet. Bonne journée !

À mon grand soulagement, ce pauvre homme quitta enfin la boutique, une dizaine de pivoine dans les bras. Je ne battais clairement pas des records d'amabilité. Mais il ne fallait pas m'en vouloir ! J'étais trop extenuée pour faire fructifier ma part sociale déjà inexistante. Rien qu'à l'idée de parler, de devoir fournir une réponse, je sentais ma langue s'engourdir. Un brouillard flottait à la lisière de mon esprit depuis un bon moment. Si je n'étais pas dans le meilleur endroit sur terre à mes yeux, je me serais sûrement roulée en boule dans un coin dans l'espoir qu'on me laisse en paix.

Il n'y avait que la présence des fleurs qui me donnait le courage d'affronter la journée et d'accueillir les clients.

Des fleurs et de mon patron, qui me scrutait maintenant avec attention, les poings sur les hanches.

— Je ne plaisantais pas, finit-il par me glisser avec douceur. Il est temps de déjeuner. Et je ne veux pas qu'on m'accuse d'exploitation.

Je sentis peser sur moi son regard inquiet. Il était évident que mon aspect épuisé ne devait pas le rassurer tant que ça. Mais cette sollicitude me gênait plus qu'autre chose. Face à sa mine sévère, je mimais le salut militaire avant d'aboyer :

— À vos ordres chefs !

Ses lèvres arborèrent une grimace faussement courroucée et je m'échappai de justesse en direction de l'arrière-boutique sans que son rire mal dissimulé ne m'échappe.

Assise sur un caisson vide, je scrutai le sandwich dans mes mains.

Je l'avais préparé moi-même. C'était un simple bout de pain avec un concentré des restes que j'avais pu trouver dans mon frigo. Théoriquement, il était assez consistant pour me servir de bon repas digne de ce nom.

Mais je n'avais pas faim.

Voilà le problème.

À l'idée d'ingurgiter quoique ce soit, mon estomac se révulsait. Pourtant, petite et maigrelette comme je l'étais, manger ne me ferait clairement aucun mal. Mais j'avais l'impression que cela ne ferait que m'alourdir un peu plus.

Pire encore : lorsque l'on était rassasié, lorsqu'on avait bien mangé, le corps appelait plus souvent au sommeil. Au moins, un estomac vide pouvait empêcher de s'endormir. Quoique... Cette excuse pouvait se révéler à double tranchant puisque l'état de faiblesse poussait également à se reposer.

Je poussai un soupire profond. Ma gorge était nouée et j'avais l'impression que le nœud s'étendait le long de mon œsophage... Pourtant, je me forçai à croquer une première bouchée. Aussitôt la saveur du pain et des tomates chatouilla mes papilles. Je ne pus m'empêcher de frémir d'un semblant de bienêtre. Malgré tout, manger était un réconfort. Et ce, même si je peinais à déglutir, l'angoisse permanente qui étreignait mon corps obstruant la route.

Alors que je parvenais à la dernière bouchée, après un effort qui me paraissait insurmontable, M. Béranger débarquait dans l'arrière-boutique, les mains dans son dos. L'éclat amusé et taquin dans son regard me mit tout de suite la puce à l'oreille. Ravalant mon inquiétude, je le regardai s'approcher. Il gardait toutefois ses distances. Au fil des années il avait compris que je haïssais toute forme de contact qui ravivait un peu trop les plaies le long de mon corps.

— Je peux quelque chose pour vous ? m'enquis-je, d'une voix mal contrôlée.

— Dis-moi, Samaëlle... C'était ton anniversaire il y a peu, n'est-ce pas ?

Mon anniversaire !

Bien sûr que je ne l'avais pas oublié. Comment le pourrais-je ? C'était également l'anniversaire de ma première nuit à Regana puisque j'avais été morte puis ressuscité dans la même journée. Une journée maudite. Mais comme dire à ce brave homme que rien qu'à l'idée de mon anniversaire, tout mon être se révoltait ?

De plus, il s'en était souvenu !

Alors, lentement, je hochai de la tête, esquissant un faux sourire que j'espérais convainquant.

Ses lèvres s'étirèrent encore plus alors qu'il semblait réellement ravi.

— J'ai un cadeau pour toi.

Il me semblait que mon cœur cessa de battre tandis que je le fixai abasourdie.

Un... Quoi ?

Avant que je ne puisse répondre il me tendit un paquet, maladroitement enrubanné. Au moins fus-je toute aussi maladroite lorsque je défis le paquet, découvrant alors un livre assez ancien, vraiment magnifique. Stupéfaite, je restai quelques secondes sans bouger, sans parler... ni même respirer. Mes yeux déchiffraient le titre écrit en jolies lettres dorées.

Les bucoliques, Virgile.

Je dus me secouer mentalement pour réussir à bégayer, luttant contre les picotements qui me gagnaient et ma vue qui se brouillait :

— Merci beaucoup ! C'est... c'est...

Trop. Trop gentil.

Dans ma poitrine, mon cœur se serra sous le coup de l'émotion. Je serrai le livre contre moi, tentant de refouler le malaise qui grandissait, nouant ma gorge. J'avais mal, si mal... Mal qu'il puisse être si bon, mal qu'il ait pensé à mon anniversaire, mal qu'il soit le seul proche à pouvoir me le souhaiter... J'avais mal et j'aimais cette douleur. J'aimais le fait qu'il me rappelle que je n'étais pas complètement seule. Il tenait à moi. Et je souffrais du contraste entre le bien que cela me procurait et le mal du souvenir qu'à côté du Jardin d'Eden, tout était néant.

— Ce n'est rien ! me sourit tendrement M. Béranger, ses yeux pétillant de joie. Je sais que l'école et toi, ce n'était pas une histoire d'amour mais il pourrait peut-être t'intéresser. Je l'ai trouvé chez ma sœur.

Les cours de littérature avaient été les seuls que j'avais à peu près suivi, notamment parce qu'il tombait après la pause déjeuner et que j'avais eu le temps de m'enfiler deux cafés. C'était l'heure de la journée à laquelle j'étais la plus éveillée.

Notre professeur enseignant également le latin, elle avait tenu à ce que nous étudions les poètes de l'antiquité.

Virgile ne m'était pas inconnu.

C'était vraiment trop de gentillesse et d'attention. J'y étais si peu habituée que je me demandais un instant si on pouvait mourir d'émotions. J'étais incapable de décrire cet élan de reconnaissance qui me gagnait et broyait mon cœur sans scrupule. Je ne pus que remercier encore, avec toujours plus de maladresse, le vieil homme.

Pour une fois, l'idée de fêter mon anniversaire me parut moins douloureuse. Ça me ferait au moins une lecture pour retarder le sommeil cette nuit !

Je glissai le livre dans mon sac avec précaution. Je ne voulais pas l'abîmer.

À la fin de la pause déjeuner, encore troublée, je retournai à la composition de mes bouquets de mariage. La cérémonie était le lendemain, il fallait que je termine absolument.

Malgré la fatigue, je ne pouvais pas me permettre de causer des problèmes à mon patron. Je m'y refusais.

Tout en travaillant, taillant les épines et les feuilles qui dépassaient, j'essayai d'imaginer M. Béranger avec sa famille. C'était un homme discret quant à sa vie familiale, il en parlait très peu. Toutefois, j'avais cru comprendre qu'il n'avait pas eu d'enfants et que ses frères et sœurs représentaient tout à ses yeux. Ils étaient très unis et s'entre-aidaient beaucoup. J'avais rencontré une fois sa sœur lorsqu'elle lui avait rendu visite. C'était il y a deux ans aussi n'avais-je pas fait attention. Mais elle m'avait paru très aimable.

Le genre de femme si généreuse, si souriante, si parfaite qu'elle vous en donnait des envies de meurtres. La jalousie était un péché. Mais je n'étais plus à ça près. Mon âme était déjà damnée après tout.

La notion de famille m'était assez abstraite.

Je n'avais que ma mère. Oh, nous avions formé toutes les deux un véritable duo mère-fille pendant des années : elle avait véritablement pris soin de moi et nous avions été très proches. Puis tout avait dégénéré. Et à présent, son absence s'était fait si grande qu'elle ne s'équilibrait plus du tout par les moments où elle avait été présente.

Elle avait par ailleurs coupé les ponts avec tout le reste de la famille, tant de son côté que de l'autre. À moins que ça ne soient eux qui aient coupé les ponts ? Je n'étais pas tout à fait sûre. Mais je ne connaissais rien d'eux. Pas même leurs noms.

Quant à mon père et bien...

Il n'avait jamais été là. Je ne savais rien de lui. Absolument rien. Maman n'en parlait pas. Jamais. Je devinais qu'elle l'avait vraiment aimé. J'ai quelques souvenirs de ses réactions lorsque je lui posais des questions. J'étais alors petite, aussi, les images étaient-elles floues mais je me rappelai très bien des larmes dans ses yeux qu'elle détournait chaque fois que l'on évoquait mon géniteur. J'étais même tombée, une fois, sur une photo d'eux. Ils étaient beaux. Ils avaient l'air de vraiment s'aimer.

J'avais pu dès lors constater que je ressemblais énormément à ma mère et absolument pas à mon père. Il n'y avait quasi rien que je tenais de lui hormis la forme de mes oreilles.

La photo avait disparu et je ne l'avais plus jamais trouvée. La seule image que j'avais de lui était celle-ci, gravée à jamais dans mon esprit sous l'aspect d'un homme grand, malingre mais souriant.

Était-il un lâche qui nous avait abandonné ? Qu'était-il devenu ? Était-il seulement encore en vie ?

Je n'en savais rien. Et je m'en foutais un peu à vrai dire. J'avais d'autres chats à fouetter. Ou plutôt, d'autres démons...

Et puis, je pouvais presque comprendre le pauvre homme. Ma mère était fervente croyante en une force supérieure qu'elle appelait le Mal. À sa place, j'aurais aussi pris la fuite, de peur de servir de sacrifice lors d'un rituel obscur.

Cette dernière pensée me laissa un arrière-goût d'amertume et de rancune au fond de la gorge que je noyais aussitôt avec une gorgée de café brûlante. Le liquide brun coula jusqu'au fond de ma gorge, diffusant sa chaleur dans mon être tout entier.

Mon poison adoré...

Je ne voulais pas gâcher le délicieux jus de grenade qui m'attendait au fond de mon sac. Je préférais plutôt m'attaquer au mug qui m'attendait sur le comptoir, au milieu des feuilles coupées et des pétales abîmés que j'avais dû ôter. Toutefois, j'étais consciente que le café ne faisait pas des miracles. Il y avait toujours, à l'arrière de mon crâne, ce poids qui pesait ; la menace du sommeil et de la fatigue planait, engourdissant mon être, me ralentissant dans mes gestes.

L'esprit embrumé je ne pouvais me concentrer que sur ma tâche. Ce qui m'arrangeait finalement. Au moins ne pensais-je pas à autre chose et surtout, pas à ma famille ou à Regana...

Cela me prit une bonne partie de l'après-midi. Une douzaine de bouquets reposaient désormais dans des pots remplis d'eau et je finissais de réarranger les derniers détails, effleurant les corolles colorées à la recherche de la moindre imperfection qu'il faudrait corriger.

La douceur des ovales pâles sous mes doigts, dégageant des parfums enivrant.

J'en vins à fermer les yeux. Si j'y croyais suffisamment, les pétales devenaient un baume pour recouvrir mes plaies et atténuer la souffrance. Contrairement aux épines qui meurtrissaient mes mains, ils apaisaient la brûlure continuelle qui pulsait sous mon épiderme et ce n'était plus seulement la douleur physique qu'il soulageait. C'était également celle du cœur.

Celle de mon cœur qui gonflait, gonflait, prêt à exploser, comprimé entre mes côtes qui formaient une prison d'acier.

— Et bien, et bien ! retentit soudain la voix de mon patron derrière moi. Que de jolis bouquets ! Ma parole Samaëlle, tu es une véritable déesse du printemps !

Le compliment parvint tout juste à transpercer la torpeur qui s'était emparée de moi. Je clignai des paupières, revenant lentement à la réalité.

Une déesse du printemps ?

Si Perséphone existait, elle enragerait sûrement de se voir comparer à une petite chose comme moi. Et les déesses n'étaient pas connues pour leur générosité envers celles qui osaient se comparer à elle...

Mais à ma connaissance, l'enfer n'était pas gouverné par une déesse. Loin de là... Et ce qu'on y trouvait était autant voire plus terrifiant qu'elle. Démons, monstres, âmes damnées...

La brûlure lancinante qui ne lâchait jamais mon corps se fit plus forte, léchant ma patience et ma raison, alimentant la haine et la douleur qui grondaient au fond de mon cœur. Je me repliai légèrement sur moi-même.

Si M. Béranger s'en rendit compte, il ne dit rien. M'accordant simplement un sourire, il frappa dans ses mains.

— C'est parfait pour aujourd'hui. N'oublie pas ta bouteille de jus avant de partir.

Je le remerciai dans un grognement avant de filer récupérer mes affaires. Sur mon épaule, mon sac pesait plus lourd. Mais c'était un poids qui ne m'était pas difficile à porter. C'était le poids du livre qu'il m'avait offert, de son cadeau qui l'espace de quelques instants annihilait la douleur pour remplir mon cœur d'une douceur inespérée.

— Bonne soirée m'sieur !

— Au revoir » me répondit sa voix par-dessus le tintement de la clochette.

Dehors, la nuit commençait à tomber lentement, les feux du crépuscule dévorant l'azure. Encore une journée qui se finissait.

En route pour rentrer chez moi, je passai comme à chaque fois devant le petit cinéma de la ville. Il s'agissait d'un bâtiment assez ancien mais assez chaleureux. J'y étais allée plusieurs fois avec le collège. Derrière, il y avait un terrain vague, à côté duquel je croisais parfois David. Le jeune homme me saluait toujours lorsqu'il me voyait passer, l'air tout autant déchiré qu'au matin. Ces saluts me donnaient l'étrange impression de n'être pas tout à fait coupée du monde. Il y avait toujours quelqu'un pour me reconnaître... Même si ce quelqu'un était mon voisin et qu'il avait de gros problèmes d'addiction...

Je n'étais pas une fane du cinéma. Les fauteuils bien trop confortables ne m'aidaient pas à rester éveillée. En revanche, regarder un film occupait l'esprit et pouvait permettre d'écourter les nuits. À condition qu'il ne soit pas trop ennuyeux.

D'aussi loin que je m'en souvenais, le film qui m'avait le plus marquée était le Magicien d'Oz. Je n'irais pas jusqu'à dire que je l'appréciais ; il était vieux et l'histoire n'avait rien d'extrêmement passionnant, de mon point de vue.

Mais il y avait dans cette Dorothy perdue à Oz quelque chose qui me rappelait ma propre situation. Certes, je ne trouvais sur ma route ni épouvantail, ni lion, ni homme de fer, ni méchantes ou gentilles sorcières et encore moins de magicien tout puissant. Pas de Toto non plus.

À la place j'avais à faire à Morval et à sa timbrée de sœur.

J'étais moi aussi projetée dans un autre univers dangereux que je désirais absolument quitter. Mon propre monde d'Oz, bien moins beau, bien moins intrigant que la cité d'émeraude. Et l'eau n'était pas ce qui allait me permettre de me débarrasser de Katrina. Je doutais même qu'une telle chose était possible.

La démone était un calvaire, un cauchemar, un silex sous ma semelle. Elle infligeait tant de souffrances que je me demandais parfois si elle possédait un cœur. Mais tout en elle n'était que mal et ténèbres. Comme en son jumeau. Rien qu'en pensant à elle, je sentais un venin amer s'engouffrer dans mes veines jusqu'à emplir mon cœur de haine et de peur. Un mélange pestilentiel. Je m'écœurais pour ça...

Au moins, Dorothy m'amusait. Naïve et entêtée, elle était suffisamment cruche pour suivre une quête lancée par un imposteur alors qu'elle avait sur elle dès le départ le moyen de rentrer chez elle.

Je devais au moins concéder qu'elle avait un courage que je n'aurais pas forcément à sa place.

C'était peut-être pour cela qu'à terme, Dorothy avait eu sa fin heureuse. Mais s'il fallait être réaliste et voir la vérité en face, les fins heureuses ne duraient jamais. Encore moins lorsque l'enfer existait et que notre âme y était condamnée.

Chaque matin résonnait comme un retour à la réalité. À un monde moins brutal, humain... Mais les nuits sonnaient la fin de cette douce pause. Réalité et rêve se mélangeaient. La trêve ne durait jamais.

Clap, clap, clap.

Les talons claquaient.

Retour au pays d'Oz.

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Hey ^^ comment allez-vous ?

J'espère que ce début de roman vous plaît ! Pour le moment c'est un petit peu lent mais au prochain chapitre, les choses vont véritablement commencer 😇

À mercredi prochain^^

Aerdna.

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