Chapitre 25.

Au bout d'un certain temps, la situation avait semblé reprendre un cours plus normal. L'intense douleur que j'avais éprouvé au point de vouloir m'arracher le cœur s'était atténuée et j'avais recouvert des plaies qu'il me restait de mon passage entre les griffes de Katrina. J'avais récupéré suffisamment de forces pour me lever du lit et récupérer mes vêtements. Pendant ce temps, Carmine s'était également redressé sur le matelas et semblait réfléchir, un pli sérieux s'étant formé entre ses deux yeux.

En me rhabillant, je ne pus m'empêcher de me remémorer la sensation de ses mains et de ses lèvres sur mon corps. Mes joues me picotèrent tandis qu'une douce chaleur se répandait dans mes membres. J'avais encore du mal à réaliser tout ce qu'il s'était produit. Nous nous étions embrassés. Et pas qu'un peu... Le baiser s'était littéralement enflammé. Je dus me faire violence pour ne pas rougir. Non pas que j'étais timide ou impressionnée. Mais je n'en revenais pas vraiment. Il fallait dire que quelques instants avant que nos lèvres se rencontrent, j'étais partagée entre mon envie de lui arracher ses yeux ou sa langue. J'avais bien cru que nous allions nous battre.

Au lieu de quoi...

Je l'avais laissé m'ôter mes vêtements pour voir toutes mes cicatrices et la situation avait adopté un tournant très inattendu. Comment expliquer que je me sois autant laissé aller ? Qu'en sa présence, j'acceptai autant de me mettre à nue ? Que même après sa trahison, je continuais à ressentir cette étincelle vivifiante entre nous ?

Toutefois, malgré tout, malgré cette étincelle, je n'oubliais pas qu'il m'avait en grande partie menti et manipulée pour que je le conduise ici. J'avais cru comprendre qu'il s'était attaché à moi mais si ça n'avait pas été le cas, alors il m'aurait très certainement abandonné aux griffes de Regana sans la moindre pitié... Et cette idée tordait mes tripes et laissant un arrière-goût amer au fond de ma bouche.

C'est faux, il avait promis de libérer mon âme s'il réussissait.

Peut-être que ça avait été un mensonge ça aussi ?

Que croire ?

Après notre indéniable rapprochement précédent j'étais totalement perdue. Toute la colère, toute la haine que je ressentais à son égard s'étaient endormis. Comment pourrais-je le haïr quand il était le seul sur lequel je pouvais me reposer ?

Je ne pouvais m'empêcher de le détailler du coin des yeux.

Ses prunelles améthyste fixaient un point devant lui. Un pli s'était formé au coin de ses lèvres, vieillissant quelques peu son visage, lui conférant une certaine amertume. Il semblait soucieux. Ses cheveux bruns en batailles tombaient sur son front. Pour la première fois, je lui trouvai un air fatigué, presque las. Pourtant, cela n'enlevait rien à sa mine marquée profondément par la colère et la soif de vengeance.

Plus je l'observais, plus je devais me rendre à l'évidence. Mon compagnon ne ressemblait en rien à son... père, si ce n'était leurs regards perçant. Son teint doré et ses traits doux contrastaient avec la froideur et la dureté de ceux du mal incarné.

Je peinais encore à croire qu'il s'agissait là de l'homme qui m'avait entrainée droit dans l'antre du mal sans la moindre vergogne. Était-ce là le visage d'un tueur, d'un menteur, d'un manipulateur ?

Qui es-tu Carmine ?

Je croyais toucher la réponse du bout des doigts.

« Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ? finit par ricaner le jeune homme en posant sur moi son regard curieux alors que je remontais mon pantalon le long de mes cuisses.

Prise sur le fait – mais il me fallait avouer que je ne cherchais pas non plus à être discrète – je réagis au quart de tour, ne retenant rien de la question qui se bousculait au bord de mes lèvres :

— Qu'est-ce qui est vrai, dans tout ce que tu m'as raconté ?

Mon interrogation parut le surprendre. Il haussa un sourcil avant de dévoiler ses dents dans un rictus presque compréhensif.

— Presque tout. Je n'ai pas menti, j'ai simplement omis des faits.

Je levai les yeux au ciel, peu impressionnée par sa réponse :

— Désolée mais ce n'est pas cette nuance qui changera le fait que tu m'aies manipulée.

Il se contenta de sourire face à ma pique. Je désespérai d'un jour recevoir une réponse honnête de sa part. Résignée, je soupirai. Tournant sur moi-même, mon regard balayant la chambre de Carmine, je cherchai où apercevoir mon reflet. Je le rencontrai sur la vitre de la seule fenêtre qui éclairait la pièce. Je grimaçai. Diable, que j'étais laide... Mes joues étaient creuses, mes cernes plus grossed que jamais et des hématomes fleurissaient sur ma peau à certains endroits. Sans parler de mes cheveux roux, plus emmêlés qu'un buisson de mauvaises herbes.

Toute à ma contemplation pathétique, je sursautai presque lorsque le timbre chaud du télépathe s'éleva derrière moi, sur un ton pensif mais vacillant :

— Ce que je t'ai dit sur ma mère était vrai.

Je fis aussitôt volte-face pour rencontrer son regard violet. À ma grande surprise, j'y décelai une forte émotion. Carmine pouvait bien afficher le masque le plus imperturbable, lorsqu'il s'agissait de sa mère, il semblait plus humain que jamais. C'était comme si son armure d'orgueil et de raillerie n'était pas assez puissante pour dissimuler la profondeur de son chagrin. Il ne l'avait presque pas connue et pourtant, il était plus attaché à elle qu'à quoique ce soit en ce monde. Pour moi qui haïssait presque ma propre mère, la force de ce lien était inédite, bouleversante. Je ne pouvais pas l'ignorer. Tout comme je ne pouvais pas ignorer l'ombre noire qui grignotait la lumière de ses yeux, révélant l'intensité de la noirceur qui régnait en son cœur.

Toutefois je ne pus m'empêcher de grimacer et de rétorquer, me souvenant de tout ce qu'il m'avait raconté à son sujet et à propos de la succession du trône des enfers :

— Tu m'as dit que Regana et son fils étaient responsables de sa mort...

— Et c'est vrai, mon père l'a tuée.

— Mais tu es son fils, son héritier... protestai-je.

À ces mots, il se raidit un peu plus. Un éclat rougeoyant s'alluma dans son regard, comme cette fois où il avait fait appel à ses dangereux pouvoirs. Mais la braise fut aussitôt soufflée et ses traits s'affaissèrent. Après la moquerie, la haine furieuse, voilà que son visage abordait une expression que je ne lui avais jamais vue.

De la culpabilité !

D'une voix atone, il ricana :

— C'est aussi en parti de ma faute si elle morte. C'est parce que je suis né qu'il l'a tuée. Je l'ai tuée.

Ce qui me stupéfia le plus dans cette dernière phrase c'était la force qu'il y mettait. Il y croyait. Véritablement. Il culpabilisait. Il se pensait réellement responsable du trépas de sa mort. Et peut-être était-ce ce que lui avait répété son père durant des années.

Tout ceci me frappa de plein fouet, réveillant en moi un sentiment que je n'avais que très peu ressenti au cours de ma vie, trop centrée sur mes propres problèmes que j'étais : de la compassion. J'avais de la peine pour lui. Sincèrement. Je restai debout, à le dévisager, muette de stupeur. Et lui ne me regardait. Pour un peu, j'aurais presque pu croire qu'il fuyait mon regard.

Puis je me rappelai ses confessions dans le desert gelé et les dernières phrases qu'il avait laché.

« Ils ont assassiné ma mère, ils l'ont détruite, entièrement. C'est de leur faute. C'est de m... sa faute. »

« C'est de ma faute. » C'était ce qu'il avait voulu dire.

Je ne l'avais pas compris jusque-là, mais toute cette haine dirigée envers le prétendu héritier de Regana, c'était en fait envers lui qu'il la nourrissait. Il se haïssait partiellement pour cette culpabilité, pour ce crime qu'il s'inculpait. Je le voyais maintenant.

— Bon sang ce que tu peux être con... soupirai-je, serrant le poing.

— Pardon ?

L'expression interloquée qu'il levait sur moi en cet instant aurait pu m'arracher un rire moqueur dans un autre contexte. Mais je n'avais plus envie de me moquer. Loin de là...

M'approchant de lui, alors qu'il était toujours assis sur le lit, je le toisai avec détermination. Essayant d'adopter un ton pas trop agressif, j'exposai, le cœur lourd dans ma poitrine, presque fébrile à l'idée d'autant m'avancer de la sorte :

— Tu es responsable de beaucoup de choses... De m'avoir menti et manipulée, d'avoir plus de vengeance dans ton cœur que de bon sens et même d'avoir tué. Et j'ai compris aussi que tu ne t'excuserais pas pour tout ça. Mais la mort de ta mère, je suis navrée de briser toutes tes noires illusions, mais tu n'y es carrément pour rien.

Ses traits s'adoucirent en une expression presque attendrie, comme si mon intervention l'amusait plus qu'autre chose. Il se releva, m'obligeant à reculer d'un pas pour que nous n'entrions pas en collision. Ses bras le longs du corps, l'air de ne pas vraiment croire en ce que je lui disais, il soupira, d'un ton taquin, dissimulant l'ombre qui obscurcissait son regard une fraction de seconde plus tôt :

— Qu'en sais-tu ? Tu n'es qu'une petite chose naïve...

Outrée, je râlai, toute ma pitié s'envolant en un instant :

— Je t'emmerde Carmine.

Un rire grave lui échappa tandis qu'il se moquait ouvertement de moi. Vexée, je croisais les bras sur ma poitrine, affichant une moue boudeuse. J'avais envie de le frapper. Et j'étais certaine qu'il pouvait très largement le lire dans mon esprit, sans peine. Tocard ! Ça m'apprendra à vouloir me montrer gentille envers l'engeance du mal incarné.

Ce fut à cet instant que je réalisai. L'interrompant dans son éclat de rire, je me redressai, fronçant des sourcils :

— Mais attends... Si ta mère était humaine et que ton père est Regana, cela fait de toi... ?

— Un hybride, confirma-t-il, hochant de la tête avec sérieux.

Mon souffle se coupa face à cette énième révélation. Comme Béatrice !

— À la différence que Béatrice est mi-démone, mi-monstre, me corrigea-t-il avec une étonnante bienveillance. Tandis que je suis mi-démon, mi-humain.

— C'est pour ça que les jumeaux te qualifiaient d'aberration et de dégénéré ?

Carmine grimaça à l'entente de mes propos, tout amusement envolé.

— Et sur ce point ils ont raison.

— Venant d'eux, c'est tout de même l'hôpital qui se fout de la charité... marmonnai-je entre mes dents.

Ma peau me brûlait encore là où Katrina avait laissé les traces de sa fureur et je ne pouvais pas empêcher cette puissante vague de rancœur et de haine m'envahir à chaque fois que nous l'évoquions elle ou son défunt fêlé de frère.

Alors je préférai changer de sujet, de peur de voir cette folie destructrice envahir l'espace vide de mon cœur.

— Qu'est-ce que le fait que tu sois un hybride implique ? interrogeai-je.

— De ma part humaine, le fait que je sois mortel et que je grandisse et vieillisse, comme tout Homme. De ma part démone, des pouvoirs divers et variés, dont tu as pu être témoin. Et aussi... Le fait que je n'ai pas d'âme.

Cette dernière info me surpris peut-être plus que tout le reste. Je le dévisageai quelques secondes, médusée. J'avais l'impression qu'on avait changé mes muscles en pierre et que j'étais incapable du moindre mouvement. Je buguai littéralement. Il me manquait quelque chose pour réellement réaliser ce qu'il venait de m'annoncer. M'arrachant à ma stupéfaction, j'éructai, peu certaine :

— Comment ça... Pas d'âme ?

— Niet, nada, s'amusa-t-il. Comme tous les démons de cet univers. Cette sublime enveloppe charnelle devant toi est aussi vide qu'une coquille. C'est pour ça que je suis bloqué à Regana d'ailleurs.

J'essayai de visualiser ce qu'il m'expliquait. Ainsi, si j'en croyais ses propos, là où je n'étais qu'une âme, lui était tout mon opposé. J'avais presque envie de tendre mes doigts pour le toucher. Pourtant, je savais que matériellement parlant, il n'y avait aucune différence. À Regana, les corps n'obéissaient qu'à la loi du lieu, et cette loi, c'était le seigneur qui l'imposait.

La première vague d'ébahissement passée, une centaines d'interrogations se bousculèrent dans mon esprit. Le mystère qu'était Carmine commençait à se dévoiler... Et je voulais en savoir plus. Toujours plus.

— Alors ça fait réellement vingt-quatre ans que tu y vis ?

— Oui. J'ai grandi auprès de mon père.

Il y avait dans son ton une telle noirceur, une telle rancœur qu'un gloussement nerveux m'échappa.

— Quelle enfance merveilleuse en perspective...

Je n'avais rencontré qu'une seule fois le fameux maître des lieux. Et déjà, mon être tout entier était saisi d'une terreur monstrueuse à l'idée de croiser à nouveau sa route. Mon compagnon esquissa un rictus mauvais.

— Tu ne t'imagines même pas à quel point... Je ne te raconterai pas ce qu'il s'est passé pendant ce temps-là. À dix ans, j'ai fui son palais pour rejoindre le cercle des damnés. J'ai faillis mourir en traversant la tempête de neige et ce n'est qu'en développant mon premier pouvoir que j'ai pu survivre. En atteignant la frontière, j'ai croisé la route de Béatrice qui m'a ramenée auprès de Dante. Ils m'ont caché pendant quelques temps et m'ont presque élevé. Mais Regana ne se souciait pas réellement de moi. Alors j'ai pu développer mes dons en compagnie des deux démons, dans l'espoir d'un jour pouvoir mettre en place le plan Virgile.

J'osai à peine penser à ces dix années passées auprès de son père. J'avais compris qu'il n'en dirait mot et je devinais déjà les raisons. En revanche, j'essayai de m'imaginer ce qu'avait pu être sa vie pendant vingt-quatre ans, parmi des démons, des monstres et des âmes damnées.

Je me grattai le poignet, fébrile. Je passais seulement mes nuits à Regana depuis dix ans et c'était devenu intolérable au point où la seule chose qui avait dicté ma vie pendant des années, c'était la souffrance, la solitude et la peur. Je les sentais encore ramper sous ma peau, prêtes à se raviver à la moindre étincelle et à me consumer entièrement. Elles me guettaient et ce n'était pas parce que la douleur s'était quelque peu endormie qu'elle avait disparue pour toujours.

— Je peine encore à croire qu'on puisse vivre à Regana, murmurai-je à voix basse, songeuse.

Survivre paraissait déjà à peine possible...

— Pour une âme comme toi, Regana est synonyme d'éternelle souffrance. Mais pour les démons et les monstres, c'est différent.

Il marqua une pause. Mutique, je me contentai de le dévisager. Petit à petit, la détermination avait gagné ses traits chassant toutes les autres émotions. Jamais Carmine ne perdait ses objectifs de vue. Il désirait sa vengeance plus que tout. Je comprenais désormais qu'il l'avait érigé en but final. Toute sa vie, il en avait rêvé. Je n'étais qu'un grain de poussière qui s'était ajouté au tableau. Un apport dans ce vaste projet qui me dépassait. Et j'en eus la confirmation lorsqu'il ajouta, une étincelle ambitieuse s'allumant dans son regard :

— Lorsque j'atteindrai mon objectif et grâce aux pouvoirs que j'obtiendrai, je pourrais quitter ce maudit royaume et voir ce à quoi ressemble la Terre...

J'avais envie de lui souffler qu'il ne ratait pas grand-chose. Parfois, les hommes pouvaient être pires que les démons. Mais je ne pouvais pas lui dire de telles choses alors qu'il avait littéralement grandis en enfer. Moi-même je me débattais pour retourner parmi les miens. Après tout, il y avait encore de l'espoir, de la joie, de la bonté, là-haut. Les fleurs, l'entraide, l'amitié... Tout ce qu'on ne trouverait jamais ici-bas, à Regana.

— Comment comptes-tu t'y prendre ? m'enquis-je, un peu plus soucieuse.

Après tout, il avait continué de marteler que nous turions Regana. Et si auparavant je n'avais pas voulu savoir de quelle manière, désormais, je ne voulais plus passer à côté de quoique ce soit. L'ignorance ouvrait la porte aux trahisons. Je l'avais appris à mes dépends. Je voulais savoir. Je devais savoir.

Face à l'insistance de mon regard, mon compagnon ne tergiversa pas m'offrant enfin des réponses :

— Mon père sait qu'un jour, je le tuerai. C'est inévitable. C'est ainsi que nous procédons et c'est ainsi que cela doit se faire. Mais il entend bien me détruire et annihiler tout ce qui peut rester d'humain en moi, anéantissant tout ce que je suis.

— Pourquoi ?

— Pour faire de moi la parfaite copie de ce qu'il est...

— Le mal incarné, complétai-je dans un souffle inquiet.

Le jeune homme esquissa un sourire sans joie, son regard mauve me couvant d'une façon étrange.

— Exactement, petite diablesse. Et il va s'y évertuer.

— Y parviendra-t-il ?

Une boule s'était logée dans ma gorge. Dante avait déjà comparé Carmine à son père et si le télépathe avait protesté avec véhémence, je ne pouvais m'empêcher de me souvenir des mots du démon-poète. L'ambition et la vengeance. C'était l'apanage du mal...

Le jeune homme face à moi haussa des épaules, me répondant avec une désinvolture qui me laissait un étrange goût amer au fond de la gorge :

— Je le crains... Sauf si nous le tuons avant.

Super ! Nous voilà bien avancés. Ma nervosité grimpait en flèche et je me triturai désormais les doigts, me balançant d'un pied à l'autre.

— On en revient à ma question alors, arguai-je, cherchant son regard du mien. Comment ?

Un instant, ses yeux scrutèrent autour de nous, comme s'il voulait s'assurer que personne ne nous écoutait, que nous n'étions pas surveillés. Mais en réalité, rien n'était certain. Je le devinais à la tension qui habitait soudain ses muscles et au tic qui agitait sa paupière gauche. Finalement, ce fut par télépathie qu'il me répondit, sa voix s'infiltrant dans mon esprit, comme un écho aux battements saccadés de mon cœur qui déversait l'adrénaline dans mon être entier :

Il n'y a qu'une arme capable d'ôter la vie au seigneur de Regana. Une dague. Elle se cache quelque part au palais. Elle est composée d'une matière noire, le mal à l'état brut... Ce même mal qui est à l'origine de la formation de Regana. Il n'y a que cette dague qui peut donc le détruire.

Je mis quelques secondes à réagir, avalant difficilement ces nouvelles informations. Détruire le feu par le feu... Soigner le mal par le mal... On ne cessait de nous répéter que c'était inutile. Et pourtant, c'était bien là la méthode que préconisait le brun. Une telle arme existait-elle vraiment ? Et dans ce cas, où se trouvait-elle ? La réponse me vint toute seule, dans un éclair de compréhension. Elle était ici, dans l'antre du mal, dans le palais de Regana ! C'était pour ça que Carmine nous y avait conduit, pour ça qu'il n'avait pas encore agit et qu'il cherchait simplement à entrer. C'était d'ailleurs peut-être ce qu'il comptait chercher si son père ne nous avait pas mis la main dessus aussi facilement. Dans un murmure, je parvins à articuler :

— Tu es là pour la trouver...

— Exactement.

Je commençais à prendre conscience de tout ce que cela impliquait. Jusque-là, j'avais conservé au fond de mon cœur l'idée que combattre le diable en personne s'avérait être du véritable suicide. Mais à présent que je savais qu'il existait réellement une chance de le vaincre, je sentis pour la première fois depuis le début de cette sordide aventure, un véritable espoir naitre au creux de ma cage thoracique. Il s'allumait doucement, réveillant mes sensations, alimentant mes rêves les plus fous.

Cependant, je ne voulais plus être simple spectatrice. J'étais coincée ici, prise au piège. Si je voulais me libérer, dans tous les sens du terme, il fallait que Carmine mette la main sur cette dague. Redressant le menton dans un geste d'assurance un peu maladroit, j'affirmai, déterminée :

— Je t'aiderai.

Ses lèvres s'étirèrent en un de ses sourires satisfaits, fiers, tandis qu'il ronronnait, narquois :

— J'y comptais bien.

Je levai les yeux au ciel, presque amusée par son orgueil affiché sans le moindre scrupule. Il était si sûr de lui que c'en était fascinant. Face à l'intensité de son regard, je prenais conscience petit à petit de la partie dans laquelle nous nous étions engagés. Une partie contre Regana, qui pensait pouvoir manipuler son fils en se servant de son prétendu et faux amour envers moi. Une partie contre le mal. Et puis, un peu aussi, une partie contre Katrina, qui chercherait encore à venger la mort de son frère. Mais je n'étais plus seule. Nous n'étions plus seuls. Et c'était une sensation étrange que de se sentir épaulée. Fébrile, je me raclai la gorge avant de glisser, avec sarcasme :

— Puisqu'il est évident que je te hais...

— Tandis que moi je t'apprécie un petit peu...

J'esquissai un sourire, malgré moi. Un instant, j'avais oublié où je me trouvais. J'avais oublié la menace qui rodait derrière la porte de cette chambre. Seul comptait le jeune homme qui me faisait face, une expression mutine plaquée au visage. Son horripilante nonchalance semblait être le seul pilier de ce véritable enfer.

Je m'approchai d'un pas, réduisant la distance entre nous, avant de souffler :

— Je suppose que ça fait de nous des alliés.

— Ne l'étions-nous pas avant ?

Sa fossette se creusa au coin de ses lèvres tandis que je secouai vivement la tête de gauche à droite.

— Le marché était déséquilibré. Notre alliance s'est brisée au moment même où j'ai appris que tu m'avais menti. Et tu as de la chance que je sois assez désespérée pour n'être pas rancunière...

Il esquissa une grimace. Sur ce point, j'avais raison, et il le savait. Ce n'était que parce qu'il m'avait tirée des griffes de Katrina – quand il était celui qui m'y avait plongée – et qu'il représentait ma seule chance de survie, que j'avais tiré un trait sur l'espoir de recevoir des excuses pour tous ses mensonges. Malheureusement pour moi et pour ma dignité, tout reposait entièrement sur lui. Et je m'étais tant accrochée à lui, je m'étais tant perdue dans sa personne, cédant jusqu'à ses baisers, que je ne pouvais plus me détacher. Je le haïssais peut-être parfois, dans ce flot brûlant de passion qui s'embrasait dans le secret de mon cœur. Mais je ne pouvais pas continuer à lui cracher cette haine en face. Le lien qui nous unissait était un peu trop fort, trop destructeur pour être nommé. Mais il était ce qui me maintenait en vie.

— Passons-en un nouveau dans ce cas, s'exclama le jeune homme en esquissant un sourire lumineux, tendant sa main dans ma direction. Tu m'aides dans ma quête et je te libèrerai de Regana pour toujours.

Je fixai un instant cette paume, sous mes yeux. Étrangement, cette scène me rappela notre premier accord, dans le cercle des âmes errantes. À l'époque, nous n'étions que deux inconnus. Et aujourd'hui ? Tout avait changé. À commencer par nous et par les conditions dans lesquelles nous scellions ce nouveau pacte. Désormais, nous nous trouvions au cœur de l'antre du mal. Et Carmine n'était plus un inconnu...

Pourtant, je n'arrivais pas vraiment à me fier à lui totalement. Gardant ma propre main en suspens, près de mon cœur, je posai mes conditions.

— Plus de manipulation.

— C'est promis.

— Et plus de mensonge.

Il acquiesça. Je voulais croire en son honnêteté. Je voulais croire en lui. Parce que sinon, il ne me resterait plus rien. Plus rien hormis la destruction. Et je ne voulais pas être détruite. Je voulais vivre, m'en sortir ! Je sentais cette volonté jaillir d'entre mes entrailles pour m'étouffer et me dicter mes gestes. Ce souhait résumait chacun de mes choix, depuis que j'avais rencontré mon insupportable compagnon.

Alors, comme je l'avais fait quelques jours auparavant, je cédai et glissai ma paume dans la sienne, scellant ce nouvel accord. Un frisson me parcourut toute entière et une douce chaleur me monta aux joues et descendit jusqu'à mon ventre et plus bas encore... Tous mes sens étaient en alerte. Plantant mes ongles dans sa main, je soupirai, presque agacée par moi-même :

— Je suis une idiote de te faire confiance.

— Parce que tu me fais confiance, maintenant ?

Son ton moqueur, associé à sa moue taquine, me poussa à répliquer en entrant dans son jeu :

— J'y réfléchis encore...

Il tira sur ma main pour m'approcher de lui. Sa poigne s'était refermée autour de moi, doucement, diffusant des milliers d'étincelles sous mon épiderme. Notre proximité me perturbait. Non pas à cause de ma prétendue naïveté. Mais bien parce que je comprenais petit à petit ce qui était en train de se passer et le danger qui se cachait derrière tout ça.

De son autre main, il décala une mèche rousse qui tombait devant mon regard pour la glisser derrière mon oreille. Je ne savais plus vraiment à quoi m'attendre à chacun de ses gestes. Je ne pouvais que le toiser, sur mes gardes, incapable de déterminer quel Carmine j'allais avoir en face de moi. Le fils blessé avide de revanche ? Le garçon moqueur et séducteur qui me donnait envie de m'arracher les cheveux ? Ou le jeune homme imprévisible qui pouvait me faire passer de la haine au désir en un quart de tour ?

Se penchant par-dessus mon épaule, ses lèvres s'approchèrent de mon oreille, effleurant au passage la peau de ma nuque, un frisson extatique s'y répandant sous la forme de picotements si agréables...
Et je ne pus décrire le sentiment poignant qui s'empara de moi lorsqu'il murmura, d'un ton presque victorieux :

— La vengeance et la liberté sont au bout du chemin, petite diablesse. »

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