Chapitre 2.

Le soleil avait fini par se lever, trompant la grisaille matinale. Aux premiers feux de l'aurore, la vie reprit son cours, loin des horreurs oniriques de la nuit.

Mes cheveux noués en un chignon, je me rendis dans le salon, rangeant rapidement le bazar qui y traînait depuis quelques jours déjà. Occuper mes mains occupait mon esprit. Et malgré ma maladresse légendaire, c'était quelque chose dont j'étais encore capable.

Il me fallait du café. Beaucoup de café. Ignorant à nouveau la douleur de mes plaies sous le bandage que j'y avais appliqué – de toute façon dans quelques heures elles seraient refermées et ne subsisteraient que des cicatrices, semblables à toutes celles qui marquaient déjà ma peau – j'ouvris chaque placard à la recherche de cette si précieuse denrée, un véritable graal dans cette maison. Si la moitié de mes meubles était vide – j'avais connu une crise de flemme aiguë ces derniers temps – je finis par trouver la poudre brune et me mit à préparer le précieux breuvage qui allait m'éviter de sombrer en enfer encore une fois.

J'étais si fatiguée...

L'odeur âcre, à la fois amère et douce, s'étendait dans toute la cuisine, venant chatouiller mes narines, et je m'autorisai à fermer les yeux quelques secondes. Ce qui fut une mauvaise idée. Je ne m'en rendis compte que lorsque je faillis sombrer à nouveau dans le sommeil. Un instant, le monde bascula autour de moi alors que je me sentais soudain aussi lourde qu'une pierre. Déséquilibrée, je renversai ma tasse et le café se répandit partout, brûlant. Lorsqu'il toucha ma main, une décharge électrique me parcourut entièrement et je bondis en arrière. La brûlure éveilla mes nerfs et mon esprit en une fraction de seconde.

Merveilleux ! Encore une journée qui commençait mal... Encore une bonne journée de merde en perspective...

Je commençais vraiment à croire que tous mes efforts n'en valaient pas la peine...

Le juron qui m'échappa résonna dans tout l'appartement et j'étais sûre que même nos voisins avaient pu l'entendre. Quel réveil chaleureux en perspective pour toutes les âmes en peine de mon immeuble !

Relançant une seconde tasse – hors de question d'affronter la suite de cette journée sans ce breuvage miraculeux, meilleur encore que la potion magique des druides gaulois – j'entrepris de tout nettoyer. Frottant énergiquement le plan de travail, mes doigts crispés autour de l'éponge, je bouillonnais intérieurement.

Heureusement, la douleur de la brûlure s'estompait peu à peu. Mais je ne m'inquiétais pas. Ça de plus ou de moins, ça m'importait peu. Elle était parvenue à me faire oublier les autres blessures. Ce qui était, en soi, presque une bonne chose !

Un bruit dans le salon attira mon attention. Poussant un soupire, je passai la tête par l'encadrement de la porte, jetant un coup d'œil soucieux à la femme aux cheveux grisonnant et aux yeux mornes affalée dans le fauteuil. Malgré tout, la ressemblance entre elle et moi était indéniable. Les mêmes traits pâles, les mêmes iris noirs, les mêmes mèches rousses. Ma mère, celle-là même qui – selon mes terribles bourreaux – avait vendu mon âme, était affalée dans son fauteuil, son regard hagard perdu dans le vide. Jadis elle avait dû être une belle femme. Aujourd'hui, elle n'était plus qu'un fantôme qui végétait devant la télé et ne réagissait plus à ce qu'on lui disait. Même les épinards semblaient plus attirants et plus vivants.

Et je détestais les épinards.

J'avais assisté à son déclin à partir de mes neuf ans, au moment même où ce que je prenais encore pour des cauchemars avait fait leur apparition. Au début, ses « épisodes » étaient rares. Il lui arrivait de se figer, le regard hagard, de tenir des propos qui perdaient en cohérence. Mais elle pouvait toujours s'occuper de moi si bien que ce n'était pas si problématique. Ça s'est aggravé lorsque je suis arrivée au collège. Elle avait sombré peu à peu dans une étrange torpeur, qui semblait l'attirer loin de notre monde, loin de moi... Maman ne réagissait jamais quand je me réveillais tuméfiée et scarifiée. Quant à la réalité, elle s'en était déconnectée au fil du temps. J'avais dû faire semblant, apprendre à mentir, pour éviter d'attirer l'attention des services sociaux, afin qu'on ne nous sépare pas. Et pour éviter aussi de finir à l'hôpital psychiatrique, autant pour elle, dont l'aliénation n'avait rien de normal, que pour moi.

Aujourd'hui, tout ne reposait que sur moi. Et je ne savais pas combien de temps je pourrais tenir ainsi.

Quelle tristesse : à dix-neuf ans, je n'avais rien, hormis une mère complètement à côté de la plaque, un sens de l'humour très douteux – essayez de devenir drôle lorsque vous fréquentiez des démons ! – et un petit travail chez un fleuriste. Ce travail était d'ailleurs la seule lueur de bonheur dans mon quotidien. J'adorais les fleurs et parmi elle, j'en oubliais le reste. Tout le reste. La fatigue, les tortures, les horreurs, la douleur... Tout disparaissait au milieu des hortensias, des tulipes, des orchidées... C'était d'ailleurs en m'amusant à reconnaître chaque variété de fleur que j'étais parvenue à attirer l'attention du patron de la petite boutique qui avait fini par m'offrir un job de vendeuse alors que je n'avais que seize ans.

Un job que je m'apprêtais à rejoindre. Saisissant ma tasse de café, j'avalai le liquide brun en observant du coin de l'œil ma génitrice. Son regard vide était posé sur moi mais je n'avais pas l'impression qu'elle me voyait vraiment. On aurait dit qu'elle regardait au travers.

Oh maman... Est-ce que ça valait vraiment la peine de me ramener si nos existences étaient aussi minables ? Aussi pathétiques ? Tu aurais mieux fait de me laisser mourir.

Mais je ne lui dirais jamais de tels mots. Et puis j'étais presque sûre et certaine qu'elle les pensait, elle aussi. L'amour qu'elle m'avait porté avait signé sa fin. À sa place, je regretterai. Et pourtant, elle restait ma mère. Le seul parent que je n'avais jamais eu puisque mon père avait tout bonnement disparu et que je ne savais rien de lui. Une part de moi l'aimait toujours. Un soupir las m'échappa. J'enfilai ma veste et après avoir salué ma mère sans recevoir la moindre réponse, je sortis enfin de notre minuscule appartement.

Le bâtiment dans lequel nous vivions était dans un tel état que je me demandais parfois comment est-ce qu'il faisait pour encore tenir debout. Mais c'était la seule chose que nous étions capables de nous payer. Mieux valait ça que rien ! Le couloir sentait le moisi, des fissures courraient le long du crépi jaunis par le temps et des tags obscènes recouvraient les murs. Un rictus désabusé étira mes lèvres face à ce grand art.

S'il me fallait être honnête, j'avouerai que je me complaisais dans ce bâtiment. Je me complaisais dans la dure réalité parce qu'au moins le choc était moins brutal en passant d'un univers à un autre. Et sous mes longues plaintes, mes longues tirades sur le malheur de ma vie ô combien dramatique – notez l'ironie – se cachait une part de moi, cynique, qui s'amusait presque de tout cela. Il y avait véritablement matière à faire les pires blagues de l'univers.

Notre voisin de pallier, un jeune drogué à peine plus âgé que moi me salua, un sourire grivois aux lèvres. Assis sur les premières marches, ses yeux injectés de sang me suivirent tandis que je passais devant lui.

« B'jour mistinguette. Tu veux une taffe ? me proposa-t-il d'une voix indolente, traînante, en me désignant le joint qu'il consommait et dont l'odeur âcre embaumait la cage d'escalier.

— Bonjour David. C'est non, comme toujours.

Mon ton trahissait ma lassitude et mon manque d'envie d'interagir avec lui mais cela ne le dérangea pas pour autant. Je crois qu'il était autant habitué à mes réponses que moi à ses propositions.

— C'est tant pis pour toi, mistinguette... »

Toujours sans me lâcher de son vitreux regard, il secoua la tête et se mit à fredonner une drôle de chanson paillarde. À la fois agacée et amusée, je m'engageai dans l'escalier et pu enfin sortir de cet immeuble de malheur.

Le soleil dehors me réchauffa aussitôt mais je tirai sur mes manches pour dissimuler ma peau abîmée. La caresse des rayons me semblait irréelle. À Regana, nul soleil pour éclairer les misérables terres désolées et les âmes en peine qui y erraient. Seulement son ciel obscur et son désert brûlant, tous deux de la couleur d'un sang carmin. De mon sang.

*

« Samaëlle, le fournisseur ne va pas tarder à arriver, tu veux bien t'en charger ?

Caché derrière un immense bouquet de jonquilles plus jaunes que le soleil lui-même, la voix de M. Béranger, le patron du « Jardin d'Eden », la fleuristerie dans laquelle je travaillai, me parvint. C'était un homme d'un âge assez imprécis, aux yeux doux et aux cheveux grisonnant. Sa physionomie inspirait la confiance et j'étais à moitié sûre que les clients lui achetaient des fleurs seulement parce que son sourire éveillait en chacun d'eux leur part de bonté la plus pure. Même moi je m'étais attachée à lui.

Essuyant mes mains sur mon tablier, j'acquiesçai.

— Oui m'sieur !

Je quittai le comptoir pour me diriger vers l'arrière-boutique. Dans un timing parfait, le camion de livraison venait de se garer devant l'immense porte du garage. Un homme trapu en descendit, les mains plongées dans les poches de son bleu de travail. Il ne fit même pas attention à moi. Il déchargea ses caisses avec la lenteur d'un escargot atteint de narcolepsie, comme si rien ne pressait, me laissant trépigner debout. Intérieurement, je luttais pour ne pas aller le secouer comme un prunier pour qu'il se dépêche un peu plus. L'envie de lui balancer à la figure un pot de fleur me démangeait curieusement.

Mais il me dépassait également de deux têtes et j'en avais assez de devoir me mesurer à des gens contre qui je ne pouvais rien. J'avais déjà suffisamment à faire à Regana. Alors je me murais dans le mutisme jusqu'à ce qu'il finisse, ravalant mon agacement. Lorsque ce fut fait, il se planta devant moi, les bras croisés sur sa poitrine, et me toisa.

— Six caisses de roses, trois caisses de géranium et dix caisses de jonquilles.

Et le bonjour c'est pour les cons ? Mais en dehors des règles de politesse, il manquait quelque chose d'autre. Je fronçai des sourcils avant de m'enquérir :

— Pas d'iris ?

— Ce n'était pas sur la commande.

Je fronçai des sourcils. J'étais pourtant certaine d'avoir inscrit les iris... Cependant lorsqu'il me tendit la facture, je dus me rendre à la tragique évidence. J'avais oublié les iris. J'étais à deux doigts de me taper le front contre le mur jusqu'à l'évanouissement.

Tu vois ce qui arrive quand on ne fait pas attention, espèce d'idiote ?

Confuse, je signai en bas du reçu et le livreur, aussi aimable qu'une porte de prison – mais toujours plus aimable que mes bourreaux nocturnes ! – remonta dans sa camionnette sans un mot de politesse. Tant mieux, je le préférai à un de ses collègues si bavards que j'avais bien cru devoir le poignarder avec mes ciseaux de taille pour qu'il se taise enfin ! Les jumeaux avaient fini par déteindre sur moi au bout de dix ans. Parfois, la violence des pensés qui traversaient mon esprit m'effrayait.

Mais Morval n'avait pas eu tort la nuit dernière. Katrina et lui m'avaient bien plus élevé que ma mère. Et ce depuis qu'ils étaient tombés sur moi la première nuit où j'avais atterri à Regana. Je secouai la tête de gauche à droite avec vigueur. Non ! Il fallait que je pense à autre chose... Sous les bandages, les plaies avaient commencé à me démanger, signe qu'elles cicatrisaient.

J'entrepris de vider les six caisses de roses et de disposer les fleurs dans la vitrine. C'était elles qui attiraient le plus souvent le regard des clients. Je ne comprenais pas cette fascination pour cette espèce là quand il en existait des cents fois plus belles encore.

Dehors, devant la vitrine du « Jardin d'Eden », les passants s'arrêtaient parfois, admiraient les bouquets qui ornaient la devanture avant de reprendre leur route. C'était un curieux ballet de badauds qui courraient dans tous les sens. Tous étaient différents. Tous avaient des vies différentes. Parfois, ces gens me faisaient penser à des fleurs. Et je m'amusai à essayer de relier chaque personne à une espèce. Par exemple, cette vieille dame avec son chihuahua infernal qui avait déjà fait ses besoins juste devant notre porte, je l'assimilai sans peine à un cactus communément appelé « queue de rat ».

Soudain, une épine s'enfonça dans mon doigt, m'arrachant à mes réflexion, et je me mordis la lèvre inférieure jusqu'au sang sous le coup de la surprise. Une gouttelette écarlate perla sur mon indexe, me paralysant aussitôt.

— Merd...

— Samaëlle ! me reprit aussitôt mon patron, derrière moi.

Je m'excusai aussitôt. Mais il me fixait avec indulgence. Ce bon vieil homme devait vraiment avoir pitié de moi pour ne pas faire cas de mes multiples maladresses et de mon vocabulaire qui aurait fait pâlir les charretiers les plus rustres du moyen-âge. Il ne disait rien non plus sur mon aspect maladif ou encore sur les blessures que je ne parvenais parfois pas à cacher.

Je n'avais vraiment pas de quoi me plaindre. Mon patron était une véritable perle et je ne pouvais sincèrement pas espérer mieux dans ma condition. Je devais vraiment m'estimer heureuse qu'il ait été suffisamment impressionné par mes connaissances des fleurs pour m'embaucher alors que je n'étais même pas parvenue à obtenir mon bac ! Mais essayez donc de suivre les cours quand chacune de vos nuits ressemblait à un enfer...

Regana ne m'a pas vraiment aidé à comprendre mes leçons de philosophie.

— Ton langage est aussi fleurit que ma boutique ! s'amusa l'homme.

— Promis, je vais faire un effort ! baragouinais-je, à demi-mortifiée.

— Ne fais pas de promesses que tu ne pourras pas tenir, jeune fille.

Je tressaillis. Mais cet échange léger me changeait tant de d'habitude que je m'y pliais avec bonne volonté :

— Mais si ! J'vous jure que je peux m'exprimer avec la délicatesse d'un magnolia étoilé !

— Heureusement que tu aimes les fleurs, sinon je ne sais pas ce que nous aurions pu faire de toi...

— Les fleurs et votre jus de grenade, m'sieur ! »

Il sourit face à ma réplique, que j'avais lancé en singeant l'innocence la plus parfaite. C'était plus fort que moi.

En plus de faire de magnifiques bouquets, M. Béranger avait un autre talent qui faisait mon bonheur le plus absolu : il préparait les meilleurs jus de grenade du monde. Oui, oui, de grenade ! Qui pouvait faire du jus de grenade dans un coin aussi paumé que notre petite ville ?

Et comme j'étais une employée très appréciée malgré mes nombreux défauts et mes nombreuses bourdes, j'avais toujours droit à une petite bouteille qui m'attendait tous les soirs sur le comptoir.

Vraiment, si je l'avais pu, j'aurais passé ma vie entière ici, sans ne plus jamais rentrer chez moi ou fermer les yeux. J'aurais voulu finir à jamais au milieu des fleurs...

Ébahie par la stupidité de cette pensée, je secouai vivement la tête de gauche à droite.

Réveille-toi ma vieille, tu divagues !

J'entrepris de ranger les caisses et avec plus de prudence, je pu enfin disposer les roses correctement. Je n'avais jamais vu des pétales aussi rouges. Comme si des centaines de gouttelettes de sang étaient venues les peindre. Je détestais les roses. Affichant le prix d'un bouquet, je me détournai enfin pour retourner derrière mon comptoir, là où était ma véritable place.

En passant à côté des chrysanthèmes, je me penchai brièvement pour respirer leur parfum. C'était, et de loin, mes fleurs préférées. L'espace d'un instant, je me laissai bercer par leur odeur si rafraichissante. J'en oubliais ma nuit cauchemardesque. Oh que cela devait être paisible de vivre comme n'importe qui d'autre, de pouvoir se permettre d'entrer dans une boutique et d'acheter des fleurs juste pour le plaisir, juste pour rendre heureux quelqu'un, juste parce qu'on n'avait pas autre chose à penser...

La clochette tinta, signe qu'un nouveau client venait de pénétrer dans la boutique.

J'inspirai une dernière grande bouffée du parfum des chrysanthèmes avant de me redresser, un sourire factice aux lèvres.

À Regana, aucune fleur ne poussait.

À Regana, il n'y avait que la pierre et le sang.

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