Chapitre 19.

Une véritable tempête de neige s'était levée. Le blizzard s'était abattu sans que nous puissions lui échapper, nous plongeant dans un univers blanc, si blanc et paradoxalement, si sombre... Autour de nous, le paysage s'était intégralement transformé. Il n'y avait plus rien de la forêt où erraient les damnés. Les arbres avaient disparu pour laisser place à une immense étendue givrée.

« C'est le second cercle... Le cercle gelé.

Les mots de Carmine me parvinrent par-dessus le sifflement du vent. Serrant des dents, je frictionnai mes bras, observant autour de moi, déboussolée.

— Nous l'avons passé ?

— Curieusement oui.

Ses sourcils froncés m'indiquèrent que lui aussi devait se demander à quel moment nous avions bien pu passer l'épreuve qui nous avait débloqué cette voie. Était-ce en affrontant Béatrice ? Ou bien les jumeaux maléfiques ? À cette pensée, je frémis, un haut le cœur soulevant ma poitrine.

Je me serais bien passée de ceci.

Seul avantage que je voyais aux températures négatives de cet endroit, c'était que j'étais comme anesthésiée. Je ne ressentais plus la trace du contact répugnant de Morval sur moi. Je ne sentais plus mon corps. Et j'oubliais quelques instants le terrible fardeau qu'il représentait tant tous mes malheurs lui étaient enchaînés.

Cependant, si au premier abord, ce cercle semblait moins terrible que ceux que j'avais déjà traversé, je dus me rendre à l'évidence. Il y faisait un froid sibérien et je n'allais clairement pas tenir longtemps, aussi peu vêtue que j'étais ! Déjà au bout de quinze minutes, j'étais gelée.

Je ne sentais plus ni mes doigts, ni mes pieds, ni le bout de mon nez qui devait être sacrément rouge. La sensation de gel remontait lentement le long de mes membres, grignotant mes poignets puis mes coudes, mes chevilles puis mes mollets, comme un serpent qui me dévorerait petit à petit. Dans ma poitrine, mon cœur semblait avoir accéléré la cadence, puisant encore et encore dans l'énergie qu'il me restait pour me permettre d'avancer et ne pas perdre la piste de mon guide. Dans un geste vain, je refermai les bras autour de mon être, dans l'espoir de me réchauffer quelque peu et surtout d'atténuer les tremblements violents qui s'étaient emparés de moi.

Je détestais l'hiver, je détestais la neige et je détestais Regana !

— Je... vais mourir d'hypothermie... prévins-je laborieusement, mes dents claquant tant qu'elles avalaient à moitié mes mots.

Carmine tourna sa tête vers moi, sans doute surpris par mon affirmation morbide. Comment faisait-il pour n'être pas impacté ? Malgré le froid, malgré la neige, son teint restait tout aussi doré et son regard scintillait. Il semblait ne pas souffrir des conditions extrêmes dans lesquelles nous évoluions. Je le détestais. J'étais morte de jalousie... Et presque morte tout cours ! Le brun haussa des épaules.

— Tu ne vas pas mourir réellement.

Son ton nonchalant et à demi narquois me hérissa toute entière. Tocard ! Connard ! Salopard !

— Je t'ai entendue !

— Et b... bientôt tu... ne m'entend..dras plus !

Mais au bout de quinze autres minutes, il fallut bien se rendre à l'évidence. Parler devenait de plus en plus difficile. Ma langue s'était engourdie. Sans évoquer mes jambes... Avancer dans ce cercle maudit me paraissait être une épreuve presque insurmontable. Titubante, j'étais la proie des rafales qui m'aveuglaient parfois, soulevant d'immenses gerbes de neige. Je me sentais lourde. Très lourde. Comme une pierre... Et même respirer devenait pénible. Le gel s'était glissé jusqu'à mes poumons pour les couvrir d'un givre étouffant.

Bon sang...

Incapable de faire un pas de plus, je me statufiai, me recroquevillant sur moi-même. J'avais l'impression d'être entièrement exposée, sans la moindre défense face à cette bise mortelle qui s'attaquait à la moindre parcelle de mon cœur. J'étais si fatiguée... Je n'avais qu'une seule envie, dormir. J'étais presque sûre que si je m'allongeais quelques instants, ça irait mieux... Si seulement je pouvais juste fermer les yeux quelques secondes... Mon état de somnolence brouillait complètement ma vision des choses et surtout, la cohérence de mes pensées. Une chape de plomb s'était abattue sur moi et résister devenait chaque seconde un peu plus difficile.

J'allais vraiment mourir de froid, en fait ! Quelle mort pitoyable...

Soudain, sans que je ne m'y attende, deux paumes brûlantes se posèrent sur mes avant-bras. Je faillis me dégager, par reflexe, lorsque le souvenir de Morval me revint en mémoire. L'idée que quelqu'un me touche était un peu trop violente pour mon esprit. Tout mon corps s'était raidi, dans une attente presque instinctive de la violence.

Mais je me retins de justesse lorsqu'une douce chaleur se diffusa dans ton mon être. Dans mes veines, mon sang se réchauffa peu à peu et la sensation douloureuse du froid qui mordait ma chair s'atténua. Je fermai les yeux pour profiter de ce doux réconfort.

J'aurais pu me noyer sous cette chaleur. Plus rien ne comptait hormis elle. Une couverture chauffante et un feu de cheminée n'auraient certainement pas eu la même efficacité. J'aurais pu brûler dans les flammes de l'enfer que ça n'aurait pas été pareil. Cette douce énergie me gagnait petit à petit. Si d'abord, le contraste était presque douloureux, exposant ma chair à la lutte entre mon sang chaud qui affluait contre mon épiderme et la neige froide de l'extérieur, je plongeais ensuite dans une sorte d'extase, sentant la vie me regagner peu à peu et surtout, regagner mes extrémités. Je percevais de nouveau le bout de mes doigts !

C'est là que je sentis le souffle de Carmine se perdre dans mes cheveux lorsqu'il murmura à mes oreilles, sa présence enveloppant la mienne :

— Reste en vie, petite diablesse...

Si mon corps n'était pas encore tant tétanisé j'aurais pu frémir en sentant ce fin murmure rouler contre la peau de ma nuque pour venir diffuser ses ondes dans tout mon être. Des ondes de bien-être... Mon cœur vrilla totalement dans ma poitrine. Adieu sérénité de l'âme !

Comme si mon âme avait un jour été sereine...

J'avais tout oublié des bourrasques de vent cinglantes et des flocons gelés qui continuaient de se déposer sur mon épiderme, dans mes cheveux et même sur mes cils. Je ne les sentais plus. Seul comptait le contact de mon compagnon. Ses doigts se mirent à dessiner des arabesques sur mon épiderme, lentement, doucement, enflammant tout sur leur passage. Chacun de ses gestes répandaient ses échos dans mon corps entier et quand il effleurait ma peau, c'était mon âme entière qui réagissait.

Envolée toute trace de douleur. Et derrière les ténèbres de mes paupières, je pouvais me concentrer sur mon sens du touché, plus sollicité que jamais.

Enfin, mes tremblements finirent par cesser et je sentais dorénavant tous mes membres, avec une acuité un peu trop perturbante. C'était comme si toutes les fibres de mon corps s'étaient éveillées, plus intensément qu'auparavant. La glace avait laissé place à la lave. Et la sensation des doigts de Carmine sur moi était peut-être la chose de trop. Rouvrant les yeux, je me dégageai de sa poigne, un peu trop brutalement, pour lui faire face.

Réchauffée, les joues sûrement plus rouges que mes cheveux suite à son contact, je secouai la tête avant d'ironiser, d'une voix un peu trop vacillante :

— C'est gentil de ne pas me laisser mourir...

Un rire moqueur lui échappa et sur le même ton malicieux que moi, il minauda :

— Je ne voudrais pas perdre ma si merveilleuse meilleure amie !

Son ton puait de fausseté. Je levai les yeux au ciel sans pouvoir m'empêcher de rétorquer :

— Je suis ton amie maintenant ?

— Bien sûr. Je ne vais pas faire un câlin à n'importe-qui voyons...

— C'était un geste de soutien suite à l'expérience traumatisante que j'ai vécu !

Le sarcasme qui perçait dans ma voix aurait pu en déstabiliser plus d'un. Même à moi, mes mots me faisaient horreur et soulevaient mon cœur jusqu'à m'étouffer. Mais je n'avais pas vraiment le choix. C'était ma seule solution pour ne pas laisser remonter trop violemment à la surface le souvenir de... De cet instant. En rire pour ne plus souffrir. Oublier pour ne pas me laisser submerger. Ne rien ressentir... C'était ce qui valait mieux. Sans doute Carmine perçut-il mes pensées car il ne relança pas, se contentant de murmurer, son regard sombre cherchant le mien.

— Tu as été vengée non ?

Il semblait attendre une confirmation. Que je n'étais pas forcément en mesure de lui donner. Mes vêtements étaient encore tâchés du sang de Morval. Et rien qu'à cette pensée j'avais de nouveau la nausée. Mais je ne pouvais pas non plus oublier l'intense satisfaction que j'avais éprouvée au moment où j'avais compris. Compris que mon compagnon l'avait fait disparaître pour de bon. Ad Vitam Aeternam. Ça avait été comme... Comme si on libérait mes épaules d'un poids qui était en train de m'écraser, de m'enfoncer sous terre à tout jamais. Comme si je pouvais de nouveau respirer à peu près normalement après avoir été tenue en apnée tout ce temps.

Mais malgré tout, ça ne suffisait pas. Ça ne suffirait probablement jamais...

Car il suffisait que je ferme les paupières pour que... Pour que la douleur revienne. Un vide béant qui s'emparait de bon cœur pour aller le fracasser sans pitié au bord du chaos, au bas d'une falaise de désespoir. Était-ce normal ? Étais-je normal ? Ne devrais-je pas tout simplement passer à autre chose ? Après tout, ce n'était pas comme s'il était parvenu à ses fins... Il n'avait pas réussi. Il ne réussirait plus jamais. Parce qu'il ne reviendrait pas.

J'étais libérée de lui !

Alors pourquoi la peur s'insinuait-elle toujours dans mes veines, comme le pire des venins ?

— La vengeance ne fait pas tout, finis-je par murmurer, peu certaine.

Il semblait que j'avais touché une corde sensible en évoquant la vengeance. Je devinais dans ses yeux que cette dernière lui tenait particulièrement à cœur. Alors peut-être que mes paroles venaient chambouler quelque peu ses convictions... Bien que je doutais sincèrement avoir un impact sur sa façon de penser. Le brun me toisa un instant, ses traits se fermant quelque peu. Puis il finit par acquiescer, silencieux.

Nous reprîmes la route, évoluant difficilement parmi ses bourrasques si puissantes qu'elles nous aveuglaient, soulevant une poudreuse qui venait gifler nos visages. La progression était laborieuse. Mes bottes étaient trempées, réellement. Sans parler des flocons qui s'accumulaient sur le bord de nos vêtements. Nous n'étions clairement pas équipés pour ce cercle.

Le paysage autour de nous était désert. Mais c'était un désert différent de celui que j'avais toujours connu. À perte de vue, tout était blanc ou gris. Le blizzard empêchait de voir plus loin qu'une dizaine de mètre. La couche de neige était si épaisse que je m'y enfonçai parfois jusqu'au mollet, pestant et jurant, bataillant contre ce piège glacé pour continuer à avancer.

Aucune vie ne pouvait résister ici. Aucune fleur n'y pousserait jamais... Tout était destiné à périr.

— Tu penses beaucoup aux fleurs.

Je sursautai presque en entendant le timbre grave et chaud du brun s'élever par-dessus le sifflement aigu du vent. Son constat me surprit un peu. Ce n'était pas une question. Qu'étais-je censée y répondre ? Hochant la tête, un peu déboussolée, je tentai d'expliquer :

— C'est parce que je les adore. Depuis toute petite. Je travaille dans une fleuristerie depuis quelques années maintenant, c'est comme ça que je gagne ma vie... Ou plutôt ma survie. M. Béranger en est le patron.

— C'est ce fameux ami ?

— On peut dire ça. Il est vraiment bon avec moi... Il a été une sorte de figure paternelle. Et son jus de grenade est absolument divin, à s'en damner !

Il hocha de la tête, de haut en bas. Son regard s'était fait plus lointain. Mon cœur balançait. J'hésitai à lui poser des questions sur son propre père. Mais aux vues de sa réaction quand j'évoquais sa mère, je me retins, peu désireuse de gâcher ce moment de relative tranquillité. Je l'imaginais déjà se murer dans son silence sombre si je m'y risquais. Non merci.

Mes pieds s'enfonçaient dans la neige et le vent s'engouffrait toujours sous mes vêtements mais grâce aux dons étranges du jeune homme, je ne souffrais plus tant que ça du froid. Malheureusement, ce fait me poussait à m'interroger toujours plus sur ses origines. Qui pouvaient bien être ses parents pour qu'il ait de tels pouvoirs ? Il pouvait lire dans les pensées, contrôler le sang des gens et même les faire exploser... Je commençai à me demander s'il n'était pas un démon lui aussi. Avait-il toujours son âme ?

À ma grande surprise, Carmine relança la discussion, profitant du fait que j'étais plus ouverte à me confier, contrairement à la dernière fois où il avait abordé le sujet :

— Et David ?

— Un drogué qui vit dans mon immeuble. Mon voisin de palier. Il n'est pas méchant.

— Donc si je résume ton entourage, il y a un fleuriste amateur de jus de grenade, un voisin addict au cannabis et une mère satanique. Je me sens tellement à ma place dans ton cercle de connaissances !

— On peut évoquer le tien si tu veux ! Un démon-poète et sa copine tarée qui a tenté de nous dévorer !

— Et encore, tu ne sais pas tout...

Mais je voulais savoir. Qui il était. Ce qu'il était. Je voulais savoir. Souhait vain. Je doutais qu'il me le confie un jour. Une fois que toute cette histoire serait finie, nous ne nous reverrions plus jamais. À la condition que tout se finisse bien.

Encore une raison pour faire taire cette attraction malvenue qu'il exerçait sur moi. Je ne pouvais décemment pas m'attacher à un inconnu, dangereux de surcroit, qui était parvenu par je ne sais quel miracle à m'entraîner à sa suite dans une aventure que je considérais encore comme suicidaire. Pourtant, que je le veuille ou non, entre nos échanges de piques et le fait qu'il ait été le seul avec qui j'ai noué le dialogue depuis bien longtemps, je m'étais mise à l'apprécier. Un tout petit peu. Mais c'était déjà trop.

— Il n'y a pas beaucoup de fleurs à Regana...

Son affirmation, murmurée dans le vent, comme s'il n'attendait pas de réponses me déstabilisa. Je ne décelai pas de moqueries dans sa voix.

— Il y en avait quelques-unes dans le cercle des damnés... Des fleurs fantômes, me hasardai-je à répondre.

— Pas les plus belles je suppose...

— Je les préfère aux roses.

Mon aversion pour les roses était peut-être poussées à l'extrême. Mais je les associais un peu trop à toutes ces choses que je n'avais pas vraiment reçues ces dernières années : l'amour, l'amitié, la tendresse, l'affection, la douceur... Carmine leva un sourcil, avant de marmonner :

— Tu m'en diras tant... Quelles sont tes fleurs préférées dans ce cas ?

Décidemment ! Il allait me tuer à force de me poser des questions aussi incongrues. Qu'est-ce qu'il lui prenait d'un seul coup ? Pourquoi autant m'interroger, comme si... comme s'il désirait me connaître ? Wow redescends sur terre Sam', t'es complètement à l'ouest ! Face à son air sérieux, comprenant qu'il attendait une réponse, je soufflai à demi-mot, rapide :

— Les chrysanthèmes.

— Tiens donc... La fleur des morts.

Quelque chose s'anima en moi. Parler des fleurs, c'était éveiller au fond de mon être ma passion la plus vive, mon lien le plus fort avec le monde des vivants. Ce qui m'avait permis de tenir durant toutes ces années. C'était plus fort que moi. Je ne pus m'empêcher de m'exclamer, oubliant la tempête de neige et les rafales cinglantes :

— C'est un peu réducteur ! Certes, elle est associée aux morts en Europe, mais c'est parce qu'il s'agit de la plus belle fleur de l'automne. C'est celle qui rayonne le plus quand tout se meurt. Elle est résistante. Elle symbolise l'éternité. Que ce soit celle de l'au-delà, dans la mort, ou bien celle du monde des vivants. En Asie, elle symbolise le bonheur, la noblesse, la lumière !

— Wow, du calme petite diablesse. Je ne voulais pas te vexer ou insulter ta petite fleur.

Je me mordis la lèvre inférieure, une certaine rougeur gagnant mes joues. Bien, ça m'empêcherait au moins d'avoir froid. Les prunelles de Carmine scintillaient, comme si mon coup d'éclat l'avait sincèrement amusé. Il me couvait de son regard d'une étrange façon, qui me réchauffait presque autant que son contact, lorsqu'il m'avait sauvé d'une hypothermie imminente. Ce qui me perturba grandement.

— Désolée, je m'emporte un peu.

— Ne t'excuse pas. Ça te rend plus vivante. Tu as moins l'air d'un zombie avec cette flamme passionnée !

Mes yeux s'écarquillèrent tandis que mon cœur rata un battement. Avait-il bien dit ce que j'avais entendu ? Un instant, je le dévisageai, ahurie, avant de m'exclamer, prise d'un fou rire :

— Je rêve ou c'est un compliment ?

Un ricanement lui échappa. Lui aussi devait réaliser qu'il venait de me dire quelque chose de « gentil ». D'abord un câlin puis ça ! À ce rythme, nous allions réellement devenir amis... La blague...

— Théoriquement les deux, très chère, ronronna-t-il. Tu rêves puisque tu es toujours coincée à Regana. Mais c'est aussi un compliment.

Je me calmai quelque peu. Mes joues me picotaient et je n'étais plus tout à fait sûre que cela fut à cause du gel. Depuis que nous avions atteint ce cercle, tout me semblait irréel, du paysage jusqu'à notre discussion. C'était comme si nous avions basculé dans une dimension parallèle – ce qui était techniquement le cas. Ignorant l'étrange étau qui se refermait, menaçant, au creux de ma poitrine, je levai un sourcil et murmura, suspicieuse :

— Merci... Enfin je crois.

Il se contenta d'esquisser son énigmatique sourire, celui qui la plupart du temps me donnait envie de lui coller mon poing dans la figure. Mais cette fois-ci, j'étais beaucoup moins tentée de le lui arracher.

J'étais foutue.

Le silence s'installa entre nous tandis que nous continuions notre progression. J'aimais ce silence parce qu'il était plus calme, plus serein. Si différent de ceux qui s'installaient lorsqu'il se refermait comme une huître ou lorsque nous nous disputions. Mais là où je ne l'aimais pas, c'était pour cette pointe de gêne qui perçait sous nos mots, comme si nous avancions l'un vers l'autre mais à taton, maladroitement et un peu mal à l'aise, sans savoir où mettre les pieds. Il me déstabilisait, me dévoilait des choses que je n'étais pas sûre de vouloir voir. Alors, je ne tins pas longtemps et je finis par le rompre, presque timidement :

— Et toi ?

Ma prise de parole parut le surprendre.

— Moi ?

— Quelle est ta fleur préférée ?

Il fronça des sourcils et je me morigénai intérieurement pour ne pas avoir tourné sept fois ma langue dans ma bouche. Vu le peu de fleurs qui poussaient à Regana, et vu le personnage surtout, je doutais de recevoir une réponse à ma question. Je parlais réellement plante favorite avec un être mystérieux qui partait en mission assassinat contre le diable. Quelque chose clochait chez moi. J'étais vraiment une idiote doublée d'une imbécile et une pauvre fille pathé...

— Les orchidées Dracula.

Je me figeai un instant lorsque sa voix me parvint. Je visualisai aussitôt l'objet de sa réponse.

Atypique comme choix. C'était une fleur assez particulière, que certains qualifiaient d'effrayante. Elle détestait les grands froids, n'aimait pas particulièrement la lumière ou la sécheresse et était relativement fragile.

Je n'en avais vu que très peu au cours de ma vie, nous en avions un plant à la boutique, là depuis longtemps puisque personne ne voulait l'acheter. Une étrange lubie de M. Béranger qui devait aimer cette fleur pour la conserver sans qu'elle ne le lui apporte rien.

Puis soudain, je me remémorai le surnom qu'on donnait à ces fleurs. La diablesse. Un fou rire nerveux me secoua.

J'étais en droit de me demander si le surnom que m'attribuait Carmine ne me venait pas de là.

Fragile... C'était ainsi qu'il me voyait. C'était ainsi que j'étais. Fragile et faible. Comme l'orchidée Dracula. Les bourrasques gelées du deuxième cercle avaient failli me tuer tout comme la chaleur aride du cercle des âmes errantes.
Et j'avais été incapable de me défendre face aux jumeaux, face à Morval... J'avais été faible, impuissante, pathétique. Je n'avais pas pu l'empêcher de... d'essayer de... de faire ce qu'il voulait. Et je me haïssais pour ça. Je voulais changer cela. Que plus personne ne puisse me faire le moindre mal.

Il fallait que je cesse d'être faible.

Une rafale de vent plus forte que la précédente souleva en bataille mes mèches rousses couvertes de flocons blancs. Mais je ne pensai pas à me protéger, pensive. Mon compagnon me lança un regard interrogateur en ne me voyant plus avancer.

Face à ses prunelles atypiques qui me fixaient avec curiosité, je me mordis un instant la lèvre inférieure, rassemblant tout mon courage. Enfin, j'osai poser la question qui tournait en boucle dans mon esprit depuis notre dernière rencontre avec les jumeaux, maintenant que Katrina était très certainement décidée à se venger :

— Apprends-moi à me battre ! »

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