Chapitre 16.

Le monstrueux rugissement reprit de plus belle, s'approchant de nous. Sous mon regard, une ombre effrayante semblait se faufiler entre les fourrés, agitant les buissons.

Réagissant au quart de tour, Carmine m'attira sans plus attendre derrière un amas de rocher formant un abri de fortune. M'y plaquant sans douceur, il m'intima d'un geste sévère de ne pas faire le moindre son. Comme à chaque fois que nous nous retrouvions dans une situation similaire, ses mains vinrent se glisser contre mes hanches pour m'immobiliser et son corps faisait rempart. Si je n'avais pas été consciente de la présence d'un potentiel danger, sa soudaine proximité aurait pu finir par me faire dérailler complètement.

Mais j'avais un caillou qui me rentrait dans le bas du dos et il entravait tous mouvements possibles. Ce dont il ne se souciait bien évidemment pas. Car au même instant, un feulement terrible retentit, tout près, si près que j'eus l'impression que la chose à son origine se trouvait juste à côté de moi. Des pas lourds retentirent et d'étranges grognements s'élevèrent.

La prise de Carmine autour de moi s'accentua tandis qu'il se crispait un peu plus.

« Il m'avait pourtant prévenu qu'elle était dans un mauvais jour... marmonna-t-il, par télépathie.

Il semblait vraiment contrarié. Ce qui n'était pas pour me rassurer. Mon cœur battait si fort dans ma poitrine que je m'entendais à peine penser.

Qu'y avait-il derrière ce rocher ?

Quoique ce fût, ça semblait n'avoir qu'une seule envie : nous dévorer.

Du coin de l'œil je crus voir une longue queue de serpent frôler le sol, à moins de deux mètres de nous. Je dus me mordre la langue de toutes mes forces pour ne pas faire le moindre bruit. Une queue de serpent ? J'avais pourtant entendu des pas...

Mon compagnon de route exerça une pression un peu plus forte, comme pour m'inviter à me décaler. Avec énormément de précaution, à pas de velours, j'obéis. Nous glissâmes derrière le rocher pour gagner plus encore les ténèbres que nous offrait notre misérable cachette. Désormais, je pouvais voir ce que nous fuyions.

Dissimulée dans la pénombre, je pus voir cette silhouette se déplier et se découper pour dévoiler ce que je ne pouvais décrire que comme une espèce de chimère démoniaque... À mi-chemin entre l'ange déchu et la stryge. Grande de taille, trapue, sa peau plus sombre qu'une nuit sans lune était piquetée de tâches dorées et écarlates. Ses longs bras, plus épais peut-être que ma taille, étaient poursuivis par des doigts crochus, ponctués de griffes. Quant à son visage... Deux yeux rouges, assoiffés de sang, cherchant une future proie, se trouvaient au-dessus d'une gueule béante dont les crocs étaient si longs qu'ils dépassaient en taille ceux de Morval. Et dans son dos, se découpait deux immenses ailes noires, déchiquetées, déchirées, aux pointes si tranchantes qu'elles devaient plus lui servir à étouffer ses proies qu'à s'envoler.

Un frisson glacé parcourut mon corps entier, annihilant l'adrénaline pour venir déverser la terreur dans mon cœur. Je dû réprouver un haut le cœur de profond dégoût devant cette vision. J'avais l'impression de me trouver en plein cauchemar.

Pourtant, il y avait quelque chose d'humain dans cette créature. Hormis sa silhouette presque féminine, son visage affreux et monstrueux était couronné de ce qui semblait être une chevelure dorée comme le soleil. Et sa démarche était aussi chaloupée que pouvait l'être celle d'une femme fatale.

Je me détournais de ce spectacle effrayant pour faire face à Carmine, me plaquant contre la roche. Mes mains tremblaient alors que je m'appuyais comme je le pouvais contre le torse de mon compagnon pour ne pas chavirer.

Bordel, c'était quoi, cette chose ?

Sam', laisse-moi te présenter Béatrice.

Béa-quoi ?

Mon cerveau cessa de fonctionner lorsqu'il assimila pleinement ses paroles. Les yeux écarquillés, le souffle coupé, je dévisageai mon compagnon comme s'il avait perdu la tête. Face à mon air ahuri, il soupira.

Béatrice est une démone particulière. Une hybride. Mi-démone, mi-monstre. Elle bascule d'un état à l'autre sans maîtrise. Lorsqu'elle est sous forme de démone, Dante la recueille. Mais lorsqu'elle est dans un de ses mauvais jours...

Il ne finit pas sa phrase. Il n'en avait pas besoin. Le spectacle horrifique qui se déroulait sous mes yeux suffisait à illustrer ce qu'il entendait par « mauvais jour ».

Mon regard se posa de nouveau sur la créature. À quoi pouvait ressembler Béatrice lorsqu'elle n'était pas sous cette forme ? Était-elle aussi sublime que les poèmes le chantaient ? Ou bien sa monstruosité se reflétait-elle sur son physique ?

Jugulant ma peur comme je le pouvais, je tentais de raisonner. Dante devait réellement l'aimer... Il n'y avait aucune autre explication au fait que cette... chose soit sa compagne, même si elle était maudite, même si elle était hybride. Parce que je n'avais rien vu d'aussi terrifiant de toute ma vie.

Mais c'est là que je compris également. Les chaînes du démon ! Sa raison de nous aider... Hésitante, je cherchai à lui faire parvenir ma nouvelle théorie, osant à peine respirer de peur d'attirer l'attention de la créature qui rôdait non loin :

C'est... C'est Regana qui l'a maudite n'est-ce pas ? Si Dante nous aide, c'est parce qu'en devenant le nouveau seigneur, tu pourrais la libérer ?

Un instant, son regard améthyste se détacha de la chimère démoniaque pour se poser sur moi, une lueur de surprise y scintillant. Le coin de ses lèvres tressaillit.

Tu m'étonnes de jour en jour, petite diablesse... murmura-t-il avec un semblant d'affection tandis que sa prise s'accentua autour de mes hanches. C'est tout à fait ça. Puisque le seigneur de Regana est Regana lui-même, il décide d'absolument tout. Et il est en capacité de lever un tel sort.

Si Dante voulait retrouver sa compagne pour de bon, il n'avait pas le choix. Car l'actuel seigneur ne l'aiderait jamais. Je ne connaissais rien à l'amour, mais j'étais à peu près certaine qu'avoir pour copine une créature qui pouvait tenter de vous dévorer à chaque seconde n'était vraiment pas l'idéal.

Les dents plantées dans ma lèvre inférieure, je fermai un instant les paupières. Il fallait que je reprenne le contrôle. Il fallait que je me calme. Je tremblais réellement comme une feuille. L'idée de finir déchiqueter entre les longues aiguilles qui lui servaient de crocs ne m'enchantait pas vraiment. Dans ma poitrine, mon cœur se révulsait à cette pensée. Fébrile, je m'enquis :

Que fait-on maintenant ?

Cette... Béatrice nous coupait la voie, empêchant toute échappatoire. Nous ne pouvions quitter notre cachette sans qu'elle ne nous voie et j'avais dans l'idée que si jamais cela venait à arriver, elle ne viendrait pas nous saluer poliment. Le souffle du brun envahit mon esprit, autoritaire :

Je peux essayer de la contenir mais si elle te voit, elle te dévorera sans pitié. Quand je te le dirais, cours et ne t'arrête pas !

T'es sûr que...

Ne discute pas.

Vu l'urgence de la situation, je pouvais difficilement insister ou remettre en question son plan. Avec raideur, je hochai de la tête, relevant les paupières. Je rencontrai aussitôt son regard violet qui vrilla le mien avec insistance. L'espace de quelques instants, ce fut comme si le monde entier disparaissait. Ne restaient que ses deux yeux si particuliers... Un vide béant s'empara de mon cœur et de mon esprit. Ma poitrine se souleva difficilement sous ma respiration laborieuse. Dans cet échange de regard qui ne dura qu'une intense fraction de seconde, ce fut comme si nous scellions un accord. Le lien qui nous liait parut se renforcer, inexplicablement.

La pression qu'il exerçait sur moi s'allégea et son contact, qui à l'origine semblait plus destiner à m'empêcher de faire une bêtise, se radoucit, ressemblant soudain bien plus à une caresse timide. Une caresse brûlante qui fit exploser des milliers d'étincelles dans mon corps entier.

Puis Carmine me relâcha totalement et après m'avoir accordé un dernier sourire confiant, sorti de notre cachette pour affronter la chimère démoniaque.

C'est parti !

Je me plaquai contre la roche à nouveau, retenant ma respiration. Seuls les bruits me parvenaient.

Le monstre rugit, sûrement en apercevant mon comparse. Une pointe d'inquiétude émergea à travers le brouillard qui alourdissait mon esprit. Il allait se faire massacrer par cette chose... C'était sûr ! Que pouvait-il contre elle ?

Paralysée, figée, je me demandais si j'allais réellement être en mesure de fuir lorsqu'il me l'ordonnerait. Mais je n'avais pas le choix. J'allais devoir m'arracher à cette torpeur glaçante qui avait refermé ses griffes sur moi. Toutefois, pour le moment, j'étais tout bonnement incapable de regarder.

Je ne pus compter que sur mon ouïe pour deviner ce qu'il se passait.

Le mystérieux brun devait avoir repoussé les attaques de Béatrice car celle-ci feulait de rage. Je pouvais déceler l'ombre de sa longue queue de serpent s'agiter dans les airs. Elle fouetta le sol avant de claquer brutalement. Le choc fit presque trembler la terre et des cailloux tressautèrent à mes pieds. Le bruit sourd d'un corps qui chutait retentit alors, suivi aussitôt d'un craquement qui n'augurait rien de bon. La panique grimpa en flèche dans mon cœur, et je dus serrer les poings pour ne pas hurler.

Faites que ce ne soit pas Carmine, faites que ce ne soit pas Carmine...

Ce n'était pas Carmine.

J'entendis son ricanement amer tandis que la créature poussait un glapissement de douleur. Mon compagnon devait être en train de faire appel à ses curieux dons. Je ne voyais pas comment il pouvait lui tenir tête autrement...

D'étranges sifflements retentissaient, mêlés à des cris et des claquements sonores. C'était un concert atroce, dissonant, dans lequel je me noyais sans le vouloir... Chaque son, aussi affreux fut-il, se répercutait en écho dans mon être, venant gonfler cette vague suffocante qui grondait quelque part dans ma poitrine, prête à me dévorer.

Mais peu importe ce qu'il se passait derrière ce rocher, mon allié de route tenait tête à Béatrice sans flancher. De cela, j'en étais certaine.

Après une nouvelle série de grognements caverneux terrifiants et de craquements sinistres, il y eut un violent feulement, semblable à un cri de guerre, échappé du pire des enfers... Je crus que mon cerveau allait explosé tant c'était terrifiant.

Puis le silence se fit. Je n'entendais plus rien. Je n'avais pourtant pas perçu le cri de celui qui se faisait dévorer alors... Qu'avait-il pu bien se produire ?

Le silence était si lourd que je crus quelques instants que le temps s'était arrêté. L'angoisse grimpa en moi, avec plus de hargne encore. Je ne percevais même plus le vent dans les branches. C'était comme si... Comme s'il n'y avait plus rien.

J'hésitais sincèrement à jeter un coup d'œil... Mais alors que je tergiversais intérieurement, le jeune homme hurla en pensée, sa voix résonnant dans chaque parcelle de mon esprit avec la puissance d'un coup de tonnerre :

Cours ! »

J'obéis aussitôt à cette impulsion télépathie qui parcourut mon être tout entier comme une décharge électrique. Me glissant hors de mon abri, je filai comme une flèche par la voie qu'il m'avait dégagée. Aveuglée par l'adrénaline qui se déversait dans mes veines, je n'entendis que le feulement furieux du monstre et le grognement agacé de mon compagnon. Le sol défilait sous mes pieds à une vitesse folle qui me donnait le vertige. Mais j'agissais à l'instinct, sans même regarder où j'allais.

Bien vite, les bruits de leur lutte s'évanouirent, tout comme le vestige de la présence de Carmine dans mon esprit. Seuls retentissaient les sons de ma course folle. Les branches des arbres me griffaient sur mon passage, entaillant la peau de mes bras et de mon visage.

Mais je n'y pris pas garde.

Je devais avancer !

J'étais habituée à courir : je courrais quand je fuyais les jumeaux démoniaques, je courais quand je ne voulais pas arriver en retard et rater le seul bus qui me permettait de rentrer chez moi ou d'arriver à temps au collège, je courais quand je devais gérer notre vie à ma mère et à moi, depuis qu'elle n'était plus capable de faire les courses... Je courais tout le temps. Mais cette fois-ci, l'impression que ma vie en dépendait s'était accrochée à mon estomac et pesait plus lourd qu'un boulet scellé à mes pieds.

J'avais l'impression que mes poumons allaient exploser. Ma poitrine entière me brûlait, comme si les muscles se déchiraient autour de mes côtes. C'était atroce. Mais je ne pouvais pas m'arrêter. J'étais incapable de m'y résoudre.

Je ne savais même pas depuis combien de temps je courrais ainsi. Je ne voyais pas où j'allais, mes mains devant mon visage dans une tentative pitoyable de protection.

Soudain, mon pieds se pris dans quelque chose de dur, sûrement une racine. Je sentis tout mon équilibre chavirer. L'espace d'un instant, la gravité n'agit plus sur moi et je me sentis flotter. Avant de basculer, perdant tout repère.

L'impact avec le sol fut moins violent que ce que je ne craignais. Avec l'adrénaline qui se déversait dans mes veines avec l'intensité d'un terrent, je pu me relever aussitôt, le souffle court.

J'étais à un carrefour, à la croisée de plusieurs sentir qui s'étiraient autour de moi, comme autant de possibilité à emprunter. Désemparée, je fis un tour sur moi-même, incapable de trouver par où j'étais venue. Il n'y avait que des arbres et des fleurs fantômes. Toujours le même décor.

Un spasme nerveux me secoua.

Et si Carmine échouait à tenir tête à Béatrice ? Et si elle ne faisait qu'une bouchée de lui ? S'il lui arrivait quelque chose ?

Je me retrouverais alors toute seule, perdue dans le cercle des damnés, avec des démons à ma poursuite. J'étais incapable de retrouver le chemin de la maison de Dante. J'errerais sans but, en véritable âme en peine. Il me faudrait attendre mon réveil dans le monde réel ? Souffrir encore et encore ? Et si je ne me réveillais jamais ? Et si mon overdose avait été fatale...

Un cri de rage et de frustration m'échappa, déchirant ma gorge.

Bon sang, mais quel était ce merdier sans nom !

Et puis, qu'est-ce qui m'assurait que Carmine parvienne à retrouver ma trace s'il échappait cette créature ? Rien. J'étais moi-même incapable de dire où j'étais. J'étais perdue. Entièrement perdue.

Un craquement de branches me força à reprendre ma fuite, peu importait la direction. Je m'enfonçai toujours plus dans le cercle des damnés, tous mes sens entièrement annihilés par cette sensation brûlante qui me grignotait de l'intérieur et qui venait me murmurer à l'oreille que la mort était à mes trousses chaque fois que je faiblissais.

Quand soudain, j'aperçu à travers l'aveuglement aliéné de ma course une ombre se dresser en travers de ma route.

Je freinai si brutalement que ce fut un miracle que je parvienne à maintenir mon équilibre et à ne pas chuter une deuxième fois. Malheureusement, je ne pouvais pas m'extasier dessus. Car à nouveau, Regana venait de me prendre au piège...

J'allais de Charybde en Sylla... J'avais échappé à un monstre pour tomber dans un tourbillon qui allait me détruire toute entière.

Mon souffle se coupa et mon cœur cessa littéralement de battre dans ma poitrine. J'eus l'impression de sombrer dans un gouffre sans fond qui refermait ses mâchoires tranchantes sur moi. Incapable de bouger, figée, la terreur afflua avec la violence d'un raz de marée. Le temps parut s'être suspendu...

Avant de reprendre sa course mortelle, faisant s'effondrer tous mes espoirs tandis qu'une voix âpre et amère susurrait cruellement à mes oreilles :

« Bonjour, petite chérie. »

Katrina !

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Bonjour, bonsoir chers voyageurs en terre maudite de Regana ^^ Comment vous portez-vous ?

Je suppose que vous allez déjà mieux que notre petite Sam qui se retrouve dans une situation bien... Merdique !

Cette petite NDA se glisse ici parce qu'avec cette fin de chapitre, vous vous en doutez, le prochain ne sera pas tout rose. Je voulais simplement prévenir que le chapitre 17 touchera à des sujets sensibles et qu'il peut heurter la sensibilité de plusieurs d'entre vous, plus que les autres chapitres. Je repréciserais cela au début du prochain chapitre si j'y pense 😘

À dimanche,
Aerdna.

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