Chapitre 12.

Carmine avait menti.

J'étais de retour dans le désert rouge.

Cet imbécile avait menti et je me retrouvais à fuir de nouveau. Et c'est justement alors que je fuyais les monstres de mon enfer, courant à en perdre haleine, que je percutai de plein fouet mon plus grand cauchemar. Un gémissement d'horreur m'échappa.

« Katrina !

La femme esquissa un sourire dément, passant une main dans ses cheveux d'un bleu électrique avant de ronronner, comme un chat heureux d'avoir enfin piégé la petite souris qu'il traquait :

— Alors petite chérie ? Nous t'avions manqué ?

Connasse !

Je brûlais de les insulter, de les maudire, de les détruire...

Mais avant que je ne puisse agir, elle me repoussa brutalement, avant tant de force que je tombais sur les fesses, tentant d'amortir le choc comme je le pouvais avec mes mains. Des petits cailloux s'incrustèrent dans ma paume, une décharge douloureuse se diffusant dans mes avant-bras.

Fais chier !

Derrière elle, la silhouette massive de son frère se dessinait. Toujours aussi terrifiant, silencieux, il s'accroupit de façon à pouvoir mieux me toiser. Je frissonnai de dégoût, mon corps se crispant tout entier lorsque ses yeux sombres se posèrent sur moi. La panique monta en moi, comme un venin qui se diffusait dans mes veines, comme un serpent qui remonterait jusqu'à ma gorge pour m'étouffer. Sous l'intensité de son regard mauvais, ma peau me démangeait.

Comme toujours j'y lu ce même éclat qui me terrifiait lorsqu'il m'observait de cette façon. Parce que je savais ce qu'il signifiait. Parce que je savais ce qu'il voulait...

Et rien ne me garantissait que j'y échapperais.

L'épouvante qui m'avait gagnée s'intensifia. Je n'avais même plus la force de me débattre. Mes pensées s'élancèrent vers le seul capable de me tirer de ce mauvais pas... Je me surpris à appeler Carmine de toutes mes forces. Mais seuls les rires moqueurs et barbares des jumeaux me répondirent.

— Ne compte pas sur ton petit sauveur pour t'en sortir cette fois...

Il m'avait fait une promesse. Il m'avait juré que jamais mes tortionnaires me feraient de nouveau du mal. Était-ce là la valeur de ses serments ?

Un rire amer et nerveux m'échappa, déchirant ma poitrine, alors que devant moi le jumeau s'avançait d'un pas.

Aujourd'hui, c'était à Morval de s'amuser il semblerait.

Sous son apparence de chien géant, il s'approcha de moi alors que je repliai mes genoux contre ma poitrine, le sentiment de terreur grimpant à chaque seconde. Retroussant les babines, il dévoila ses crocs longs, et je pouvais déjà presque les sentir s'enfoncer dans ma chair.

Je me reculai un peu plus, mon dos rencontrant une des immenses roches. J'étais bloquée. Il ne me restait aucune échappatoire, rien. Mon regard croisa celui de la jumelle, cruelle, qui surplombait la scène, un rictus pervers aux lèvres. Oh elle devait se délecter de cette vision...

Mais mon attention se reporta aussitôt sur la bête qui se trouvait à ma hauteur. Son abject museau vint renifler mon visage, lâchant son souffle mortel qui venait s'échouer contre ma peau. Ses babines retroussées effleurèrent mes joues et sa langue vicieuse glissa le long de ma mâchoire, répandant sa salive écœurante, tandis qu'il finissait d'enfouir sa truffe dans ma gorge.

S'il mordait ici, j'étais morte. Mais de toute façon, quoiqu'il allait se passer, j'allais souffrir.

Mon cœur cessa de battre dans ma poitrine. Littéralement. Je pouvais presque le sentir s'immobiliser tandis que mes poumons refusaient d'inspirer ou d'expirer de l'air. J'étais paralysée, figée, statufiée. Incapable de faire quoique ce soit, dans l'attente de la libération. Dans l'attente de ma punition...

Cependant il ne passait toujours pas à l'attaque.

Je savais qu'il allait le faire. Je savais que la morsure viendrait et avec elle, le sang, la douleur, les cris...

Mais ça ne venait pas.

C'était de la torture. Psychologique.

L'attente était presque aussi douloureuse que l'acte en lui-même.

Dans ma poitrine, mes poumons me brûlaient désormais et mon être tout entier en faisait de même, réclamant l'apport d'oxygène qui lui était nécessaire. Mais j'en étais incapable. Mes oreilles bourdonnaient. Tous mes sens étaient concentrés sur les caresses prédatrices de la mâchoire de Morval qui ne semblait pas se décider à m'asséner le coup de grâce.

Et enfin, Katrina siffla dans ses doigts, assénant l'ordre terrible.

Le chien me renversa au sol et je n'eus que le temps de voir sa mâchoire atroce s'ouvrir au-dessus de mon visage.

Le reste se noya dans ma souffrance, dans mes cris, dans mon envie toujours plus pressante d'en finir. J'avais mal. Si mal... Une douleur dévorante qui irradiait de mon visage pour venir empoisonner le reste de mon corps, vibrant à l'arrière de mon crâne, annihilant tout le reste. Je voulais perdre conscience, je voulais sombrer dans les limbes, ne plus me réveiller, ne plus sentir... Laissez-moi partir !

Mais cela m'était refusé. J'appartenais corps et âme à ce mal qui me ravageait, entièrement, sans pitié ni considération.

Au mal qui régnait à Regana.

Qui régnait sur ma vie.

Qui était ma vie...

Un mal qui voulait que je reste consciente jusqu'au bout.

Tout mon visage me brûlait. Un immense poids s'était abattu sur ma poitrine, m'empêchant de respirer correctement et je ne parvenais même plus à expier ma souffrance en hurlant des insanités. Mes jurons et mes cris se mourraient dans le brasier qui me consumait toute entière, prêt à m'entraîner dans des abysses sans retour...

Puis tout cessa et je sentis le poids qui pesait sur mon corps, le poids de Morval se retirer.

Mais je ne parvenais toujours pas à bouger, étendue, mutilée... Les rires de mes bourreaux me parvenaient déformés. Ils résonnaient à mes oreilles dans un concert de sifflement et de bourdonnement, intensifiant plus encore la douleur qui élançait ma tête. Le monde autour de moi était flou. Comme si rien de tout cela n'était réel. C'était un cauchemar. Un véritable cauchemar...

Tremblante, je parvins à travers le brouillard de la douleur à porter une main à mon visage. Derrière le voile qui obstruait ma vision, je parvins à discerner le liquide rouge qui tacha aussitôt mes doigts... Cette vision me perturba aussitôt.

Les jumeaux ne m'avaient-ils pas déjà infligée une blessure au même endroit ? Tout ceci ne s'était-il pas déjà produit ?

Mais après tout, ils m'avaient torturé tellement de fois que cette terrible impression de déjà-vu devait être normale...

Lentement, malgré la souffrance lancinante qui m'empêchait presque de respirer correctement, je me redressai. Mes os craquèrent et je dus retenir un gémissement douloureux. Devant moi, Morval avait repris forme humaine et se tenait à côté de sa sœur qui applaudissait, entièrement aliénée. Elle applaudissait le carnage. Elle applaudissait.

Applaudissait.

Applaudissait...

Et la haine gonflait dans mon cœur, si violente, si brûlante qu'elle m'insuffla le souffle nécessaire pour pouvoir me relever. Mes jambes tremblaient. Mais je tenais debout. Je les détestais, je les haïssais, je voulais les voir souffrir comme ils me faisaient souffrir, je voulais les voir crever !

Ignorant le feu qui s'embrasait en moi, dévorant tout sur son passage, Katrina cracha, véritable vipère du désert, avec tout le cynisme et la cruauté qu'elle dissimulait en son cœur :

— Et bien Samaëlle, tu croyais vraiment nous échapper ? »

Je me figeai.

Samaëlle.

Elle m'avait appelée Samaëlle.

Pas petite chérie.

Samaëlle...

Katrina ne connaissait pas mon prénom. Je ne le lui avais jamais dit, dans un espoir vain et naïf de préserver cette partie-là de ma vie, de la protéger de Regana... Katrina ne pouvait pas avoir dit cela ! Katrina n'était pas cette illusion devant moi...

Perturbée, je n'écoutais plus ce que les jumeaux crachaient à mes oreilles.

Mon regard se posa sur mes mains, ensanglantées. Était-ce mon sang ? Était-ce celui de l'averse ? Aucune idée. La douleur avait cependant étrangement disparu. Petit à petit, une étrange certitude grandissait en moi, d'abord floue et évanescente, presque insaisissable. Je craignais qu'elle ne s'évanouisse avant que je ne puisse m'en saisir. Mais au fil des secondes, elle prenait forme, et s'imposait avec une telle évidence que le souffle m'en manqua.

Relevant lentement la tête, je toisai mes deux tortionnaires, les yeux écarquillés. Mais leurs sourires malsains s'étaient volatilisés. Ils ne pouvaient rien contre moi... Car tout était une illusion...

Ce.

N'était.

Pas.

Réel.

Un violent soubresaut me parcourut, m'arrachant brutalement à mon sommeil. Je me redressai vivement dans l'obscurité, le souffle court, cherchant à m'agripper du mieux que je pouvais à la réalité. L'espace d'un instant, j'avais oublié où j'étais. Par réflexe, je palpais mon corps à la recherche de blessures, mes mains remontant de mes jambes à mon visage. Mais il n'y en avait pas.

Hormis mon cœur qui battait à rompre dans ma poitrine, lancinant, animé par une terreur douloureuse, aucune plaie n'était venue entailler mes chairs. Mon sang n'avait pas coulé. J'étais intacte.

Car je n'avais pas vraiment été projetée au cercle des âmes errantes. Katrina et Morval ne s'étaient pas réellement retrouvés devant moi. Cette fois-ci, rien n'avait été réel.

Ce n'était qu'un rêve.

Qu'un cauchemar.

Reprenant petit à petit mes esprits, je me rallongeai sur la roche, mon regard perdu dans les ténèbres. Je tentais de comprendre ce qu'il venait de se passer et pourquoi mon songe avait pris la forme de mes errances nocturnes.

La seule réponse qui me parut plausible fut l'impact de ces années d'horreur sur ma psychée... Depuis dix ans, chaque fois que je fermais les yeux, je me réveillais dans le désert rouge. Le fait de se retrouver face au néant avait dû perturber mon esprit qui avait par réflexe reconstitué mon enfer nocturne. On racontait que parfois, lorsqu'il nous manquait quelque chose qu'on avait depuis longtemps, devant la sensation de vide, notre cerveau reconstituait la chose. Le syndrome du membre fantôme ! Mais ce n'était rien d'autre qu'une illusion. Ce n'était pas la réalité.

Si je m'endormais, ce dont je rêverais demeurerait un rêve. Je ne me réveillerais pas couverte de blessure. Les tortures, aussi atroces soient-elles, ne seraient pas réelles... Les jumeaux ne me feraient plus de mal. Carmine me l'avait promis.

À cette idée, une vague de chaleur me gagna, s'écoulant dans mes veines, vivifiantes. Elle venait fortifier mon cœur, mon âme et mon esprit pour les bercer d'un sentiment de sécurité que je n'avais pas ressenti depuis longtemps.

J'étais peut-être à Regana mais pour une fois, Regana n'avait pas eu le contrôle...

Forte de cette prise de conscience, je trouvai le courage de m'allonger au sol, prête à me rendormir. Et lorsque je sombrais de nouveau, ce fut cette fois-ci d'un sommeil presque sans cauchemars.

*

« Réveille-toi, Sam' !

Ces mots, prononcés d'un timbre rauque, chaleureux, vinrent résonner à mes oreilles troublant l'inconscience dans laquelle je baignais. Oh non pitié... J'étais si bien...

Tu seras encore mieux quand nous en aurons fini ! reprit cette voix avec un petit rire amusé, brisant pour de bon mon état léthargique.

Peu à peu, je reprenais contact avec la réalité, avec le sol dur, l'air froid et les sons. J'émergeai du sommeil lentement, presque avec douceur. Clignant des paupières, je pris quelques secondes à m'adapter à la lumière du jour. Dans un halo clair, le visage de mon compagnon de route se dessina, penché au-dessus de moi.

Il avait dû me secouer pour me tirer de mon sommeil car sa main sur mon épaule me brûla presque instantanément lorsque je me rendis compte de ce point de contact entre nous. Alors que je me redressai sur mes avant-bras, encore perturbée par ce réveil en douceur, bien loin de ce à quoi j'étais habituée, il s'enquit :

— Bien dormis ?

J'ouvris la bouche sans savoir quoi répondre. Étant donné mes cauchemars, je n'étais pas certaine de pouvoir affirmer avoir bien dormis. Mais... N'était-ce pas la première véritable nuit que je faisais depuis... Depuis mes neuf ans ? Carmine ne me laissa pas le temps de dire quoique ce soit, me coupant la parole comme à sa si détestable habitude. Son étrange sourire s'agrandit encore plus et il s'esclaffa :

— Je suppose que oui.

Méfiante, je me redressai un peu plus. Quelque chose clochait. Étonnamment, il n'y avait plus le moindre bruit. Un silence reposant régnait. Tout semblait calme. Trop calme.

— Et comment peux-tu supposer une telle chose ?

Un éclat vif s'alluma soudain dans son regard, illuminant ses magnifiques et ensorcelantes prunelles violettes.

— Parce que nous avons quitté le cercle de sang.

Je battis des paupières, peu certaine d'avoir réellement compris ce qu'il venait de me dire. La stupéfaction me laissa sans voix, me coupant toute réplique possible. Je crus même un instant qu'il venait de s'exprimer dans une langue étrangère tant ses mots me semblaient dénués de sens.

Esquissant un rictus face à mon air éberlué, il m'invita à me lever, me tendant une main qu'encore une fois, j'ignorai.

Ce n'était pas tant lui que je rejetais mais l'idée de lui être redevable... je lui devais tellement déjà ! Et puis j'étais chaque fois trop déstabilisée par son touché auquel mon corps réagissait d'une façon qui ne me plaisait pas du tout...

Pas le moins du monde vexé par mon geste, le jeune homme s'avança vers la sortie de notre abri de fortune et je lui emboîtais le pas.

Je compris aussitôt pourquoi tout était étrangement silencieux.

Dehors, il ne pleuvait plus. La vallée rougeoyante avait laissé sa place à de nouveaux paysages, variés mais bien plus normaux que ce que j'avais vu jusque-là à Regana. Cette nouvelle terre s'étirait à perte de vue, jusqu'à l'horizon. Si elle semblait réserver elle aussi son lot d'épreuves et de mauvaises surprises, elle me paraissait tout de même bien moins hostile que les deux précédents cercles.

Nous avancions. Vraiment !

Le soulagement qui me gagna fut tel que j'en oubliais mes cauchemars, le sang qui me tachait encore et même mes doutes concernant mon compagnon de route. Nous avions enfin quitté ce maudit cercle de sang et son averse suffocante ! L'étrange impression que cela était dû à mes prises de consciences nocturnes s'insinua dans mon esprit. Peut-être cette nuit était-elle réellement l'épreuve imposée par Regana ?

Dans un état similaire au mien, bien que plus maîtrisé et abordant toujours son masque de nonchalance cynique, le télépathe se pencha par-dessus mon épaule pour venir glisser à mon oreille, d'un ton satisfait, et un peu moqueur :

— Bienvenue au troisième cercle...

Sans me laisser déstabiliser par son souffle chaud contre ma nuque, je me tournai légèrement pour pouvoir observer mon compagnon.

— Laisse-moi deviner... le coupais-je, mon soulagement me rendant d'une humeur étonnamment bonne. Le cercle des grands méchants prisonniers en enfer ?

Sûrement ma tentative d'humour fit-elle mouche cette fois... Carmine esquissa un sourire amusé et son rire vint chatouiller ma gorge. Je sentais son corps frôler le mien alors qu'il secouait la tête. Je ressentais avec tant d'intensité le moindre effleurement entre nous que je faillis passer à côté de sa réponse.

— Presque ! Le cercle des damnés. »

Il n'y avait pas à dire, ce nom en jetait !

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