Chapitre 11.
Le corps avait ses limites. De cela j'en étais consciente. Combien de fois le mien avait-il montré les siennes...
Mais l'âme ?
Elle n'était pas physique, pas réellement tout du moins. N'était-ce pas une sorte d'essence, quelque chose d'immatériel qui ne pouvait dès lors pas connaître de limites ? Je n'avais jamais été une fervente croyante quand bien même j'avais conscience que le surnaturel existait puisque je baignais dedans. Mais je ne m'étais jamais interrogée sur l'âme.
En tout cas, l'incarnation de la mienne semblait avoir atteint son seuil de tolérance.
Mes jambes me brûlaient et le moindre pas en plus dans cette tempête affreuse déchirait mes muscles. J'avais cru être à deux doigts de m'effondrer plein de fois. Seuls les coups d'œil sévères que mon compagnon de route m'adressait lorsqu'il sentait que j'étais prête à abandonner, m'avaient permis de ne pas céder. Ça et mon manque profond d'envie de m'affaler dans ces flaques écarlates et poisseuses. Je n'avançais que par soucis de ne pas perdre la trace de mon compagnon qui semblait ne pas souffrir des mêmes soucis que moi. Par tous les cieux, comment faisait-il pour tenir ainsi le choc ? Si ce n'était son dégoût pour le sang qui ruisselait sur nous, il progressait d'un pas déterminé qui n'avait pas failli une seule fois. Il avait dû sacrément bien se reposer lors de notre halte...
Mais sa détermination pouvait également être en partie due à la colère qu'il ruminait au fond de lui, trahie par la tension que ses muscles dégageaient.
Il ne s'était pas déridé une seule fois depuis sa dernière phrase et nous n'avions plus rien dit. Des heures dans un silence atroce, seulement rompu par la mélodie glaçante de la pluie. Carmine avait beau profondément m'irriter, je devais avouer que le froid glacial qui régnait entre nous ne faisait que creuser encore plus la sensation de mal-être qui grandissait dans ma poitrine. Entre la fatigue et la morgue qu'il dégageait, me rappelant qu'en réalité, le seul lien qui nous liait était sa volonté de se servir de moi comme d'un appât, j'en venais à me demander encore une fois si j'avais pris la bonne décision. Chaque fois qu'il me semblait que oui, j'entendais le ricanement sordide de Katrina tandis qu'elle me murmurait que je lui appartenais pour toujours, je ressentais l'étreinte glaciale et cruel de Morval tandis qu'il me brisait les os... Ils étaient parvenus à exercer une véritable emprise sur moi, au fil du temps. Et je sentais parfois ce lien se raviver, comme une chaîne trop serrée qui me ramenait toujours à leurs jeux macabres. Surtout maintenant, sous cette averse sanguine qui semblait me vider de mon énergie. Ce n'était pas mon sang qui coulait, mais c'était tout comme...
À nouveau, ma détermination faiblissait et avec elle, le peu d'énergie qu'il me restait.
Mon pied refusa de se lever, comme si mes muscles s'étaient métamorphosés en pierre. Je glissai sur l'une des mares de sang, perdant l'équilibre pour venir m'étaler au sol. Le monde bascula autour de moi pour se transformer en un bourdonnement sourd à mes oreilles, teintés de rouge. Rien que du rouge. Le choc se propagea dans tout mon être mais ce dernier était temps anesthésié que je ne ressentais plus la douleur. Seulement un fourmillement désagréable... Je n'avais même plus la force de jurer. Je restai simplement étendue, face contre terre alors que tout mon corps semblait tiraillé. Bon sang, je ne voulais même pas me relever...
Mais sans me demander mon avis, Carmine revint vers moi, ses bottes se dessinant devant mon visage. Saisissant ma taille, il me releva sans la moindre difficulté, m'arrachant un faible râle de protestation. J'étais un poids plume, mais tout de même ! Tandis qu'il me remettait sur mes pieds, sans se soucier de la grimace de douleur qui étira mes lèvres, il morigéna à mon oreille, soudain bien trop proche de moi :
« Essaye de rester debout, petite diablesse. Tu ne me sers à rien si tu restes à Terre.
Tocard !
L'insulte fusa si fort dans mon esprit que je sentis le télépathe presque tressaillir. Un instant, sa prise autour de ma taille se raffermit et je fus à deux doigts de basculer à nouveau : un vertige brûlant s'était emparé de moi, sans que je puisse m'expliquer la raison. Je m'appuyai sur lui, peu certaine de ne pas chuter à nouveau s'il me lâchait. Sans le voir, je le sentis se radoucir quelque peu.
Cependant, le contact de ses mains contre moi suffit à me donner l'impulsion nécessaire pour tenir debout lorsqu'il me relâcha de nouveau. J'avais la sensation que ses paumes avaient laissé une trace brûlante, qui s'incrustait définitivement sur ma chair. Des milliers de picottements, telles des étincelles, se propageaient le long de mon épiderme pour venir réchauffer ma poitrine. Seul le sang qui tâchait mon visage permit de dissimuler mon réel embarras. Peut-être le jeune homme s'en rendit-il tout de même compte ? Mais il ne fit aucun commentaire, aucune moquerie. Et c'était tant mieux.
J'ouvris la bouche sans savoir quoi lui dire – hésitant entre le remercier ou le blâmer. Mais aucun mot ne franchit la barrière de mes lèvres.
Mon regard venait de se poser sur l'objet de tous mes désirs depuis que nous avions mis les pieds dans ce cercle maudit... Dans cette vallée sanglante, un piton de roche se découpait, offrant un abri, une sorte de caverne, pas bien grande mais suffisamment pour qu'on puisse s'y réfugier. Béni soit-il !
Ayant sûrement saisit cette dernière pensée, mon comparse me jeta un drôle de regard, amusé par cette bénédiction, incongrue alors que nous étions en plein enfer.
Toute la distance qui s'était creusée entre nous suite à notre discussion sur ce que le seigneur de Regana avait bien pu faire avait disparu. Et j'avais de nouveau moi ce garçon arrogant et taquin.
— Tu vas réussir à marcher jusque-là ou tu as besoin que je te porte ? ricana-t-il, me toisant avec un air de défi.
Je relevai le menton, ses mots résonnant en moi comme un coup de fouet. Qu'il me porte ? Jamais !
— Ne t'avise même pas de me toucher ! crachai-je, retrouvant ma verve, m'écartant pour de bon de lui.
Il se contenta d'esquisser un rictus amusé, son regard s'éclairant légèrement. Pour peu, je croirais qu'il était rassuré.
Gagnée par une nouvelle forme de détermination, je m'évertuais à rejoindre notre abri de fortune d'un pas louvoyant. Toutefois, malgré l'averse qui venait s'abattre sur moi, je m'accrochai tant à cet espoir de trêve que je ne m'en souciais plus. Et lorsque nous atteignîmes enfin la sécurité relative de la caverne, je pus respirer correctement de nouveau.
Mais l'adrénaline qui m'avait permis de tenir ces derniers mètres se dissipa aussitôt, comme si elle n'avait attendu que cela pour pouvoir enfin laisser mon corps exprimer toute sa souffrance. Je chancelai, aussi titubante que si j'avais sifflé une bouteille de vin entière, m'appuyant contre la roche. Le monde valsait autour de moi.
Après ces journées de marche, mon corps, ou plutôt mon âme – je peinais toujours à vraiment réaliser – commençait à fatiguer. Pour dire vrai, je n'avais pas dormis lors de notre première halte, bien incapable de fermer les yeux tant la sensation d'abandonner alors toute forme d'attention me sautait à la gorge pour m'étouffer. Et puis il me suffisait de ne serait-ce que baisser des paupières pour être assaillie d'images terrifiantes et glaçantes. Je préférais les fuir.
J'étais parfaitement consciente que je ne pouvais plus continuer de la sorte sans me reposer un peu.
Carmine n'était qu'un menteur ! Il m'avait dit que mon corps n'aurait pas les mêmes besoins. Et s'il était vrai que je n'avais pas ressenti la nécessité de faire une pause toilette – encore heureux puisque, scoop incroyable : il n'y en avait pas à Regana – il semblerait que la faim et la fatigue, bien que moins fatales, finissaient irrémédiablement par se pointer. Si la première conservait un stade assez léger, par encore pressant, la seconde en revanche s'insinuait en moi, paralysant peu à peu mes membres.
Cette nuit, je n'y échapperai pas !
— Ça devrait faire l'affaire... s'éleva la voix grave de mon compagnon d'infortune, me tirant de mes pensées.
Secouant la tête pour me donner un peu de nerf, je le dévisageai réellement pour la première fois depuis le début de cette journée horrifique. Il était entièrement couvert d'hémoglobine. Ses cheveux bouclés et poisseux collaient à son visage, à moitié dissimulé derrière un masque écarlate. Ses deux yeux violets ressortaient comme jamais. Jamais il n'avait aussi bien porté son nom...
Mais j'avais parfaitement conscience que je devais lui ressembler en cet instant même, dégoulinante moi aussi de ce liquide au goût métallique.
Frottant comme une forcenée ma peau couverte de sang, je tentai de m'en débarrasser. Peine perdu. Il avait séché et collait à mon épiderme comme un plâtre mortel. Inutile de penser à mes cheveux qui étaient plus rouges qu'il ne l'avait jamais été. Avec tout ce sang, ce chien de Morval m'aurait sûrement senti à des kilomètres à la ronde si j'avais encore été dans le désert des âmes errantes...
Carmine m'observa faire quelques instants avant de s'enquérir, avec prudence, sans se départir de ce rictus narquois qui me donnait une furieuse envie de le lui faire avaler :
— Depuis combien de temps n'as-tu pas dormis ?
— Depuis mon arrivée ? Quoique, je suis à peu près certaine que mon corps est en train de se taper la meilleure sieste de sa vie !
Il cligna des paupières, quelque peu déboussolé. C'était la première fois que je lisais une telle expression de surprise sur son visage. Quant au mien il devait avoir rougit instantanément.
Mayday mayday... Crash de la tentative d'ironie. Je pourrais presque entendre les mouches voler s'il y en avait eu à Regana. Mal à l'aise, mon regard se posa sur les cailloux devant mes yeux. Pourtant, j'étais sincère. Moi qui ne dormait quasiment pas à cause de mon enfer nocturne, je venais de me plonger dans un sommeil qui allait durer plusieurs jours. Si à mon réveil je n'étais pas internée à l'hôpital pour tentative de suicide, cela relèverait du miracle.
Mais je pourrais toujours accuser ma mère de m'avoir empoisonnée dans une crise de démence. J'étais presque certaine que sur un malentendu, ça passerait.
Finalement, Carmine finit par esquisser un léger sourire, l'air tout de même un peu amusé, sans que je ne parvienne à savoir si c'était à cause de ma tentative d'humour déplorable ou à cause de mes pensées pas très honorables envers ma génitrice.
Pourtant, la seconde d'après, son expression redevint sérieuse tandis que son regard chercha à agripper le mien qui inévitablement, ne put résister à l'étrange attraction qu'exerçaient ces deux billes violettes.
— Tu peux dormir tu sais ? me glissa-t-il, à voix basse, essorant le sang qui tâchait ses vêtements. Ton âme est déjà à Regana. Tu ne risques pas de te retrouver dans le désert rouge. Il n'y aura rien. Rien du tout.
Il aurait pu tout aussi bien me sortir que j'étais en sécurité, que je n'aurais pas affiché moins de méfiance. Mais hors de question de lui livrer le fond de ma pensée, quand bien même il l'avait peut-être déjà perçue. Je lui offris un rictus hypocrite. Toutefois, au fond de moi, mon cœur se serrait, broyé par une main invisible.
C'était justement ce que je craignais... Ce vide. Ce rien. Cette absence. Voilà dix ans que je me réveillais chaque nuit à Regana. Que se passerait-il cette fois-ci ?
Si je m'endormais maintenant, je devrais affronter cet inconnu absolu. Si je m'endormais maintenant, qu'est-ce qui m'attendait ?
J'étais une lâche.
Mais j'étais une lâche épuisée.
— Qui me dit que tu ne vas pas en profiter pour te faire la malle ? grognai-je, juste pour la forme, juste pour ne pas lui donner l'impression de céder aussi facilement.
Le sourire qu'il m'offrit à cet instant aurait sérieusement pu me faire chavirer dans un tout autre contexte. Le coin de ses lèvres se retroussa, dévoilant une petite fossette, et dans ses yeux, une véritable lueur de malice s'était embrasée. Une lueur qui me percuta automatiquement, réchauffant mes joues. J'étais trop fatiguée pour le dissimuler. Il y avait quelque chose dans son visage de véritablement... Séduisant. S'il n'était pas aussi agaçant, horripilant, et si nous n'étions pas en enfer, j'aurais... Quoi d'ailleurs ? Je n'aurais rien fait du tout. La drogue de David devait encore faire effet. À moins que ce ne soient les narcoleptiques de ma mère. Je ne voyais aucune autre explication à ces pensées d'un ridicule aberrant. Heureusement pour moi et pour mes derniers neurones encore en état de fonction, Carmine me glissa, de ce timbre rauque qui semblait rouler le long de sa langue, comme les promesses délicieuses d'un serpent :
— Si je voulais me débarrasser de toi, je n'aurais pas attendu de trouver cette grotte. Je l'aurais fait lorsque tu bugais comme une idiote devant le quatrième cercle. »
Argument irréfutable ! Qu'on lui décerne la médaille de la meilleure réplique ! Je m'inclinais.
De toute façon, même si j'avais voulu résister plus, mes jambes ne me le permirent pas. Elles se dérobèrent sous mon poids et je me laissai tomber au sol. Je m'étendis sur le dos, mes yeux fixant la roche qui formait le petit abri au-dessus de ma tête. Un maigre filet de sang ruisselait sur la paroi mais s'éloignait de moi, à mon plus grand soulagement. Je sentis Carmine me tourner le dos. Tant mieux, je n'étais vraiment pas à l'aise avec lui à mes côtés. Prenant une profonde inspiration, je tentais de retrouver une respiration normale et de calmer les battements de mon cœur, si emballé que j'étais presque certaine que mon compagnon pouvait les entendre, cherchant à faire le vide dans mes pensées. J'en oubliais presque le sang qui me tâchait. Les plaques rougeâtres séchées me démangeaient. Mais face au harassement profond qui me gagnait, je n'avais même plus la force de me gratter.
Mes paupières lourdes, si lourdes qu'elles me parurent être composées de plomb, se fermèrent aussitôt, me plongeant dans ces ténèbres familières. Mais je savais que cette nuit, elles ne se rouvriraient pas. Car je dormirais pour de vrai... Une sensation que je n'avais pas connue depuis... Depuis que j'étais une enfant à vrai dire. Un jour, j'avais volé un livre de psychologie au collège. Il évoquait les rêves. Je me demandais bien ce que ma psyché, enfin libérée, allait me concocter...
Car c'était désormais moi, et moi seule qui serait maîtresse de mon esprit cette nuit. Pas de fuite, pas de jumeaux, pas de torture... Au fond de mon être, mon cœur se rebella contre ce vide inconnu qui se dessinait devant lui.
J'étais déjà à Regana. Je n'irais nulle part. Il n'y aurait rien lorsque je m'endormirais.
Rien d'autre que moi-même.
Et c'était ce que je craignais plus que tout.
Parce qu'au fil des années, j'étais devenue ça ! J'étais devenue cette âme perdue. Regana était devenu ma vie. Alors que resterait-il, si on me l'ôtait ?
Je jugulais mon appréhension pour l'étouffer. Mais c'était finalement peut-être ça, l'épreuve que le cercle m'imposait. Affronter l'absence de Regana. Affronter la fin... J'étais prête à la passer.
Je voulais ma liberté.
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