9. Bain de minuit
Mikael
Après trois heures de farniente et de beach-volley improvisé, la moitié du groupe décide de rentrer. Il ne reste que Gabriel et trois autres garçons, et j'ai l'étrange impression que cette escapade va mal se terminer. Enfin, tout dépend bien sûr du point de vue. Je garde un œil sur elle, au loin, pour remarquer les tentatives multiples de ces jeunes hommes de s'attirer son entière attention. Seigneur, tu as engendré une vraie sorcière.
Je dois avouer qu'elle est très belle, je m'en rends compte au fur et à mesure des jours qui passent, mais je ne comprends pas comment ces garçons font pour ne pas remarquer qu'elle se joue d'eux. Ses rires forcés, ses manières exagérées, ses regards aguicheurs. Elle les manipule comme des marionnettes et ils tombent droit dans son piège. Cet écœurant manège dure une éternité, où ils refont le monde à trois. Enfin, ils semblent s'avouer vaincus et s'en vont.
Elle se retrouve assise seule sur sa serviette, les bras repliés autour des genoux et les yeux fixés sur l'horizon irisé de la mer. Ses cheveux sont relevés en un chignon lâche, et ses joues, légèrement rosies par le soleil, contre lequel la protection solaire n'a pas été totalement efficace.
Je la rejoins cette fois sans aucune appréhension.
— Tu veux qu'on y aille ?
— Pas encore, se contente-t-elle de me répondre, la voix éraillée.
D'un geste gracieux, elle remet une mèche rebelle derrière son oreille, sans cesser de contempler la mer. Je suis son regard et ne remarque que les rouleaux des vagues qui perdent en puissance et viennent mourir sur la rive en y déversant leur écume, émettant un bruit que je ne suis apparemment pas le seul à trouver relaxant. Étant donné l'heure avancée de l'après-midi et la disparition plutôt rapide du soleil, la plupart des baigneurs ont décidé de déserter la plage. Nous sommes pratiquement seuls, alors que le ciel s'assombrit encore un peu plus. Las, je m'installe sur la serviette à ses côtés, et contemple le même paysage qu'elle.
— Je ne suis jamais venue ici la nuit, me confie-t-elle en brisant le calme qui nous enveloppait.
— Qu'est-ce qui t'en empêche ?
— La personne avec qui le faire.
Je ne réponds rien, mais demeure néanmoins surpris. Elle ne manque pourtant pas de compagnie, elle pourrait venir ici avec n'importe qui. Comme si elle lisait dans mes pensées, elle tient à ajouter :
— Ce n'est pas que personne ne veut m'accompagner, c'est moi qui ne veux venir avec personne.
Je tourne cette fois mon visage vers elle.
Son menton est posé sur ses genoux repliés derrière ses bras, ne me laissant distinguer que la partie supérieure de son visage. Le noir qui entourait ses yeux a coulé et ses iris se sont teintés d'une couleur mordorée qui ne laisse transpercer aucune expression. La délicatesse de ses traits me fait presque peur, je ne saurais en expliquer la raison.
— Tu veux rester jusqu'à la nuit tombée, aujourd'hui ?
Elle hoche la tête et me regarde.
— Ah, parce que ça ne te dérange pas, avec moi ? ricané-je gentiment, sans plus trop savoir ce qui se trame dans la tête de cette gamine.
— Ça ne me dérange pas, me répond-elle avec un demi-sourire. Parce que tu es mon garde du corps, et qu'en l'occurrence, ce n'est pas comme si j'avais choisi ta compagnie. Puis, d'un autre côté, je ne suis pas seule.
Suite à un froncement de sourcils censé m'aider à comprendre la confiture qu'elle vient de me servir, j'abandonne en secouant la tête.
— Tu racontes vraiment n'importe quoi. Alors on reste jusqu'à la nuit tombée, je suppose.
Nous demeurons ainsi, côte à côte, dans un silence qui s'éternise de longues minutes. Il me permet de penser à un tas de choses. La mort de José notamment, qui m'a convaincu qu'il fallait que je lâche les armes et que je cesse mon activité qui ne m'apportera rien d'autre que des cauchemars, lorsque je sentirai mon heure approcher.
Les jambes écartées, le poids de mon corps incliné en arrière et soutenu par mes bras, je commence à avoir mal au cul. Mes yeux se posent sur Gabriel, que je vois frissonner à chaque bourrasque nocturne. Je m'empare alors de son sac à dos pour en sortir sa robe blanche, qui, à vrai dire, ne couvre pas grand-chose, et je la lui lance sur la tête.
— Enfile ça, tu auras moins froid.
Elle s'empare du vêtement, sans l'enfiler pour autant. L'obscurité nous enveloppe à présent, et comme pour s'en assurer, elle lève la tête et semble explorer le ciel étoilé avec minutie.
— J'ai toujours rêvé d'un bain de minuit.
Hein ?
— Ouais, ben il n'est pas minuit, alors tu enfiles ta robe et tu profites de tes derniers moments, parce qu'on ne va pas tarder à se tirer d'ici.
Ma réplique tranchante me vaut une attaque fulgurante de ses orbes brillants.
— Je n'ai pas envie de partir.
— Moi oui. Mais libre à toi, tu n'as qu'à te trouver un taxi. Moi je rentre en moto.
— Tu ne peux pas faire ça ! Si ça se trouve, celui qui m'a menacée profitera du fait que je sois seule pour me kidnapper !
Je lève les yeux au ciel. Quelle comédienne, c'est pas possible !
— Ne t'inquiète pas pour ça. Je fais assez bien mon boulot pour te certifier que personne ne nous observe en ce moment même.
Cette fois, elle passe la vitesse supérieure et attrape mon poignet, sous mon expression outrée.
— Reste avec moi. S'il te plaît, me chuchote-t-elle, son regard tentant de pénétrer mien.
Je déglutis, énervé, et finis par céder, dans le seul espoir qu'elle dégage sa main de mon bras.
— Très bien, mais va te baigner maintenant, alors. On ne va pas rester jusque minuit.
Elle m'offre son plus beau sourire, satisfaite d'avoir remporté cette bataille, et se met debout, prête à se baigner dans l'eau aussi sombre que le ciel qui la surplombe. Tandis que je me laisse aller dans un soupir, elle ne se décide toujours pas à bouger, demeurant debout devant moi en grelottant dans la fraîcheur de la nuit.
— Alors ?
— Toi, « alors » ? Qu'est-ce que tu attends ? me demande-t-elle.
La situation prend une tournure inquiétante.
— ...Pour ?
— Eh bien, venir avec moi.
Je lève un sourcil, presque moqueur.
— T'as besoin qu'on te surveille depuis le bord de l'eau ? Si tu as peur, c'est pas la peine d'y aller, hein.
— Du bord de l'eau ? répète-t-elle, comme si je venais de lui lancer une absurdité. Tu viens avec moi dans l'eau.
Alors là, j'en reviens pas.
— Il est hors de question que je mette un pied dans l'eau.
— Tu ne sais pas nager ?
Elle se fout de moi ?
— Bien sûr que je sais nager, je lui crache presque, sérieusement vexé par sa question.
— Ben alors ?
— Je n'en vois pas l'intérêt.
Elle souffle, se dandinant d'un pied à l'autre avec impatience.
— Répondre à mes envies, ça n'est pas assez ?
— Clairement pas, non ! je ricane, amusé qu'elle ait seulement pu le penser.
Elle fulmine ostensiblement, frustrée de ne pas avoir eu gain de cause. Eh oui, princesse, on ne peut pas toujours avoir ce qu'on veut, dans la vie. Et encore moins contre la volonté des autres. Elle comprend qu'elle ne tirera rien de moi et finit par se diriger vers le bord de l'eau, crispée par la brise fraîche de la nuit.
Quelle idée de vouloir se baigner maintenant. En plus, ça doit cailler, là-dedans !
Une fois les pieds entièrement immergés, elle se retourne d'un geste vif, et m'adresse un sourire comme rarement j'en ai vu. Le même qu'elle a affiché sur son visage la première fois qu'elle est montée sur ma moto.
— C'est génial, l'eau est chaude ! s'époumone-t-elle dans ma direction.
Je lui réponds d'un pouce levé, en m'avouant tout de même attendri par la candeur qui émane de sa joie.
— Allez, viens me rejoindre ! Tu ne vas pas le regretter !
Je n'ai pas changé d'avis et l'en informe avec un haussement d'épaules. Elle semble déçue, mais sa détermination à vouloir prendre ce bain de minuit ne faiblit pas, la poussant à s'engouffrer dans les vagues sombres de l'océan.
Sans que j'en comprenne la raison, la voir seule au milieu de cette nuit liquide me peine. J'éprouve un soudain pincement au cœur en repensant à l'aveu qu'elle m'a fait avant de se lever. Elle n'a jamais eu envie de venir avec personne, et à présent qu'elle est ici, elle se retrouve à nouveau seule, la confortant dans cette idée qu'elle l'est bel et bien. Alors que je suis juste là, à quelques mètres d'elle.
Même si je ne suis que le garde du corps qu'elle déteste sûrement, je suis là.
Je me déchausse en un rapide mouvement, et envoie valser mon short sur la serviette. Mon tee-shirt subit le même sort, et je ne me retrouve plus qu'en boxer.
À la simple idée de ce que je m'apprête à faire, je sens l'excitation m'envahir, comme un grand gamin. Je prends une profonde inspiration, me dis que je suis trop vieux pour ces conneries, et expire brusquement tout l'air qui gonflait mes poumons avant de me diriger à une vive allure vers la mer. Ce n'est que lorsque les premières vagues atteignent mes pieds que je me détends enfin. Effectivement, l'eau est chaude. Et elle a déjà englouti Gabriel jusqu'aux épaules.
Tandis que celle-ci n'a toujours pas remarqué ma présence, je réduis la distance qui me sépare d'elle à une allure soutenue, malgré le courant, et sens les battements de mon cœur s'intensifier. Quelle bêtise suis-je en train de faire ? Eh bien tant pis. Je suis juste derrière elle, et m'amuse de constater que si elle n'a presque plus pied, j'ai encore la partie supérieure de mon torse hors de l'eau. Enfin, elle m'aperçoit, et laisse échapper un cri de frayeur avant de me reconnaître. Sans dire un mot, elle m'adresse un sourire énigmatique, alors que son regard se fait intense et refuse de laisser le mien s'en détourner. Seigneur, ces yeux !
Les forces sous-marines ont beau tenter de nous entraîner vers le large, aucun de nos corps ne cède. Le calme inquiétant qui nous entoure confère à cet instant une dimension totalement surréaliste. Seul le son des vagues et le clapotement de l'eau nous berce dans la pénombre. J'ai juste envie de lui dire que je suis là, que je suis avec elle, mais il semblerait que c'est moi, en réalité, qui me suis fait piéger.
— Qu'est-ce qui se passe, maintenant ? parviens-je à libérer dans un souffle.
Sans me répondre, elle me tourne le dos et part dans un mouvement de brasse, s'enfonçant plus loin encore dans l'horizon. Elle a beau nager comme une sirène, je ne suis pas rassuré de la savoir vagabonder dans des contrées océaniques si éloignées de la rive. Je me résous à la suivre, même si une partie de moi sait pertinemment que c'est une mauvaise idée. Et pour cause, elle s'est arrêtée à un niveau où aucun de nous n'a pied, et a disparu de la surface de l'eau. Je la cherche des yeux durant quelques secondes, avant de sentir quelque chose m'agripper les chevilles. Heureusement pour elle, je suis entraîné à garder mon sang-froid, et ne fais aucun mouvement inconsidéré malgré le sursaut qui secoue mon corps. Pas même avant d'avoir réalisé que ça n'était que les mains de Gabriel.
— Ne fais plus jamais ça, je la sermonne une fois que sa tête émerge de l'eau.
Les mèches de ses cheveux mouillés sont plaquées sur son visage, ondulées par ses mouvements sous-marins. J'ai une irrépressible envie de les dégager, mais me fais violence pour ne pas commettre cet acte inconsidéré. Elle pourrait se faire des idées. Et j'ai bien peur qu'elle ait raison.
— Ça va, c'était pour rire, sourit-elle en plissant les yeux, l'expression enjouée.
— Je crois qu'on ne s'amuse pas des mêmes choses, toi et moi, je rétorque sèchement.
Elle ne se démonte pas pour autant.
— Explique-moi comment un homme comme toi s'amuse ?
Je ne suis pas idiot, j'ai décelé la petite perche lubrique qu'elle me tend.
Comment est-ce que je m'amuse ? De quelle façon ai-je lâché prise, ces derniers temps ? Je ne fais pas partie de ces gens qui sortent faire la fête, et boivent jusqu'à perdre la notion de toute réalité. J'ai vu ce que provoquaient les ravages de l'alcool, jamais je ne toucherai à cette merde. J'ai bien fumé un ou deux pétards, mais on ne peut pas vraiment dire que ça me divertit.
— Les séries.
Elle me considère, les yeux ronds.
— J'aime regarder les séries, je répète, un peu honteux.
Un silence de quelques secondes précède une explosion de rire enfantin. Comme si elle était fatiguée de s'agiter pour ne pas couler, elle s'agrippe à mes épaules sans me demander mon avis, poussant mon cœur à bondir dans ma poitrine.
— Ça nous fait un point commun, alors.
— Si tu aimais vraiment ça, tu aurais compris la déception d'une personne à qui on révèle la trame d'une série qu'elle suit avec assiduité ! dis-je en référence à son spoil monumental de The Blacklist.
Elle glousse joyeusement, en s'approchant encore un peu plus près, plus dangereusement de moi. Mon souffle devient sommaire, alors que ses yeux de prédatrice capturent les miens.
— C'est justement la raison pour laquelle je l'ai fait. Je voulais t'embêter.
La façon qu'elle a de prononcer ces mots me laisse sceptique quant à l'innocence de sa démarche. Je sens soudainement ses jambes s'enrouler autour de ma taille, et subis alors une onde d'électrochoc qui raidit l'entièreté de mon corps.
— Bon allez, on y va, lâché-je d'un coup.
Je l'attrape fermement par les hanches et me défais de son emprise, ce qui semble plutôt l'agacer.
— De quoi est-ce que tu as peur ?
Qu'elle me foute la paix, avec ses questions à deux balles ! Les nerfs en pelote, je nage jusqu'à la rive en effectuant d'amples mouvements, me permettant d'extérioriser cette tension accumulée dans mon corps. Une fois la plage atteinte, je me retourne rapidement pour vérifier que Gabriel est bien sur mes pas, et me dirige vers nos affaires dès que je la sais hors de l'eau.
Je me frictionne avec la serviette, l'enroule autour de ma taille pour retirer mon boxer et le remplacer par mon short. Les yeux de la petite chatte, eux, ne m'ont pas quitté. Incommodé par son regard intrigué sur mon anatomie, je me couvre promptement avec mon tee-shirt et lui lance à nouveau sa courte robe au visage.
— Rhabille-toi, tu vas attraper froid.
Une fois séchée dans sa serviette, Gabriel s'en déleste et, pendant que je ramasse le reste de nos affaires pour l'enfourner dans son sac à dos, elle défait le haut de son bikini sans même se cacher. Pas sûr de ce qui se trame à quelques centimètres de moi, je ne peux empêcher mon visage de pivoter dans sa direction, et découvre, effectivement, une jeune fille entièrement nue, s'emparant sans se presser de l'habit que je lui ai jeté.
Il m'a fallu une fraction de seconde pour réaliser, et une autre pour détourner mes yeux de ce spectacle ô combien perturbant. Se rend-elle compte que nous ne sommes que tous les deux sur cette putain de plage, qu'il fait nuit, et que je fais sans doute plus de deux fois son poids ? Si je n'avais pas une certaine éthique, je pourrais céder à de violentes pulsions et la violer à même le sable, sans la ménager. Bordel, cette gamine est complètement inconsciente !
Je termine de ranger, furieux, et hisse le sac sur mon épaule pour me diriger vers ma bécane. Je ne la préviens pas, je m'en fous. Elle n'a qu'à me suivre ! Frustré, je ne parviens pas à calmer mes nerfs, d'autant que j'entends ses pas légers sautiller juste derrière moi. Nous arrivons enfin au parking, et la brutalité dont je fais preuve en lui tendant le casque lui fait comprendre l'état dans lequel je me trouve. Elle devine qu'elle n'a pas intérêt à la ramener et garde ses insolentes petites lèvres scellées tout le trajet durant. Malheureusement, je dois endurer le contact de ses seins libres contre mon dos, et surtout, faire avec l'idée qu'elle ne porte pas de culotte sous sa jupe transparente. Et que ses petites mains agrippent le bas de mon ventre, à quelques centimètres seulement de mon début érection devenu incontrôlable depuis que toutes ces putains de sensations m'accaparent le corps et l'esprit.
Une fois arrivés, je la laisse entrer chez elle, et redémarre afin de me vider la tête de toutes ces idées malsaines qui s'insinuent dans mon cerveau. Je file dans la nuit, ayant abandonné mon casque sur la pelouse du jardin, précisément dans le but de sentir le vent percuter mon visage de plein fouet. J'accélère et fais monter l'adrénaline alors que je serpente les rues encore pleines du centre-ville. Il me faut respirer. J'ai besoin de sentir mon cœur battre pour autre chose que ces foutues pulsions. Je pense au comportement de Gabriel, et fais un parallèle avec Anya.
Si je n'avais pas vu et vécu son malheur, la situation aurait sans doute été plus simple.
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