1. Ca promet d'être fun...

Mikael

Putaiiiin... il va pas me faire chier longtemps celui-là !

Andre tambourine à la porte comme un acharné depuis dix bonnes minutes. Je jette un coup d'œil à mon radio réveil et jure que si j'ouvre cette satanée porte, il va prendre cher. Mais je ne le ferai pas. Qu'il aille se faire voir !

— Mika ! Debout mon vieux ! je l'entends crier depuis le couloir. Je ne m'en irai pas tant que tu ne m'ouvriras pas, je t'assure !

Et merde...

— Je sais que t'es là ! Il est huit heures du mat', tu ne vas pas me la faire à l'envers !

Encore ces martèlements incessants.

— Mika ! Ouvre, bon sang ! J'ai ton petit-déjeuner dans la main ! Donut et Espresso con pana de chez Starbucks ! Allez, je... haaa...tu vois que t'étais là !

Je le dévisage, avec cette putain d'envie de le buter, mais heureusement pour lui, ma convoitise pour ce qu'il a dans les mains m'empêche de malmener mon fournisseur petit-déjeuner du jour.

Sans attendre une invitation qui ne viendra pas, il me contourne en jaugeant ma dégaine au passage. Forcément, Monsieur est rasé de frais dès les premières lueurs de l'aube. Il pose le sac en papier sur la table de la salle à manger et en extirpe ce qui lui a permis de me faire changer d'avis.

Bordel, l'odeur de ce café...

Je me dirige vers ces victuailles et m'installe autour de la table.

— Et quoi, tu comptes manger en calbar ?

Rien à foutre. Sans un mot, Je mords dans mon Donut à la cannelle et laisse les saveurs imprégner ma bouche pâteuse d'avoir trop dormi.

— Je t'ai appelé hier soir. J'avais un truc à te dire. Trop difficile de répondre à ton téléphone ?

Voilà donc la raison de son acharnement.

— Je me suis endormi tôt. Pas vu, je marmonne la bouche pleine.

Je l'entends soupirer de lassitude. Ouais, je sais...

— Skylar a un truc à te proposer.

Les muscles de mon corps se raidissent. Merde, je leur en ai déjà parlé, à lui et Skylar. Je ne veux pas de ses propositions ! C'est fini tout ça, c'est plus pour moi.

— Laisse tomber, vieux.

J'avale une gorgée de café qui me réchauffe la cage thoracique tout entière. Toujours aussi bon, ce truc-là.

— Tu ne sais même pas ce qu'elle a à te proposer !

Il est toujours debout, dans son petit polo et son jean décontracté, à me regarder engloutir la dernière bouchée de mon Donut, avec cet air presque désolé qui m'insupporte.

— M'en fous.

— Passe au moins au bureau ! s'emporte-t-il. Ça fait presque deux mois que t'y as pas mis les pieds ! Viens voir les autres, ça leur ferait plaisir.

— Je ne retourne pas là-bas. J'ai été clair avec Skylar.

Il secoue la tête, dépité, et s'affale sur la chaise en face de moi, plantant ses billes bleu azur dans les miennes.

— Mika. (Oh, que j'aime pas quand il commence ses phrases sur ce ton) Je suis ton ami, moi, alors tu penses bien que je ne peux pas te laisser dans cet état-là plus longtemps. Tu ne crois pas que ça a assez duré ? On est tous dévastés par ce qui est arrivé, mais la vie continue. Tu ne peux pas tout laisser tomber, ton boulot, ta vie, pour quelque chose que tu n'as de toute façon aucun pouvoir de changer.

Il m'emmerde, là...

— Faut que tu te reprennes en main. Tu ne vas nulle part, comme ça. Et puis, regarde-toi, enfin...

— C'est bon, Andre, tu peux partir, le coupé-je.

— Allez, Mika...

— Va-t'en.

Il écrase brusquement son poing sur la table pour exprimer je ne sais quelle colère. Et se relève en un geste brusque pour ensuite me darder de ses yeux mécontents.

Mécontents de quoi, au juste ? C'est encore ma vie, et je compte bien la mener comme je l'entends. Pas besoin de ses beaux discours pour me sortir de chez moi et affronter ce monde de merde auquel je n'ai plus envie de devoir quoi que ce soit.

Je termine mon café d'une traite, alors que mon pote vient de claquer la porte d'entrée, et me lève pour me diriger vers ma chambre. Je cherche mon paquet de chewing-gums, il doit bien être dans la poche d'un de ces nombreux pantalons qui jonchent le sol. Ah, voilà. Je me l'enfile et le mâche comme un forcené. Je décharge tous ces sentiments négatifs sur ce petit bout de gomme, et me rends dans la salle de bains.

Fait chier ! Il fait étouffant, dans cet appart. Le mois de septembre, c'est généralement une des périodes les plus chaudes de l'année, à L.A., et avec ce fâcheux souci de clim, j'ai l'impression de vivre dans un four.

Je cherche un tee-shirt à enfiler, mais rien ! Ils sont tous au sale, parce que je crois bien que je n'ai pas fait tourner de machine depuis... un mois ?

Merde !

Je vais devoir enfiler ce haut à manche longue et suer dedans comme un porc pour le reste de la journée. Parce que malgré tout, j'ai la flemme de laver mes fringues. J'enfile un treillis en coton léger, large, aussi, pour être confort, et m'adonne à l'activité dans laquelle j'excelle depuis maintenant des semaines : rien.

Au milieu de la scène où Glenn se fait ensevelir par une multitude de zombies, une sonnerie agaçante interrompt mon épisode de The Walking Dead. Merde, qui c'est encore ? Je manque une respiration en voyant l'appelant : Skylar. Il est midi, elle ne peut pas me lâcher la grappe, si tôt dans la journée ? De toute façon, elle fait partie de ceux que je suis dans l'incapacité d'ignorer, alors je décroche.

— Mikael ?

— Salut boss, je marmonne, mécontent.

— J'ai un boulot à te proposer.

Elle n'y va pas par quatre chemins, c'est une qualité que j'apprécie beaucoup chez elle.

— Je sais, Andre m'en a parlé, ce matin. C'est niet.

— Est-ce qu'il t'a au moins dit de quoi il s'agissait ?

J'expire bruyamment en guise de réponse, et me cale plus confortablement dans mon moelleux et immense canapé qui a subi mon cul plus de temps que raisonnable, ces derniers jours.

— Viens au bureau, je t'expliquerai là-bas.

— Skylar...

— J'ai toléré ton laisser-aller trop longtemps. Peu importe si tu refuses la mission, tu as intérêt à être ici dans moins d'une heure. Je n'accepterai aucun refus.

Et merde...

Me voilà, trente minutes plus tard, devant le Maxwell Office, que ses employés connaissent plus intimement sous le nom de C37. Une espèce de grande bâtisse, un peu ancienne, qui convient parfaitement à l'activité discrète que nous y exerçons. Me retrouver là me fout les frissons. Trop de souvenirs désagréables, trop de cas de conscience. Si je pouvais, je détalerais comme un lapin, mais quand la boss parle, ses marionnettes exécutent. Je monte les escaliers de bois jusqu'au quatrième étage. Je pousse la grande porte, dont les vitres m'ont déjà révélé la présence d'Andre, mon ami le plus proche, et d'Alexia, une collègue de longue date, et m'avance dans la grande pièce éclairée par deux murs entièrement vitrés.

Alexia laisse tomber sa mâchoire aussitôt qu'elle m'aperçoit. Elle n'aurait jamais pu être moins discrète. Mais je la comprends, je ne suis pas joli joli à regarder. Si j'en crois le reflet que me renvoie chaque matin le miroir de ma salle de bain, il n'y a plus que très peu de surface visible de mon visage, enseveli sous la masse capillaire de ma barbe et celle de mes cheveux, qui m'arrivent maintenant aux épaules. Les yeux de la belle blonde me détaillent des pieds à la tête, alors qu'Andre, satisfait de me voir ici, s'en va chercher Skylar.

— Salut... Ça fait un bail ! lance Alexia, qui a à présent repris contenance dans son tailleur blanc plus-moulant-tu-meurs.

— Salut.

Elle range quelques papiers sur l'immense table de bois qui occupe la moitié de la pièce, en m'adressant cette moue désapprobatrice dont je n'ai pas besoin.

— Quand on m'a dit que t'allais mal, j'avais pas mesuré l'étendue des dégâts ! me lance-t-elle, en me pointant de bas en haut du bout de son doigt.

— Ouais, comment t'aurais pu, hein...

Alexia est venue me voir, quelques jours après le drame. Elle était aussi paumée que moi, à l'époque, mais a vite cessé de me déranger dans ma douloureuse dépression. Il me semble qu'elle se soit vite reprise en main, et tant mieux, mais ça me fait bizarre de la voir. Les kilos qu'elle a pris depuis lui vont plutôt bien. Ils la rendent encore plus sexy, j'imagine alors que son assurance a encore dû monter de plusieurs crans.

Il faut dire qu'Alexia, c'est le plus beau cul que je connaisse, mais malgré ses assauts aguicheurs, j'ai jamais pu laisser glisser ma main sur une seule de ses fesses rebondies. Je sais pas, je peux pas. Je suis un mec de principes, et mélanger sexe et boulot, j'y arrive pas. Surtout avec une jacteuse pareille, s'il devait un jour se passer quoi que ce soit entre nous, je crois qu'ils seraient au courant jusqu'au trou du cul de la Chine. Au moins, elle a l'air rebutée par ma nouvelle apparence dégueu-dépressif. Voilà qui arrange mes affaires.

Enfin, Skylar nous rejoint. Son visage, que je n'avais pas vu depuis déjà deux semaines, affiche sa perpétuelle expression placide. Elle était venue m'apporter de la soupe, comme si j'avais choppé la grippe ou une autre merde de ce genre. Même si je n'avais pas été aussi direct qu'avec Andre, je l'ai tout de même chassée de chez moi, avec une attitude ingrate qui a bien fini par me coller à la peau.

Skylar, c'est une Femme. Avec un grand F. Frôlant la cinquantaine, grande, athlétique, putain de belle, main de fer.

Elle force mon respect le plus total. Elle ne fait pas dans le sentimentalisme, ou l'amitié entre collègues, même si je sais qu'elle tient à ses employés. Elle est pragmatique, directe, et parfois trop dure avec ceux qu'elle ne porte pas dans son cœur... ou ceux qu'elle aime. Aujourd'hui, la grande mèche de ses cheveux blonds est balayée sur son côté droit. Sa coupe courte lui va à merveille, et pourtant, Dieu sait comme je préfère les longues chevelures ondulant comme celle d'Alexia. Son chemisier lui confère cette allure élégante dont elle ne doit en aucun cas se défaire devant ses clients. Elle ne porte pas de jupe au boulot. Jamais.

Elle fronce les sourcils lorsqu'elle me voit, et dans un soupir, relève le menton pour ensuite m'adresser un signe du chef, signifiant que je dois la suivre dans son bureau. Je m'installe en face d'elle, alors qu'elle me glisse une chemise contenant un petit tas de feuilles sous le nez. Je devine que c'est le dossier de l'affaire dont elle souhaite que je m'occupe. C'est à mon tour de froncer les sourcils.

— Skylar, je...

— Mikael, tu m'as parlé de ton désir d'arrêter le travail, et je t'ai demandé d'y réfléchir, il y a maintenant deux mois de ça.

— Oui, et j'ai réfléchi...

—... Avant que tu ne me donnes ta réponse, me coupe-t-elle, j'aimerais que tu t'occupes de cette affaire.

Je triture mes cuticules, tandis que mes nerfs commencent à lâcher. Si je ne suis pas particulièrement nerveux ou violent, ces derniers temps, je manque clairement de patience.

—Il s'agit de surveillance. La fille d'un puissant homme d'affaires est menacée. Ça ne m'a pas l'air sérieux, mais comme elle est une enfant illégitime, il veut absolument étouffer l'affaire avant que ça ne prenne une quelconque proportion médiatique. Il est prêt à dépenser une somme faramineuse pour qu'on protège sa fille et qu'on retrouve celui qui cherche à lui nuire.

Je m'apprête à lui répondre, mais elle ne me laisse pas en placer une.

— Tu seras chargé de veiller sur la fille.

Surpris, je jauge ma boss du regard, alors que ses yeux me sourient. Seulement ses yeux.

— Je te demande seulement de faire du baby-sitting. Et ensuite, je te laisse partir, avec toutes les indemnités que tu mérites.

Je ne dis plus rien, ne la lâche pas du regard. Elle non plus ne se démonte pas, quelque chose dans le bleu de ses yeux ne me laisse pas le choix de refuser. Ce n'est pas le genre de boulot auquel on m'assigne, généralement. Et elle sait l'emprise qu'elle a sur moi, bordel ! Mais je ne peux qu'avouer l'aspect attrayant de sa proposition. Une seule mission, la dernière, et je suis un homme libre.

— Franchement, c'est du gâteau pour toi ce boulot ! s'exclame Alexia, pendant que Skylar et moi revenons dans la pièce principale.

Elle est assise autour de l'immense table de bois, à siroter son café, en grande discussion avec Andre, qui m'adresse un regard plein d'espoir.

— Andre se chargera de traquer la personne que recherche notre client, et Alexia s'occupera de la filature et de sa neutralisation, m'informe Skylar.

Je n'ai pas l'habitude de bosser avec Alexia, pourquoi est-ce qu'elle l'a chargée de la partie la plus compliquée ? Je sais bien que sous cette apparence de Barbie, cette fille est une vraie tigresse et qu'elle gère ses missions mieux que personne, mais... Je sais pas, je le sens pas.

— Où sont les autres, demandé-je. Soren et Cooper ?

— Boulot, me répond Andre. À San Francisco. Ils sont sur du lourd, ils ne reviendront pas avant une bonne quinzaine de jours.

Bordel, je manque d'air. Ce bureau est en train de m'oppresser, faut que je me barre !

— J'y vais les gars, je leur lance, en me dirigeant vers la sortie.

— Mikael, m'interpelle la voix glaciale de ma patronne.

Stoppé dans mon élan, je me retourne lentement vers elle, appréhendant ce qu'elle pourrait encore me sortir, qui ajouterait au poids que j'ai déjà sur l'estomac.

Le bras tendu vers moi, sa main tient le dossier de l'affaire sur laquelle elle veut me faire bosser. Je relâche la tension dans mes épaules, pour m'emparer de la fine chemise en carton et jeter un dernier regard à mes deux collègues.

— Content que tu sois passé, Mika ! lance Andre en m'adressant un clin d'œil.

Sans répondre, je tourne les talons et sors de cet endroit maudit.

Fait chier. J'ai le bourdon, maintenant. Je cherche machinalement dans la poche de mon froc et en sors un chewing-gum à la menthe. Faut que j'occupe ma bouche. Je mastique avec frénésie et grimpe sur ma bécane pour retourner chez moi. Mon divan. Ma télé. Une pizza, éventuellement. Et surtout, passer une bonne soirée pour effacer cet après-midi de merde.

***

Putain, à force de rester cloîtré chez moi, je n'avais pas remarqué à quel point ça puait le mâle ! J'ai beau ouvrir les fenêtres, l'odeur persiste. Nauséabonde. Et puis... c'est quoi ce foutoir ? Des cartons ayant un jour contenu de la bouffe demeurent sur le comptoir de cuisine, entassés les uns sur les autres. Soit, je m'en fous. Dire qu'Andre est entré dans cette porcherie, ce matin... Faudrait peut-être que je fasse le ménage. Mais j'ai la flemme... et puis, moi aussi, je pue. Il a fait tellement chaud, et je n'ai que ce truc à manches longues qui m'étouffe à me coller à la peau. Je le balance par-dessus ma tête et me retrouve libéré de mon carcan de tissu. Le pantalon aussi a valsé. Je suis presque à poil, et je suis bien. Le ménage attendra.

Je me vautre sur mon divan, et ouvre le dossier que m'a confié Skylar.

Le nom du client est Dewei Gao. Propriétaire chinois d'une chaîne d'hôtels à Miami. Rien que ça ! Marié à Ailynn Gao, et paternel de Tony Gao. Je suppose que le fils va hériter de ses biens le jour ou Crésus clamsera. Ce con a une fille illégitime. Monsieur a trempé son biscuit dans le mauvais café, apparemment. Qu'y peut-il ? Nous sommes hommes, nous sommes faibles. Sa fille s'appelle Gabriel White. Tiens, pourquoi Gabriel, et non Gabrielle ? La petite a dix-neuf ans et a reçu des messages de menace par mail, les mêmes que son père, informant qu'elle allait bientôt servir de monnaie d'échange, que son vieux devra bientôt se sacrifier s'il veut éviter que la mascarade soit rendue publique. J'imagine que par « se sacrifier », l'auteur de ces « effrayantes » menaces, certes dignes des plus grands psychopathes, voulait dire « se faire sucer le fric jusqu'à la moelle ». Mouais. Un peu léger, cette affaire. Le gars ne m'a pas l'air très sérieux. Toutefois, si le père a les chocottes et qu'il débourse pour nos services, il n'y a aucune raison de refuser.

La sonnerie de mon portable me sort soudain de mes pensées, affichant la photo d'Andre sur l'écran d'appel.

— Allô, Mika ?

— Ouais.

— Alors, t'as lu le dossier ?

— Ouais.

— Pas de raison de refuser, n'est-ce pas ?

Comme si je n'avais pas déjà accepté...

— Si Skylar tient ses engagements et me fout la paix après ça, effectivement, aucune raison de refuser.

— Depuis quand Sky est une menteuse ? (Je déteste qu'il l'appelle comme ça) Mais tu sais, j'ai réfléchi, je pense que ça sera la dernière, pour moi aussi.

Il ne faut que quelques secondes à ses mots pour retenir toute mon attention. Andre, hacker professionnel au sein de C37, tentant toujours de repousser les limites de ses capacités, veut cesser de travailler pour Skylar ??

— Pourquoi ? je laisse échapper sans vraiment savoir s'il a entendu mon murmure.

— Je t'expliquerai. C'est Tessa. Il est temps qu'on se pose, et ça fait un moment qu'on parle de fonder une famille.

Mon estomac se tord avec lenteur et précision. Je vois. Je comprends même très bien.

— Du coup, elle veut que je quitte l'agence Maxwell qui réquisitionne beaucoup trop de mon temps à son goût, et que je me trouve un petit boulot pépère qui me permettra de me consacrer à ma vie privée.

Je ne remarque que le silence s'est prolongé que lorsque mon ami me demande si je suis toujours au bout du fil.

— Ouais... c'est... bien, Andre. C'est la chose à faire, elle a raison. Vous avez raison.

Il a compris tous les sentiments que son aveu a remués en moi, et est assez délicat pour ne pas le relever.

— Alors, on effectue ce dernier job tous les deux, pour ensuite claquer la porte du C37 derrière nous. Ça marche ? Je t'assure, plus tu verras de monde, mieux tu iras. Crois-en l'expérience de ton ami Andre.

Un petit ricanement secoue ma poitrine quand je réalise que cet enfoiré essaie de m'infantiliser, avec son intonation ridicule et pleine de bonnes intentions.

— Arrête ton cinéma, vieux. Je l'ai déjà acceptée, cette mission, qu'elle soit ou pas la dernière pour toi.

Je l'entends pouffer de rire à l'autre bout du fil et constate que sa voix résonne autour de lui.

— Bordel, mais tu m'appelles des chiottes ?

Ses éclats ne cessent toujours pas, j'entends un bruit de papier cul qui se déroule et se froisse sans doute dans sa main.

— Sors de ces toilettes avant de m'appeler, ducon !

— C'est quoi ton problème, Mika ? Me dis pas que tu ne m'as jamais appelé aux chiottes ? C'est le seul moment où je peux te parler tranquille sans prendre le risque de me faire entendre par Tessa.

Je soupire, excédé.

— Sérieux, Mika, c'est la dernière. On la fait ensemble, et ensuite, on se tire du C37, en se soutenant comme des frères.

Je ne peux empêcher une douce chaleur de m'envahir. C'est con, mais ça fait du bien de ne pas se sentir seul. J'ai rencontré Andre il y a six ans, lorsque j'ai commencé à travailler pour le C37. Mis à part Caroline (mon humeur se rembrunit à l'évocation de ce nom), il est le seul à qui j'ai conté toute ma vie, dans les moindres détails. Depuis mon enfance asservie par la peur de Cet Homme, alors que je priais tous les dimanches à l'église pour que le Bon Dieu me vienne en aide, jusqu'à la déchéance de mon âme, après avoir été abandonné par la personne que j'aimais le plus au monde.

Andre est mon frère de cœur. Toujours à se préoccuper de moi et à s'inquiéter que je me sorte des missions tordues de Skylar en un seul morceau. Heureusement pour lui, je suis un de ses meilleurs agents, car jamais je n'aurais espéré qu'il souffre de ma perte, comme je souffre à présent de celle de mon coéquipier José. Enfin... ex-coéquipier.

***

Le lendemain, je suis appelé à l'agence pour discuter des modalités avec notre client. Je n'ai toujours rien à me mettre de décent, mais après tout, je ne suis que le garde du corps. Ce n'est apparemment pas l'avis de Skylar, qui me fusille du regard dès qu'elle me voit fouler le parquet de son bureau. Elle, comme à son habitude, est impeccable. Tailleur tiré à quatre épingles, son odeur épicée flotte dans l'air qu'elle fend, en mouvant ce corps duquel transpire son assurance inébranlable. Nous sommes seuls. Elle range quelques dossiers sur son bureau alors que je relis plus attentivement les informations que je possède sur la fille de notre client. Gabriel White étudie la communication et le journalisme à l'USC, au centre de L.A. et habite à Echo Park, quartier plutôt branché-alternatif, pas trop loin de Silver Lake. Surprenant pour la fille d'un magnat de l'hôtellerie chinois. Ces feuilles sont quasiment vides, on dirait que le Chao a peur de trop nous en dévoiler avant d'avoir la certitude de notre engagement dans ses petites affaires.

Enfin, le bruit strident de la sonnette résonne dans tout l'étage, nous signalant l'arrivée de notre client. Skylar se lève, ajuste son tailleur, balaie sa mèche de sorte qu'aucun épi blond ne dépasse, et se dirige le menton haut vers la porte d'entrée. Elle accueille ce qui me semble être un homme, et j'entends le bruit de leur pas se rapprocher. Je me lève pour le saluer et suis surpris par son jeune âge. Je fronce les sourcils, lui tends néanmoins la main, alors qu'il me jauge d'un œil aussi inquiet.

— Monsieur Feng, je vous présente Mikael Kaverine, un de mes meilleurs agents. Il est celui qui veillera sur Mademoiselle White. Mikael, voici le bras droit de notre client, Monsieur Feng.

— Monsieur Chao n'est pas parvenu à se libérer pour la prise de contact avec Monsieur Kaverine, mais il m'accorde sa totale confiance.

Mouais. J'ai plutôt l'impression que le vieux n'a pas trop envie de se mouiller.

— Installez-vous, l'invite Skylar en désignant le siège à ma gauche.

— Mademoiselle White est également en chemin, nous avons eu un petit contretemps, mais elle ne va pas tarder à arriver.

Un petit souci avec les rendez-vous, dans cette famille.

Skylar lui répond un sourire poli sans se démonter. Ils discutent pognon, modalités, puis Feng nous en raconte plus sur la petite que je vais devoir baby-sitter.

— La mère de Mademoiselle Gabriel étant décédée depuis douze ans, elle vit seule dans une maison à Echo Park. Rosemary, sa gouvernante, passe trois fois par semaine afin de veiller sur elle et faire un peu de ménage.

Cette mioche vit seule depuis ses sept ans ? Bordel, mais ces riches sont complètement détraqués ! Enfin, ce n'est pas mon problème.

— Il va évidemment de soi que sur cette affaire, nous devons rester le plus discret possible, Madame Chao n'étant pas au courant des nouvelles menaces planant autour de son époux et sa fille illégitime.

Mon regard croise celui de Skylar, qui ne s'est pas défaite de son sourire figé depuis le moment où ce mec en costard a pénétré dans nos quartiers.

— Évidemment, Monsieur Chao peut se rassurer, nous faisons habituellement preuve d'une extrême discrétion concernant nos activités.

— Avant que Miss Gabriel n'arrive, je voudrais aborder un dernier sujet avec vous.

Elle semble surprise, mais élargit encore ce fichu sourire, afin de signifier à l'homme à ma gauche qu'il a toute son attention.

— Si vous veniez à rencontrer des... complications... lors de l'interception de la personne qui cherche à atteindre Monsieur Chao...

Sans l'avoir regardé, je note au ton de sa voix qu'il cherche ses mots avec la plus grande précaution. Mais j'ai bien peur d'avoir déjà compris.

— S'il montre des difficultés à se faire appréhender... jusqu'où seriez-vous prêt à aller pour neutraliser la menace qu'il représente ?

Silence.

Connaissant ma boss, son expression est impavide, alors que moi, je compte le nombre de plis formés par l'ourlet de mon pantalon sur mes chevilles. Après des secondes qui me paraissent une éternité, elle se redresse sur son siège pour lui répondre.

— Tout dépend des moyens que vous mettrez à notre disposition.

Traduction : s'ils allongent la monnaie, on peut le buter, leur fauteur de trouble envoyeur d'e-mails angoissants. Putain...

Enfin, la petite Gabriel est arrivée. J'entends le claquement de ses talons sur le parquet massif de la pièce principale. Quand mes yeux se posent sur elle, j'avoue avoir du mal à les détourner pendant de longues secondes. Skylar s'est levée pour lui tendre la main et Feng a tiré une chaise pour l'inviter à s'asseoir.

— Alors, c'est ici qu'on va parler d'assurer ma sécurité ? Où est-ce qu'il est ?

Sans m'être redressé comme l'ont fait les deux autres, je l'observe du coin de l'œil ignorer la main tendue de ma boss et fusiller Feng du regard, sans prendre la peine de s'asseoir.

— Désolé, Miss Gabriel, Monsieur Chao n'a pas été en mesure de se libérer et...

— Ça va, j'ai compris, c'est comme d'habitude. Qu'est-ce que je fiche ici, alors ?

Mon regard croise celui de Skylar, qui demeure imperturbable et me somme implicitement de ne pas faire de vague. Elle sait que je n'aime pas qu'on lui manque de respect, même si je ne suis pas du genre à ouvrir ma gueule pour si peu.

— Mademoiselle, nous avons également besoin de votre signature sur le contrat de surveillance...

— Je n'ai pas besoin qu'on me surveille, merde ! s'exclame-t-elle, en finissant par s'asseoir.

Elle n'est pas comme je me l'imaginais. Je m'attendais à de la douceur, de la fragilité, résultat de l'abandon d'un de ces pères fortunés infidèles, incapables de prendre leurs responsabilités. Gabriel est un désenchantement. Ses traits sont fourbes, vifs. L'obscurité dans son regard laisse deviner une langue acerbe. Ses courbes semblent cacher un corps d'enfant, avec un visage de démon. Un diable déguisé en une femme qui chercherait à attiser l'enfer des hommes. Ses traits juvéniles sont enfouis sous des couches et des couches de fard, ses yeux n'ont plus rien d'humain. Ou peut-être sont-ils trop humains, dans toute leur superficialité, car il n'y a que l'homme capable de tels artifices. Ces mèches sombres qui tombent en cascades jusqu'au bas de son dos détournent avec habileté l'attention de sa petite taille, qu'elle comble astucieusement à l'aide de talons vertigineux, aussi vulgaires que son débardeur en résille rouge qui recouvre à peine le bout de tissu destiné à cacher sa poitrine inexistante, et retombe sur un short en cuir de la même sombre couleur.

Elle représente exactement le genre de gamine que je déteste.

Sans vraiment écouter ce qui se dit autour de moi, je remarque que mon animosité à son égard est partagée, lorsqu'elle darde ses yeux répugnés dans ma direction.

— Ne me dites pas que c'est ce sans-abri qui va assurer ma protection ? De plus, il est hors de question qu'on me colle aux basques en permanence !

Je ne peux m'empêcher de lever un sourcil. Sans vouloir faire mon rabat-joie, j'ai un appart plutôt sympa !

Le visage du larbin de son père se décompose, en même temps qu'il effectue une dizaine de courbettes.

— Je suis désolé, veuillez excuser le langage de Mademoiselle, braille-t-il dans ma direction. L'absence de son père aujourd'hui est une déception pour elle.

Skylar prend une profonde inspiration et serre les dents en me foudroyant de ses orbes azurs.

— Mikael Kaverine est l'un de nos meilleurs agents, Mademoiselle. Sa fonction ne consistera pas en une surveillance rapprochée, mais il gardera un œil sur vous le temps que l'on débusque le malfrat qui cherche à vous nuire.

Je lève les yeux au ciel, alors que notre cliente se rebelle contre Feng :

— De un, n'appelle pas cet homme mon père. Ce n'est pas mon père ! De deux, je ne suis dégoûtée par rien du tout, si ce n'est peut-être l'apparence de ce vioque à côté de moi. Bon, filez-moi ces papiers, j'ai pas que ça à faire, moi !

— Mademoiselle, je vous en prie...

— Ce n'est rien, Monsieur, intervient Skylar, qui, je le devine, souhaite en finir le plus rapidement possible. La jeunesse...

La jeunesse, mon cul ! Je ne me souviens pas avoir été si mal élevé durant mon adolescence. Petite morveuse.

La jeune fille signe enfin ces foutus papiers, nous dévoile tout ce qu'elle sait sur les menaces de l'homme qui a pris en grippe sa famille, et se barre enfin de ce bureau.

Bon sang, les prochaines semaines promettent d'être les plus funs de ma vie...

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