Partie 3 : ENEKO

Le ciel est noir goudron.
Le froid s'infiltre même entre les paupières. Eneko ne respire plus.
Il ne trouve plus les mots, alors il bafouille, un peu comme il sait le faire. C'est bancal, mal arrangé, mais ça peut suffire à éteindre la colère de Umi.

-   On en a déjà parlé. J'ai...Je peux pas faire ça. Le Ging Yu* risque de l'apprendre et j'ai encore des dettes. Si on se taille, les chances de s'en sortir sont infimes. Vraiment. Et puis, j'ai les petits, je peux pas leur faire ça. Je suis pas comme mon père. Je...réfléchis. Et il y a l'office aussi, j'ai du taff. Et là, j'ai besoin de cet argent. Pour les petits, pour ma mère.

Umi se laisse glisser au pied du mur.

-   Je peux pas leur faire ça. Répète Eneko, plus doucement. Allez, rentre, il fait froid.

Umi ferme les yeux. Des larmes gèlent au coin de ses cils. Elle lui intime d'y aller seul. Elle veut rester. Capturer une dernière fois l'air glacé de la nuit. Elle veut le garder celui-là, l'air glacé de cette nuit là, chargé d'un goût d'indépendance. Un aperçu fugace de ce que pourrait être ce soir d'octobre dans une autre dimension.
   Alors, Eneko pénètre seul dans l'enclave chinoise.

Nous sommes en 1991 à Hong Kong, dans la citadelle de Kowloon.
Il y manque l'eau, l'électricité, le gouvernement, l'état, les lois.
   Le jeune homme s'efface du promontoire désert, un bout de toit ou l'air devient respirable, seul moyen de lâcher prise. Il s'engouffre dans le tunnel avec le sentiment de plonger en enfer.
Le vacarme démentiel des machines métalliques couvre l'endroit, les porcs geignent dans leurs cages monstrueuses, et puis la saleté, partout, colle au corps comme une deuxième peau. Eneko a cru pouvoir s'accoutumer aux lumières fluorescentes des logements précaires, où s'entassent comme des lapins les hommes dans leurs clapiers.

Deux millions de personnes par kilomètre carré,
deux personnes par mètre carré.

Il a cru pouvoir s'adapter à la noirceur de ces hommes qui exploitent des dizaines d'enfants lorsqu'eux-même restent exploités par d'autres.

Mais non.

Eneko ne s'est pas habitué à cette obscurité perfide qui vaut à la citadelle le surnom de "Ville des ténèbres", où jamais le soleil ne se lève, où jamais plus il ne se couche.

   Soudain, au croisement d'une rue, un groupe de camés.
D'ordinaire, Eneko aurait baissé la tête, marché d'un pas qui dissuade de le suivre.
Pas aujourd'hui.
Aujourd'hui, Eneko ne sait pas quand, ni où il est. Aujourd'hui Eneko saisit la cuillère qu'on lui tend.

Il consomme.

Son esprit confus s'embrouille, une décharge imprévisible de folie qui le fait flotter au-dessus de l'écume de la drogue. Il voit les junkies comme ces papillons flétris qui trouent la nuit de bruissements d'ailes. Alors l'ambiguïté de la situation le cueille,
il rit.
Eneko se déride, il aimerait que ce soit fini, que sa vie fugace, anonyme prenne fin.
Il aimerait vraiment que tout s'arrête. Que la ville des ténèbres l'avale, le digère. Il veut voir les dents de Madame Kowloon, un concert de crissements qui déchirent leur existence fumeuse, broient le désespoir et la misère, avalent l'humidité spongieuse qui macule le sol.

Eneko en veut à la vie.

  Eneko est une tempête qui veut secouer l'injustice de ce monde de papier. La citadelle, dernier refuge des bas-fonds de l'humanité, ou la triade Chinoise* règne en propriétaire. Ces gangs opposés qui possèdent la prostitution, les jeux, les rackets, et les médicaments.
Eneko est une tempête qui broie du noir.
La tempête se met à courir le long des tunnels, dépasse les amoncellements de déchets, passe à travers les maisons closes, les casinos délabrés et les salons d'opium.
La tempête est furieuse, elle ne s'arrête plus, elle halète, elle se déchaîne, elle arrive au pied des quatorze étages.

  Alors, Eneko s'apaise. La tumulte de son âme respire enfin. Il lève les yeux vers le monceau de vie qui se dresse, informe. Toutes ces vies anonymes, invisibles et muettes; qui ne se révolteront jamais; qui resteront prostrées dans le vide insipide d'une existence vaine.

Alors, Eneko se met à 
p                                 r.
l                         e
e               r
u                 Des sanglots incontrôlables viennent noyer ses cils. Il voudrait que le soleil se lève, qu'il baigne le bâtiment de sa lueur mordorée, une lueur d'espoir dans le noir.

   Mais le soleil ne se lèvera pas sur la ville des ténèbres.
Jamais plus.


*La Triade Chinoise est formée de deux gangs. Les 14K et les Ging Yu. Ils sont opposés et dirigent à eux seuls les deux hectares et demi de terrains qui regroupent la plus forte densité de population au monde (50 000 hab) : Kowloon Weld City.

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