Syndrome

Pierre était malade. Affreusement malade. Terriblement malade. Incurablement malade. Il était amoureux.

Ça lui avait pris, des années plus tôt, au détour d'un champ. Il partait au travail, juché sur sa mobylette, quand il aperçut cet homme, dans son pré, apportant pitance à ses bêtes. Les vaches semblaient ravies de le voir arriver, et lui, pauvre artisan, était ravi de le découvrir.

Sa tenue était celle de tout homme travaillant la terre. Une chemise à carreaux, un pantalon sale, des bottes à caoutchouc, rien que le jeune menuisier n'ait jamais vu. Pourtant, il avait ce quelque chose en plus, une certaine classe dans sa façon de se tenir, de manier son bâton pour déplacer les bêtes. Pierre était bien trop loin pour distinguer un visage, mais il ne doutait de la beauté de celui-ci.

Alors, chaque matin, il était là, au rendez-vous, à l'instant même où le fermier sortait de sa grange pour rejoindre le pré. Jamais il ne vit la figure de celui sur lequel il fantasmait.

Puis un jour, il se décida. Il allait acheter la maison qui se vendait au village d'à côté. Ainsi, il se rapprochait de son fermier adoré. Mais il n'eut pas le courage d'aller toquer à sa porte pour autant. Non, il continuait de passer chaque matin devant le pré, et de l'observer.

Le samedi, il allait au marché, espérant pouvoir lui acheter quelques légumes qu'il savait être cultivés dans son grand potager, mais s'il y avait bien un étal en son nom, jamais le maraîcher ne se déplaçait. Pourtant, un jour, Pierre eut l'agréable surprise de voir la chemise à carreaux qu'il connaissait si bien, habitué à la voir au loin le matin.

L'homme était tel qu'il se l'était imaginé. Un visage doux et doré par les journées passées à travailler, des yeux brillants de passion et verts comme l'émeraude, un nez fin, une bouche souriante, non, vraiment, cet homme était la perfection incarnée. Il apprit ce jour-là qu'il se nommait Jean, un prénom bien simple pour une personne si intéressante. Pierre lui acheta ses légumes, tel qu'il le faisait chaque semaine, mais cette fois-ci, il tint le regard de l'homme face à lui, lui servant un sourire qu'il ne réservait qu'à peu de personnes.

Le jeune agriculteur venait maintenant chaque samedi au marché, et le menuisier lui faisait maintenant un signe, lorsqu'il passait devant le champ, le matin.

Petit à petit, les deux hommes devinrent bons copains. Le week-end, Pierre allait aider Jean au champ ou au marché, et ils se voyaient, le soir, autour d'un bon verre de vin. Chez Jean, ils étaient accompagnés d'une jeune femme, Maryse. Elle était la compagne du fermier, attisant la jalousie de son ami. Mais l'artisan du bois savait cacher son affection pour le jeune homme, et il se montrait aimable avec la femme.

Un an plus tard, Maryse tombait enceinte. Pierre fut le premier à être mis au courant, alors que Jean débarquait chez lui, ravi de cette nouvelle surprise. Ce fut un coup dur pour le menuisier, mais il afficha un faux sourire, tout de même heureux de voir son ami nageant dans le bonheur.

Malheureusement, ce bonheur fut de courte durée. En effet, au terme de neuf mois de projection et de travaux pour préparer une chambre digne de ce nom pour le bébé, arriva l'accouchement. Pierre fut mis au courant par le bouche-à-oreille, alors que l'infirmière du village partait à la ferme pour aider le couple dans la mise au monde du petit bout.

Le soir, après le travail, Pierre s'arrêta chez ses amis, prêt à les féliciter et découvrir cet enfant. Cependant, lorsqu'il descendit de sa mobylette dans la cour, il vit une voiture qu'il n'aurait pas voulu voir. Puis l'auto sortit de la propriété et le jeune homme se décida à entrer. Secouant ses clés dans sa main, il poussa la porte et s'avança dans le salon. Là, Jean, assis à la table, avait la tête dans les mains, et Pierre reconnut immédiatement le bruit caractéristique des sanglots. Le jeune homme redoutait de savoir ce qu'il s'était passé, mais il comprit rapidement lorsqu'il entendit le mot "Maryse" sortir de la bouche de son ami.

La pauvre femme n'avait pas résisté à l'accouchement, qui lui avait été fatal. La petite, elle, était en parfaite santé. Une adorable enfant, qui, semblant reconnaître la détresse de son géniteur, ne pleurait jamais. Elle dormait, beaucoup, laissant le jeune père veuf faire son deuil. Jean jonglait entre le champ, la petite Rose et le marché, semblant porter sur son dos toute la misère du monde. Son ami était là pour lui, cependant, gardant l'enfant lorsqu'il le pouvait, et le soutenant à chaque instant.

Avec le temps, le fermier retrouva du poil de la bête. Il n'oubliait pas sa femme, bien sûr, mais il supportait désormais son absence. C'est à cette époque-là que Pierre voulut dévoiler ses sentiments à son ami, semblant voir à chaque instant des signaux affichant son attirance envers lui. Il était cependant trop tôt, et le menuisier attendit finalement. Le souvenir de Maryse était trop présent, semblant planer entre eux à chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour se dévoiler.

Et ce fut peu après la troisième bougie de la petite Rose que Pierre se décida enfin. Alors qu'il rentrait chez lui après le travail, il s'arrêta à la ferme. Jean était là, jouant avec la petite fille dans le salon. Pierre demanda à la petite d'aller jouer dans sa chambre, ce qu'elle fit, toute obéissante qu'elle était, et les deux amis s'installèrent à la table. Le menuisier était mal à l'aise, il se triturait les doigts, en proie à une appréhension monstre. Le jeune fermier le rassura et lui servit un verre de calva, cherchant à lui donner du courage.

"- Jean, j'ai à te parler. C'est très important, mais pas évident. Il y a maintenant des années de cela, je suis passé devant ton champ et je t'ai vu de loin. Ça, tu le sais déjà. Mais ce que tu ne sais pas, c'est que ce jour-là je suis tombé amoureux de toi. Je n'avais pas vu ton visage, mais ton corps à lui tout seul avait suffi à me séduire. Pendant des mois, je suis allé au marché pour te voir, toi. Quand nous sommes devenus amis, j'ai voulu te le dire mais je n'ai jamais osé. Puis après, j'ai appris l'existence de Maryse, et ça a complètement réduit mes espoirs à néant. Je l'aimais beaucoup, elle était mon amie elle aussi, mais elle m'éloignait de toi. Son décès si tragique m'a rendu triste, je l'avoue, mais ce qui m'a le plus attristé, c'était de te voir toi, détruit par le chagrin. Depuis, je suis très présent dans ta vie, pour t'aider avec Rose, mais aussi pour t'aider à être heureux. La seule constante dans toute cette histoire, c'est que jamais mon amour pour toi n'a été abaissé. Je t'ai toujours aimé et je suis certain que je t'aimerai toujours. Tu es le point d'attache de ma vie, avec notre petite Rose. Voilà, tu le sais maintenant. Je suis homosexuel, et amoureux de toi, Jean."

Il y eut un long moment de silence, moment pendant lequel aucun des deux amis ne prit la parole. On entendait simplement dans la maison les petits cris de joie de l'enfant qui jouait dans sa chambre. Puis Jean frappa un grand coup sur la table en se levant.

"- Tu es complètement malade mon pauvre Pierre ! Va te faire soigner, pédéraste ! Tu serais mieux dans un asile ! N'approche plus ma fille, détraqué sexuel ! Sors de chez moi !"

Pierre s'exécuta, sous les cris d'hystérie de celui qui fut son meilleur ami. Lorsqu'il entra dans sa maison, il s'affala à la table, abattu. Jamais il n'avait pensé que son ami aurait cette réaction. Qu'il ne veuille plus le voir à cause de ses sentiments, oui. Mais pas qu'il le renie parce qu'il le pensait malade. Il pensait que Jean avait l'esprit plus ouvert que les autres, il s'était trompé sur toute la ligne. Il n'était pas mieux que les autres. Mais même s'il savait cela, il ne pouvait s'empêcher de penser à lui, à son corps sculpté par les heures de travail de la terre, à son sourire triste quand il parlait de Maryse, à ses yeux pétillants quand il voyait sa fille... Tout de lui plaisait à Pierre, et même maintenant que son ami affirmait qu'il était victime d'un syndrome mental, il ne pouvait s'empêcher d'être amoureux. Il était fou de lui. Finalement, Jean avait peut-être raison. Il était atteint, gravement. Il devrait être en hôpital psychiatrique. Mais pas à cause de son attirance envers son ami. Simplement parce qu'il l'aimait de trop.

Rapidement, Jean avait vendu la mèche. Suite à cela, ce furent toutes les paires d'yeux du village qui furent pointées sur lui, épiant chacun de ses gestes. Les parents éloignaient leurs enfants lorsqu'ils passaient près de lui, les commerçants refusaient de lui vendre leurs produits, le médecin insistait pour qu'il soit interné, on ne voulait plus lui parler, ce n'était plus vivable. Mais le pire, pour lui, c'était Jean. Il avait un regard dégoûté, Pierre pensait parfois même qu'il pourrait le frapper ou lui cracher dessus. Mais personne ne voulait avoir de contact avec le pédéraste du village. C'était peut-être contagieux. Et puis, le pauvre menuisier ne voyait plus la petite Rose. Elle lui manquait, beaucoup. Il la voyait, parfois, lorsqu'elle rentrait de l'école et lui du travail. Il lui faisait un signe, mais la petite ne le voyait pas. Elle ne le reconnaissait sûrement pas, depuis le temps qu'elle ne l'avait pas vu. Cette idée brisait le cœur de Pierre, mais c'était ainsi. Sa vie était ruinée, sa réputation aussi. 

Après deux ans entiers à supporter cette humiliation, il décida finalement de changer de village. Il partit loin, à une centaine de kilomètres de là, et il refit sa vie. Il ne connut plus l'amour, mais il ne se fit pas avoir une seconde fois. Personne ne sut qu'il avait aimé un homme, qu'il l'aimait toujours. Il n'eut aucune nouvelle de Jean, ni de Rose. Il vivait seul, sans ami. Tous pensaient qu'il était aigri, qu'il était veuf, qu'il était seul. Mais il y avait toute une peuplade de personnes avec lui. Car il était devenu fou, vraiment. Jean avait eu raison, il était malade, il devrait être en asile. Lorsque le médecin s'en rendit compte, il le fit interner, puis sortir quelques années plus tard. 

Des années plus tard, Rose s'installa dans le village d'à côté. Pierre ne le sut pas, et elle ne reconnut pas celui qu'elle avait côtoyé étant petite. Il avait vieilli, il était malade, c'était visible sur lui. Elle ne sut que c'était lui que lorsqu'il s'éteignit prématurément, épuisé par la vie. Son nom paru dans le journal, elle sut sans mal qui il était, et elle prévint son père. Il feignit de n'y porter aucun intérêt, mais la femme savait que Jean ne l'avait pas oublié, et que mine de rien, son ami lui avait manqué, que ce décès le touchait. Le fermier avait plusieurs fois voulu le recontacter, mais jamais il n'avait osé. Et voilà qu'il les avait quittés.

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