Éléphant
Warning : Harcèlement
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Les gens sont méchants, Jules l'avait appris à ses dépens.
À sa naissance, il s'était remarqué par sa grande taille, son poids et ses grandes oreilles. Né au terme, il faisait cinquante-cinq centimètres pour quatre kilos cinq cents. Il avait subi, sans s'en rendre compte, les railleries de sa famille, le nommant "Monsieur Patate", alors qu'à l'âge de trois mois, il portait déjà du six mois. Sa mère l'avait dit, il s'amincira en marchant. Il n'en fut rien.
Les enfants sont méchants, Jules l'avait appris à ses dépens.
À son entrée à l'école, il baladait toujours son embonpoint et ses oreilles, et ses deux quenottes sur le devant lui avaient valu le sobriquet de "gros lapin". Il le vivait mal, il ne voulait pas qu'on le nomme ainsi. Mais il n'y avait rien à faire, il avait beau en parler à la maîtresse, à ses parents, crier, pleurer, se cacher, toujours le suivait l'animal enrobé. Sa mère l'avait dit, il s'amincira au fil du temps. Il n'en fut rien.
Les pré-adolescents sont méchants, Jules l'avait appris à ses dépens.
À son entrée au collège, il traînait encore sa bedaine, ses bonnes joues, ses cuisses molles et ses oreilles décollées avec lui. Ses dents de lapin avaient disparu puis repoussé comme il le fallait, voici au moins un défaut de moins à supporter. On l'affubla du surnom "Hippopotame", en référence à son poids plus important que la normale, et à la prétendue saleté dont il faisait preuve. Il en avait assez des moqueries de ses camarades. Mais maintenant, il n'en parlait plus à ses parents, il n'en parlait plus à ses professeurs, il se renfermait, seul dans son monde.
Il était un artiste incompris, les murs de sa chambre le prouvaient. Car lorsque les autres le laissaient en paix, il laissait libre cours à sa créativité. Ainsi, dessins, peintures, photographies, poèmes, et autres créations venues de son imagination ornaient les murs trop pâles de son antre personnel. Il écrivait, il dessinait, mais ça, personne ne le savait au bahut, personne ne le saurait jamais.
Les adolescents sont méchants, Jules l'avait appris à ses dépens.
À son entrée au lycée, il était découragé. A ses nombreux kilos en trop accrochés à son corps s'étaient ajoutées ses canines supérieures, qui, sans raison, s'étaient mises à pousser, et à dépasser ses lèvres telles celles d'un vampire. Mais plutôt que d'y voir des crocs, les autres virent des défenses. Cette nouvelle déformation lui avait offert un nouveau nom, "éléphant". L'éléphant aurait voulu se défendre contre ces souris, leur montrer qu'il n'était pas celui qu'ils croyaient, qu'il était un être humain lui aussi. Mais l'éléphant avait peur des souris. Les souris étaient fourbes, elles lui mettaient ses vêtements sous les douches, pendant le sport. Elles faisaient tomber son plateau, à la cantine. Elles mettaient leurs pattes devant leur museau, imitant une trompe.
Alors, à l'heure du déjeuner ou du cours de sport, il s'enfermait dans les toilettes, avec ses papiers et ses crayons. Tantôt des mots, tantôt des images, tout était bon pour l'aider à s'évader de sa prison mentale.
Ses résultats étaient en chute libre, ses parents étaient inquiets, ses professeurs se questionnaient tant sur ses absences que ses notes, mais lui ne pensait plus qu'à écrire et dessiner, qu'à coucher sur le papier tout son mal-être.
Puis un jour, il y eut une nouvelle. Les professeurs la placèrent à côté de lui, seule place vacante. Les souris disaient toujours que l'éléphant avait besoin de deux chaises pour poser son arrière-train de pachyderme.
Mais la petite fille aux cheveux bouclés, bruns sur le dessus et roses aux pointes ne semblait pas repoussée par ce physique pour le moins atypique. Au contraire, elle semblait vouloir s'accrocher à lui, lui qui ne souhaitait qu'une chose, rester seul avec ses feuilles et ses crayons. Mais le petit mouton était persévérant, et, sans jamais se décourager, elle revint à la charge, sans cesse, lui promettant qu'elle ne voulait pas être comme les souris, qu'elle ne voulait pas se moquer de lui.
Alors, progressivement, il la laissa voir ses dessins, peuplés d'éléphants terrifiés par des souris. Puis il lui fit lire ses textes, ses poèmes. Et petit à petit, à côté de l'éléphant, on vit un petit mouton noir et rose. Et petit à petit, l'éléphant maigrit, tant sur le papier que dans la vraie vie. Motivé par la brunette, il s'était mis à courir, accompagné de sa nouvelle amie. Les débuts furent fastidieux mais à mesure que le temps passait, la durée de course se rallongeait. Il mangeait mieux aussi, plus sainement, et son sourire revenait.
Ses parents étaient heureux de l'arrivée de la petite Marga dans sa vie. Lui qui n'avait eu d'autres amis que ses crayons se retrouvait soudain à les délaisser au profit d'un être humain. En tous cas, c'est ce qu'ils pensaient. Car pendant la pause déjeuner, l'éléphant affiné et le mouton se retrouvaient dans le petit parc, derrière le lycée, et ils passaient le temps à rire, parler, mais surtout dessiner. La jeune fille ne savait faire que des bonhommes bâtons, mais il lui enseignait les rudiments de cet art qu'il chérissait tant. Ils écrivaient aussi, une faculté qu'avait également la bouclée. Ils étaient dans leur monde, leur monde de parias de la société si discriminatrice qu'était le lycée. Mais ils étaient heureux ainsi. Le soir, ils revêtaient tous deux leur tenue de sport dans les vestiaires, et ils rentraient chez le jeune homme en courant. Là, ils faisaient leurs devoirs ensemble, puis elle regagnait sa maisonnée alors que lui se plongeait à nouveau dans ses écrits et ses dessins.
Les adultes sont méchants, Jules et Marga l'avaient appris à leurs dépens.
Quand ils quittèrent enfin le lycée, les deux jeunes gens n'étaient plus les mêmes que ceux qu'ils avaient été autrefois. Si lui avait toujours ses canines proéminentes et ses oreilles en chou-fleur et elle ses cheveux de mouton, il avait perdu beaucoup de poids mais avait surtout changé mentalement. Ses notes avaient remonté et il s'était ouvert au monde.
Sous la pression de son amie, il avait commencé à poster certains de ses textes sur des plateformes, sur internet. Il y avait certains de ses poèmes, et son travail le plus abouti, son roman. Il avait lui aussi fait pression sur la jeune fille, affirmant que si elle ne postait pas aussi, il ne le ferait pas. Alors elle y avait mis quelques poèmes elle aussi, qui étaient bien moins lus que les écrits de son ami. Mais elle n'était pas jalouse, loin de là, elle était plutôt heureuse de voir ce grand gaillard sourire en voyant toutes les vues et les retours positifs, douter au moment d'envoyer un nouveau chapitre, se ronger les ongles, se mordiller les lèvres de ses canines. Mais le succès était toujours au rendez-vous, et elle toujours présente à ses côtés au moment fatidique où il appuyait sur "Publier".
Lui s'était en parallèle lancé dans des études d'art, elle de psychologie. Ils avaient fait en sorte de se retrouver dans la même ville, et ils étaient même en collocation. Ainsi, ils pouvaient toujours faire leur jogging en rentrant de la faculté, faire leurs devoirs ensemble, dessiner et écrire dans un parc. Ils n'avaient pas perdu leurs habitudes d'adolescents.
Malgré toutes ces évolutions dans leurs vies, on continuait de les railler, l'appelant, lui, "Feuille de chou buveuse de sang" et elle, "Mouton", comme depuis toujours. Mais ils étaient deux maintenant, face aux moqueries, et plus forts que jamais. Alors ils répondaient aux attaques, maniant la langue comme rares pouvaient le faire.
Et ils ne maniaient maintenant la langue plus seulement pour parler, mais aussi pour s'embrasser. Ils s'aimaient. On les raillait aussi pour ça, mais peu leur importait.
Ils étaient heureux ainsi.
Les gens changent face à la reconnaissance, Jules et Marga l'avaient appris à leurs dépens.
Les années avaient passé, ils avaient encore leurs défauts physiques, traînaient toujours leurs sobriquets, mais ne s'en préoccupaient toujours pas. Lui était devenu graphiste pour un créateur de jeux-vidéo, elle psychologue pour enfants. Mais ils avaient toujours leurs activités de jeunes adultes, rien n'avait changé entre eux depuis leur rencontre, à la seule différence qu'elle avait considérablement réduit ses publications de poèmes.
Un soir, il ouvrit ses mails, tel qu'il le faisait toujours. Elle était collée à lui, sa tête sur son épaule solide. Il était bien bâti maintenant, renforcé par les heures de sport.
Après avoir ouvert les commentaires sur son dernier chapitre et y avoir répondu, il trouva un dernier mail, non-lu, d'une adresse qu'il ne connaissait pas. Mais il était intrigué par le mot écrit dans l'adresse mail : Flammarion. Il connaissait ce nom, bien sûr, ses heures de lecture le lui rappelaient. Une maison d'édition, vraiment ? Il n'osait pas ouvrir le courriel, craignant d'être encore victime d'une farce d'un camarade et ne souhaitant pas vivre une fausse joie. Mais la petite brune appuyée sur son épaule lui fit signe de l'ouvrir en souriant. Elle avait confiance en ce mail, elle connaissait suffisamment le talent de son compagnon pour savoir qu'il le méritait.
Alors, timidement, il cliqua sur le courriel et s'afficha un message écrit par celui qui se présentait comme un agent de maison d'édition. Il disait avoir découvert son compte Wattpad, et avoir eu un énorme coup de cœur pour ses écrits. Il souhaitait publier son deuxième roman, achevé l'année précédente. Il souhaitait le rencontrer à la capitale afin d'en parler avec lui.
Sur le moment, l'encore tout jeune homme ne sut que faire. Le silence régnait autour de lui, le calme aussi. Puis soudainement, le temps reprit son cours, et il se sentit bousculé par sa petite amie qui sautait tel un zébulon autour de lui, criant sa joie. Sans pouvoir se retenir, il la rejoignit dans cet élan de bonheur, repoussant à plus tard la réponse à ce mail et ses possibles conséquences.
C'est ainsi, qu'une semaine plus tard, il se retrouvait dans un bureau chic en plein centre de Paris, habillé d'un haut blanc et d'une veste de costume qu'il n'avait portée qu'une fois, au mariage de son beau-frère, avec sa compagne près de lui. De l'autre côté du bureau se trouvait le fameux employé de la maison d'édition. Ils discutèrent longuement, et deux heures plus tard, le jeune auteur signait un contrat d'édition, son premier. Les deux amoureux fêtèrent cette revanche sur la vie d'abord dans la ville romantique, puis chez eux, dans leur petit deux pièces bien suffisant pour leur vie tranquille.
Le premier roman fut un succès, plébiscité par la critique, vendu à des milliers d'exemplaires, il s'était même retrouvé en rupture de stock dans certaines librairies.
Grâce à ses premiers cachets, le jeune homme eut recours à deux opérations de chirurgie esthétique : il se fit recoller et rétracter les oreilles et rétrécir les canines. Il fut bien sûr soutenu par sa meilleure amie de toujours et petite amie. Après cela, lorsqu'il se regardait dans le miroir, il voyait enfin l'homme qu'il avait toujours voulu être. Il était musclé, pour protéger sa famille, avait une bouche lisse, pour mieux embrasser celle qu'il aimait, et avait les oreilles collées, pour ne plus subir les moqueries. Il se sentait enfin bien dans son corps.
Deux ans plus tard, il achevait son second roman, lui aussi très apprécié par le public. Un jour qu'il signait des dédicaces dans sa ville d'origine, sa compagne était tout près de lui, berçant leur premier enfant, un petit garçon au doux prénom de Pablo, en référence aux origines espagnoles de la jeune femme. Elle avait une main posée sur son ventre rebondi, main qui portait l'anneau de leur récente union. Elle portait leur petite fille, Marie, en hommage aux racines françaises des deux parents. L'auteur jetait souvent des coups d'œil à ceux qu'il aimait le plus, veillant sur leur confort et leur bien-être. Une chose était certaine, ils ne laisseraient pas leurs enfants vivre ce qu'eux avaient vécu. Ils seraient là pour eux, toujours, pour les soutenir et les écouter.
Là-dessus arriva leur bourreau de toujours, celui qui leur avait le plus causé de problèmes durant leurs années-lycée. Penaud, il s'avançait vers le jeune couple assis derrière la table recouverte d'une nappe bleue assortie aux yeux de l'ex-obèse, un livre à la main. L'auteur prit l'ouvrage après avoir salué l'homme face à lui.
"- Bonjour Jules, bonjour Marga. Je tenais à vous dire que je suis sincèrement désolé pour tout ce que j'ai pu vous faire quand on était au lycée. C'était idiot, immature et surtout très méchant. Finalement, tant que vous vous plaisiez tels que vous étiez, c'était tout ce qui comptait. En tous cas vous formez une très belle famille, et Jules, je suis complètement fan de ce que tu fais. Tes écrits sont si...
- Vrais ? Compléta la jeune femme ironiquement.
- Oui, c'est cela, vrais."
Jules rendit le livre à l'homme face à lui après avoir écrit sur la première page, souriant.
"- Merci pour tes compliments et excuses. Au plaisir de te revoir. Pense à lire ce que je t'ai écrit, ça pourrait te servir."
L'ancien bourreau sourit à ses anciennes victimes, puis, se détournant, il ouvrit le bouquin.
"L'éléphant n'a plus peur de la souris. D'ailleurs l'éléphant n'est plus éléphant. Tu enseigneras à tes enfants souris que la moquerie ne fait que détruire, autant le bourreau que la victime. Je l'ai vu à ton air penaud aujourd'hui. Ne t'en veux pas, tu étais jeune et con, je suis certain que tu as changé. Je l'ai dit dans ce roman : les animaux évoluent. Je serais ravi de te revoir, je te laisse donc mon numéro. Bonne lecture de ce livre éponyme.
Éléphant"
Et c'est ainsi qu'Éléphant devint le plus grand succès de Jules, toujours plébiscité des dizaines d'années après sa sortie, et que celui qui avait été raillé toute son enfance devint l'un des plus grands auteurs de sa génération.
Les gens sont méchants, Jules et Marga l'avaient appris à leur dépens. Mais ils étaient maintenant heureux avec Pablo et Marie, et c'était tout ce qui leur importait.
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