8 - Resist and Bite

Je traverse sans difficulté la vitre sans tain à travers laquelle la fille semblait avoir la capacité de nous voir. Ses yeux jaunes, affamés, n'ont plus rien d'humain et sa peau hâlée a pris cet aspect parcheminé, grisâtre sous cette étrange métamorphose qui étendait les quatre membres de l'adolescente. Je connais peu de choses au sujet des Wendigos mais je sais que la rapidité de la transformation rend cette dernière très douloureuse : les os longs s'étendent et certains os plats changent de forme, comme les omoplates et les ailes du bassin, ce qui donne à la silhouette des Wendigos cet aspect effroyablement pointu et une démarche – quoique rapide – horriblement saccadée. Mon but, maintenant que je suis dans la même pièce, c'est de faire en sorte que cette monstruosité change de trajectoire. Je ramasse un petit bout de verre sur le sol – rien de bien méchant, je vous rassure, mais plutôt acéré – et je le jette à Kuhma :

— Attrape !

— Que... Oh ! Espèce de...

Gagné ! Vous autres les Homo sapiens, vous avez ce défaut si naïf et si profondément mignon – mon frangin Vlad dit que ça l'exaspère, mais c'est parce qu'il aime bien les humains – qui est d'accorder à certains de vos « proches » une confiance absolue. Genre le Bon Dieu sans confession, pour certains, c'est pas une expression. Enfin bref : le pauvre descendant de la tribu ohlone a eu le réflexe d'attraper ce que je lui lançais avant de le lâcher aussitôt, la peau entaillée.

— Je te réparerai ça, ferme les yeux, Mickey !

— Tu sais très bien que je n'aime pas quand tu m'appelles comme ça !

Mike secoue la main sous la piqûre, ça projette des gouttelettes de sang tout autour de lui. Le Wendigo se met à trembler de tous ses membres, sa tête se tord de manière écœurante vers moi mais l'odeur du sang frappe ses narines et la créature se focalise sur l'enquêteur. Le sang. Je dois me concentrer, moi aussi, parce que j'avoue que c'est une odeur franchement obsédante. Je lance un clin d'œil à l'humain et commente :

— Appétissant.

Il reste aussi figé qu'un rocher mais siffle :

— Je ne veux même pas savoir à quoi tu faisais réfé...

Il lâche un juron, chose plutôt rare chez lui, porte la main là où son holster aurait dû se trouver s'il n'avait pas été déposé à la sécurité et met un genou en terre pour essayer d'encaisser l'impact qui se prépare – il n'y a pas à dire : les soldats américains sont bien rôdés quand il s'agit de corps à corps. Je bondis une nanoseconde avant le monstre, visant l'espace libre entre lui et Kuhma : les Wendigos vont trop vite, même pour nous autres strigoï. Je vise mal et, au lieu de planter mes griffes dans le ventre de la créature pour la harponner, je saisis ses jambes maigrelettes et nous roulons dans un concert de crissements, de feulements et glapissements suraigus. Du coin de l'œil, je vois Mickaël se dégager de l'emprise de cette horreur blanchâtre d'un coup de pied en pleine tête.

— Tu peux arrêter de l'énerver ?!

Kuhma me jette un regard noir et j'ai le temps de lui adresser un sourire sans doute un peu trop pointu, parce qu'il ne me le rend pas, adossé au mur du sas d'observation dévasté. Il écrase du talon les doigts du Wendigo qui est resté focalisé sur la main ensanglantée de Mike.

— Lèche ton sang ! Lèche ton sang ! j'ordonne en fichant mes griffes autour des rotules du Wendigo, ce qui détourne un instant l'attention de cette affreux épouvantail.

— Qu'est-ce qui détruit ça ?! Qu'est-ce qui le détruit ?!

— C'est pas le moment d'écrire une encyclopédie ! je hurle.

Ça y est, ça va être mortel : la créature a décidé de me faire face, elle a fini par comprendre que j'étais le caillou dans sa godasse. Elle a une haleine à faire peur, comme si une dizaine de rats pourrissaient à l'intérieur. Elle se contorsionne en deux et plante ses dents dans mon épaule, m'en arrachant d'un coup sec un énorme morceau. Un choc violent l'ébranle et je vois Mike, debout, le regard furieux, lever à nouveau une chaise dans les airs, prêt à en briser une seconde sur la tête du monstre.

— Non ! L'attire pas ! Faut que l'esprit du Wendigo arrête d'être...

Vlan, deuxième coup de chaise. Le sang noir qui bouillonne sur bras et mon ventre n'intéresse pas du tout le monstre qui claque des dents en direction de Kuhma.

— Le sac à main ! Le sac à main de Ginny ! je lance alors. Regarde si y'a pas un déo en spray pour... Touche pas à ça, toi !

Le Wendigo – quoique je pense qu'il frappe parfaitement au hasard – a failli mordre une partie extrêmement personnelle de mon anatomie. Je dis pas que les strigoï n'ont pas un pouvoir de régénération à la Deadpool mais ça veut pas dire qu'on n'a pas de fierté. Si ça se sait que j'ai perdu mes attributs virils, même pendant une minute, au cours d'un combat, on en entendra parler pendant des siècles. Littéralement. Je libère une des rotules du monstre et j'ai juste le temps d'enfoncer mes griffes dans son cou, tentant de le plaquer au sol. Plus facile à dire qu'à faire : nous dérapons dans la flaque de sang qui s'est écoulé de ma blessure.

— Ma chemise du dimanche, je marmonne.

Mike – qui n'est pas le dernier des crétins, je ne sais pas si je l'ai déjà dit ? – a jeté par terre le déo à boule de l'agent Genevieve mais a chipé le spray Axe de Nassim ainsi que son briquet floqué du logo du FBI.

— Pousse-toi !

— Non, attends !

J'ouvre grand la gueule et j'asperge le visage et le torse du Wendigo de tout le venin que mes glandes de Duvernoy contiennent. Il ne sent rien, mais ça va pas tarder.

— Vas-y ! Fais pas gaffe à moi !

Le visage concentré, Kuhma vise comme s'il tenait une arme à feu à la place de la bouteille de déodorant et tend le bras devant lui : il projette vers la tête affamée du Wendigo un spray ininterrompu et allume le briquet. Le lance-flamme improvisé lèche aussitôt la peau insensible du monstre et mon bras – quand même plus sensible –, il ne faut pas longtemps avant que mon venin, une substance huileuse, ne prenne feu et affaiblisse aussitôt le monstre qui hurle de toute la force de ses poumons.

— Continue ! je rugis en maintenant la créature. Continue !

— Je fais que ça ! me répond Kuhma qui s'est dangereusement rapproché des mâchoires de l'horreur sur pattes.

— Il faiblit ! Continue ! Il faut viser les yeux.

Un dernier hurlement de fureur et la tension contenue dans le corps efflanqué et osseux de cet espèce de spectre cannibale disparaît. Il s'écroule, inerte, et je m'éloigne aussitôt pour éteindre les flammes qui mangent ma plus belle chemise. Ma peau à moi est carbonisée jusqu'au coude et oui, j'ai mal. Mike se permet, par prudence, de vider la bouteille sur la tête chauve et verruqueuse du Wendigo inanimé. Je halète et, peu à peu, le silence revient dans le sas dévasté. Mon ami et moi sommes assis de part et d'autre du monstre, recroquevillé sur lui-même comme une araignée morte. Kuhma se signe, choqué et visiblement écœuré.

— Ton bras, dit-il en essuyant son front. Ça va aller ?

— J'ai connu pire.

— Quel bazar.

— Ouais.

Un autre silence, on n'entend que notre souffle, rythmé et rauque. Je lève un sourcil, prêt à lâcher une blague :

— Eh, Mike...

— Il reste un fond de spray dans la bouteille, si tu dis « est-ce que ça a été aussi bon pour toi que ça l'a été pour moi ? » je te crame.

— Tu me connais un peu trop bien.

Mes crocs se replient dans un craquement sonore. Je finis par me redresser pour saisir une couverture qui a roulé sur le sol lorsque le placard en métal qui longeait l'un des murs s'est écroulé. Elle est râpeuse et fine et je jurerais que la compagnie qui l'a fabriquée est la même qui fournit la prison de San Quentin, mais bon, ça suffira pour le moment. Kuhma se calme, glisse la bouteille de déodorant et le briquet dans une poche intérieure tandis que j'étale la couverture sur le Wendingo qui commence déjà à reprendre apparence humaine. L'enquêteur pousse des débris du bout de sa chaussure et ramasse quelques objets. Il est en colère.

— Il y avait du sang, par terre. Il a disparu, finit-il par lâcher en montrant la flaque de sang noir qui nappe en réalité toujours le sol du sas.

— Il a commencé à sécher. C'est du sang de strigoï, tu es humain. Tu ne peux le voir que lorsque ma blessure vient d'être faite.

— Super.

— Il faut qu'on se barre d'ici. Elle est pratiquement revenue.

Sous la couverture, les formes anguleuses du monstre ont fait place à une petite silhouette dont on distingue à peine les cheveux noirs.

— Comment on va expliquer...

— Mike, on ne va rien expliquer du tout. On va l'emmener avec nous.

— Mircea, ça va trop loin, le FBI...

— Tu imagines un peu que le Wendigo prenne possession d'elle alors qu'aucun strigoï ne se trouve dans les parages, Kuhma ? Je fatigue, je tiendrai pas longtemps l'esprit des autres humains tordu... je veux dire sous hypnose, je grimace.

— Je dois récupérer mon arme de service.

— On doit laisser aucune trace de notre passage ici. Récupère tout ce que tu peux.

La fille est évanouie. Elle est complètement nue sous la couverture et ses vêtements sont irrécupérables. Tant pis, je lui filerai un sweat-shirt. Je me démerderai. Tout ce qui compte c'est qu'on se barre.

— Comment on va expliquer...

— L'esprit humain sait très bien trouver des explications plausibles. Une explosion, une attaque, une évacuation, ah merde on a oublié quelqu'un, ah merde elle a disparu. Voilà.

— Tu prends vraiment les hommes pour des imbéciles.

— Non, vraiment ?!

Je vérifie que l'ado est entièrement revenue à elle et l'enveloppe d'une seconde couverture – celui qui a inventé cette texture qui gratte à mort devrait être condamné à porter des slips faits de cette matière à vie. Je la prends entre mes bras en mode princesse Disney des enfers et on n'attend pas notre reste. On traverse les couloirs déserts en sens inverse avant d'arriver à une zone moins sécurisée. Quelques humains, le regard vague, clignent des paupières comme des merlans sous kétamine. Je fonce à l'extérieur, scannant les environs dès que je me sais à découvert. Mike me rejoint en courant, le holster au poing, et il commande à distance l'ouverture des portières.

— Je shotgune la plage arrière !

— Fais ce que tu veux, mais partons d'ici !

Je m'engouffre dans le véhicule et allonge la gamine sur les sièges. Elle tremble de froid mais ne s'est pas encore réveillée. Tant mieux, tu me diras.

— Verrouille les portières, j'ordonne.

Kuhma soupire de mécontentement, obtempère et je repère Nassim qui fume une cigarette, l'air vague, derrière un petit arbre. Je lui tords l'esprit plus que les autres humains et il se raidit pour faire demi-tour et retourner dans les bâtiments. Nassim va volontairement effacer les données vidéo des dernières vingt-quatre heures avant de se remettre à fumer tranquilos. J'aurais bien besoin d'une clope aussi, tiens. La tête sur mes genoux, la fille s'agite un peu, lâche un cri étouffé comme si elle faisait un cauchemar. Je remonte les couvertures sur ses épaules et tente de la border autant que possible. Une secousse me fait relever la tête : Kuhma a pris un dos d'âne de façon un peu trop cavalière. Dans le rétroviseur, je le vois me foudroyer d'un regard noir. Je lui adresse mon plus beau sourire et je hausse l'épaule qui me fait le moins souffrir :

— Eh ben quoi ?! T'avais qu'à m'emmener manger un McFlurry.

*

Merci beaucoup pour votre lecture ! N'hésitez pas à me donner votre avis !

Bisous et si vous aimez, n'hésitez pas à écouter les deux musiques qui ont inspiré le titre : la cover est vraiment sympa (un peu plus Nightwish-y, d'ailleur la chanteuse a fait plein de covers de Nightwish) et l'original est ci-dessous, aussi badass.

Sea

https://youtu.be/iGtEH1i78sI

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