6 - Signé Draculea Troisième du nom

Mike Kuhma a rigolé pendant la moitié du trajet nous menant à San Francisco, pointant du doigt chaque enseigne Mc Donald's ou Burger King que nous croisions, déclarant que leurs machines à glace étaient forcément en panne et que ça ne valait pas le coup de s'y arrêter. Cet homme plein d'énergie et de joie de vivre était d'une loyauté à toute épreuve et d'un courage sans faille. Il savait qu'il pouvait être dangereux de me titiller et adorait le faire. Ah oui, il faut peut-être que je précise que l'enquêteur Kuhma, ancien para de l'US Army, avait pris conscience que je n'étais pas précisément humain seulement deux minutes après m'avoir rencontré. À ceux qui vont me reprocher d'avoir brisé la règle d'or des créatures de l'Ombre : « Tu ne révéleras point à un Homo sapiens ta nature réelle », je répondrai tout simplement que dans Ma Sorcière bien aimée, Samantha se fait perpétuellement griller par cette grosse fouine de Madame Kravitz sans pour autant se faire virer par le conseil des sorcières. Je vous raconterai plus tard les circonstances dans lesquelles Mike a percuté que je n'étais pas tout à fait comme lui, sachez seulement que je tente tout de même de respecter la règle selon laquelle je ne dois pas manifester de pouvoirs non-humains devant lui. Bon, parfois je dois faire une entorse ou deux – parfois doublée d'une belle avulsion (1) – au règlement, mais il commence à avoir l'habitude. Que celui qui n'a jamais péché me jette la première pierre.

Toujours est-il que là, malgré mon amitié sincère pour Kuhma, j'ai de plus en plus envie de lui arracher la gorge d'un coup de crocs.

— Oh ! Un In'n Out ! J'ai entendu dire qu'ils faisaient de super glaces aussi ! Des shakes ! Il y a plein de goût : chocolat, va...

— Mickey, j'ai une question : tu me fais faire un tour de la Baie dans l'unique but de me casser les couilles ou bien... ?

— Non, j'essayais juste de détendre un peu l'ambiance, tu es à cran depuis ton absence.

Je grimace et jette un coup d'œil à la dérobée à mon ami. Ce dernier porte des lunettes teintées protégeant ses yeux des rayons rasants du soleil. Je m'efforce de ne pas aller fouiller dans ses pensées – d'une parce que ça lui donne la migraine, de deux parce que ça le met d'une humeur de porc – et je tente :

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, tout va...

Mike laisse échapper un souffle de rire, quelque chose de très sarcastique. Je me tourne sur le siège automobile, face à lui :

— Si c'est pour que faire passer un « interrogatoire amical » que tu m'as forcé à...

— Je n'ai jamais eu l'intention de t'interroger, me fait l'humain en m'adressant un faux sourire. Pourquoi voudrais-je t'interroger au sujet d'une conférence vétérinaire se déroulant en France et n'ayant jamais eu lieu ?

— En toute théorie, je commence en levant l'index.

— Garde ta salive, j'ai fait le lien avec ce drôle de cadavre de l'île d'Alcatraz et les derniers événements à San Quentin.

— Il y a eu un cadavre à l'île d'Alcatraz ?! je m'exclame sur un ton plus que théâtral. Noooon...

Mike serre les dents et finit par lâcher, dans un soupir de colère :

— Tu vois, Audeclar, si tu m'avais déclaré que tu connaissais le véritable responsable et que ça n'était pas toi, je t'aurais cru. Le fait que tu nies en bloc et que tu ne t'intéresses pas plus que ça à l'affaire, c'est signé.

— Signé qui ?

— Signé Dracula Troisième du nom !

Et ça y est. Après Vlad, puis le Gris, voilà Kuhma qui s'en mêle ! Il ne manque plus que George soit mise au courant et je serai dans une panade phénoménale...

— Il y avait des marques sans équivoque. Écoute, Mircea, la prochaine fois, bouffe le corps, fais quelque chose mais ne le mets pas juste sous mon nez. Je suis forcément plus ou moins au courant lorsque ce genre de choses arrive, ici, et ça me pose un problème éthique de ne pas te dénoncer.

— Donc là je suis en état d'arrestation ?

— Non, je mettais juste les choses au point. Je sais très bien que t'arrêter ne servirait à rien. Je préfère t'avoir à l'œil plutôt que te forcer à fuir et ne savoir ni où tu te caches ni ce que tu manigances.

Ça, pour l'avoir vérifié dans ses pensées au tout début de notre amitié, c'était la pure vérité. Kuhma était une personne d'une moralité assez surprenante pour un homme. Sa raison était on ne peut plus valable et ça lui était arrivé plus d'une fois de me retenir de commettre ce que vous autres humains surnommez un « crime ». Pour avoir combattu sous les couleurs américaines, lui aussi a du sang sur les mains, mais selon les lois humaines, comme tous les soldats à qui les politiques demandent de se sacrifier pour leurs intérêts supérieurs. Il a beaucoup de mal encore à digérer ce qu'il s'est passé pendant ses années de service – et fait de son travail de redresseur de torts une question d'honneur –, mais il est assez intelligent pour réaliser qu'il ne peut pas vraiment m'affronter sur le plan judiciaire ou même physique – on s'est battus une fois, je peux vous dire qu'il m'a surpris – alors il a décidé d'utiliser les voies de la psychologie.

Or, apprenez que Mike Kuhma est un excellent psychologue. Ça reste un humain, hein, donc il est bien inférieur à un strigoï sur le plan intellectuel. Pourtant, il arrive parfois à m'entortiller autour de son petit doigt pour m'empêcher de massacrer un mec qui le mériterait pourtant amplement. Oui, je sais, c'est pas hyper flatteur pour moi. Enfin bref : ce type avait le cran de me tenir tête en connaissant la vérité sur mes pouvoirs et ma force physique. Et il était capable de modifier mes plans contre ma volonté. Conclusion : il avait le droit d'être traité comme un ami.

Bon d'accord, c'était un ami. Un très bon pote. Dans sa vie, c'était souvent compliqué : très clairement j'étais le Riggs de son Murtaugh (2), mais Mike n'avait pas de jolie petite famille. Il n'avait pas une flopée de chiards toujours prêts à éclater de rire autour d'un repas préparé par madame Kuhma. Pas parce que l'humain n'avait aucun succès auprès de la gent féminine – loin de là ! – mais parce que sa femme enceinte jusqu'aux yeux et un de ses deux enfants avait été massacrés froidement à une période où Mickael s'acharnait à faire tomber un politicien véreux mais très populaire trempant dans un florilège de saloperies. À ce moment-là, moi aussi j'étais sur le coup, pour diverses raisons. Autant vous dire que le politicien en question mange actuellement les pissenlits par la racine. J'avais fouillé un peu – alors que je croyais Mike de mèche avec les flics ripoux qui enrayaient l'enquête – dans la chambre du motel miteux qu'il occupait, et j'avais découvert qu'il n'avait pas une fille unique à l'époque de l'assassinat commandité mais des jumeaux. Or, les journaux de l'époque avaient mentionné uniquement la décapitation de la mère et de la fille. Et du bébé que portait la mère, en mode Sleepy Hollow. Je n'avais rien lu sur un troisième enfant : ce dernier avait été enlevé et on ne l'avait jamais retrouvé. J'avais l'impression, au début, que Kuhma avait baissé les bras à ce sujet, qu'il avait réussi à faire le deuil de son fils, jusqu'au jour où, mettant mon nez de vampire dans les affaires de Mike, j'avais trouvé des photos encadrées jetées pêle-mêle dans un carton humide. Très clairement, l'enquêteur avait fait monumentalement chier des gens pas recommandables, au point de se faire arracher pire que la vie.

Plutôt chaud, quoi.

Ceci étant dit : depuis le temps, l'homme avait enfoui ces horreurs au creux de ses entrailles. De nous deux, ça restait moi le plus nerveux et, disons-le, le plus instable. Ouais. Un type bien, Mickael Kuhma.  

— Mircea, tu écoutes ce que je te dis ?

— Non, désolé, je repensais au McFlurry. C'est ta faute, tout ça.

— Tu vas me faire pleurer.

— Bon, laisse-moi deviner, je soupire en jouant avec l'antique danseuse hawaiienne qui se dandine sur le pare-brise. C'est un code Bright ?

— Un code Bright puissance mille.

Ça, c'était aussi une de nos petites familiarités. Ça faisait partie de notre intimité. Bright, c'est un film génial sur Netflix, un cop movie(3) avec Will Smith et Joel Edgerton où le monde des hommes est mixé de façon assez intéressante avec la mythologie de Tolkien – orcs, elfes, Petit Peuple... – et où la magie fait partie de la vie courante. Il déchire, je l'ai vu des centaines de fois et j'ai forcé Mike et George à le regarder avec moi à plusieurs reprises. Entre Kuhma et moi, un code Bright, ça veut dire que le flic a besoin de mes lumières pour intervenir sur un crime ou un délit ayant pu impliquer un être appartenant à l'Ombre. Une fois sur deux, Mickael s'emballait pour rien, il faut bien l'avouer, mais une fois sur deux je tombais effectivement sur un problème lié à l'Ombre. Souvent des membres du Petit Peuple – vous les appelez souvent les « fées », même si c'est hyper réducteur – comme les kobolds ou les gnomes, des fouteurs de merde absolument extraordinaires. Parfois un mercenaire clandestin ou un exilé de l'Ombre, issu de races interdites dans la Lumière, le monde des Hommes. Exceptionnellement, Mike tombait sur des vampires. On sait se tenir. Et surtout on sait ne pas se faire choper.

— Je te préviens que si tu me fais chier un dimanche matin parce qu'un korrigan a décidé de faire péter un coffre de la Wells Fargo, je t'éjecte de la caisse et tu fais le retour à pieds, Kuhma, je grogne.

— Non, répond l'enquêteur en qui monte une excitation très infantile. Je ne me serais pas permis.

— Oh que si, tu te serais permis. Bon, alors ?

— Double meurtre et tentative d'homicide volontaire. Un témoin assisté avec fortes suspicions de culpabilité : c'est la fille aînée de la famille.

— Tu veux dire que... ?

— Oui. Un autre témoin, sans lésion physique mais en état de stupeur : une fillette de neuf ans, la benjamine de la famille.

— Les parents ont été assassinés ?

— Non, la mère et sa sœur. La tante passait le week-end en transit à SF(4) avant de repartir pour San Diego. Le père est grièvement blessé et est encore à l'unité des soins intensifs. Nos enquêteurs n'ont pas pu l'approcher, mais un infirmier mandaté par le procureur a l'autorisation de noter ce que l'homme pourrait dire. Il a des périodes de semi-conscience.

— Pas cool. J'espère qu'ils avaient pas planifié des vacances cet été, parce que ça va tomber à l'eau.

— Mircea...

Je le regarde en rigolant. Il sait très bien qu'il ne pourra jamais me retenir de faire ce genre de blagues. Ces humains dont on parle n'ont aucune importance à mes yeux. Dans ma famille, il n'y a que cet imbécile de Vlad, mon jeune frère – vous l'avez croisé il y a quelques chapitres – qui ait de l'attachement pour la race des Hommes. Il n'y a qu'à Kuhma que j'épargnerais ces cruautés-là.

— C'est l'aînée, donc, la témoin assistée que deux connards doivent probablement être en train de cuisiner ?

— Elle ne se souvient de rien. Le psychiatre qui a essayé de l'évaluer n'a pas réussi à établir de connexion correcte avec elle et il a refusé de rendre un rapport définitif.

— J'ai une tête de psychiatre ?!

— Non. Mais les lésions sur les corps ont été faites avec une force qui ne correspond pas à la masse musculaire de la fille.

— Avec toutes ces cheerleaders(5) sous stéroïdes, tu sais, on peut s'attendre à tout.

— Et le cannibalisme vampirique, c'est aussi une caractéristique des étudiantes américaines ? grogne Kuhma.

— Ben connaissant les nénettes, j'ai envie d'te dire...

— La fille n'avait aucune histoire, elle faisait même partie d'une association contre le harcèlement à l'école. Un caractère décrit comme adorable par ses amis, les profs, les parents de ses amis, aucun incident... et on se retrouve avec deux cadavres dont la gorge a été déchirée de façon à sectionner systématiquement une carotide. Le rapport du légiste n'est pas encore tombé mais je lui ai demandé de regarder la section de l'artère sur chaque cadavre : il y a des traces de dents sur le vaisseau. À chaque fois. Le père a eu une section partielle de la carotide. Je ne sais pas si l'anatomo-pathologiste a eu le temps de regarder les photos que les techniciens ont prises pendant la chirurgie mais la chirurgienne qui l'a géré en urgence a dit que la lésion était vraiment compliquée à gérer, pas nette.

— Bon... je maugrée en me renfonçant dans le siège auto. Tu m'as toujours pas convaincu.

— J'ai un pressentiment.

— T'as toujours un pressentiment.

— Non, mais là j'ai un pressentiment comme pour l'histoire des gobelins sous la Bank of America.

— C'étaient des kobolds, je me marre. Si c'étaient des gobelins le pays serait en récession.

— Mircea, tu me fais confiance ou pas ?

— En toi oui, en tes pressentiments à la con, non.

— Tu vas voir. Maintenant arrête de lorgner les enseignes de fast-food. C'est mauvais pour la santé.

— Ch'uis immortel. J'fais c'que j'veux.

Après des délais insupportables de vérifications visant à assurer la sécurité des établissements de police de San Francisco, je me fraie un chemin derrière Mike sous les regards parfois amusés et parfois irrités de ses collègues. Ses supérieurs ne m'apprécient pas des masses mais la plupart de ses collègues sont sympas. Kuhma est très respecté par ses pairs, sans doute à cause de la tragédie qui l'a frappé à ses débuts.

Mickael, avant de faire bipper son badge pour entrer dans la zone où les témoins et les suspects sont interrogés, se tourne vers moi et insiste :

— Je te jure, tu vas voir.

Eh ben j'ai vu. Et pour une fois, le pressentiment de l'enquêteur a dépassé toutes nos espérances. 

*

(Bon, au lieu d'acheter du PQ en masse, achetez plutôt mes livres !!!!)
Sans plaisanter merci pour votre lecture et votre gentillesse, j'espère que cela vous plaît toujours !
(Et achetez un livre, ça pourra toujours vous servir de PQ au pire)
Sea

*

(1) Déformation professionnelle du vétérinaire qui sommeille en moi : c'est quand on a une entorse tellement violente qu'un bout d'os se détache. Note de Mircea

     

(2) Martin Riggs et Roger Murtaugh sont les deux policiers héros des films et de la série L'Arme Fatale, Riggs étant un jeune électron libre et Murtaugh un ancien toujours à deux doigts de la retraite.

     

(3) « Film de flics », type de film d'action mettant en scène un duo de policiers aux États-Unis (Bad Boys, L'Arme Fatale, Rush Hour...).

     

(4) Initiales de San Francisco.

     

(5) Pom-pom girls américaines. Il s'agit d'un sport à part entière, intégrer une équipe de cheerleading aux États-Unis équivaut à entrer dans une strate populaire de la société estudiantine.

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