5 - Mensonges et McFlurry

— Candle ! Quel plaisir de te voir de si bonne humeur de si bon matin !

George me dévisage, encore vêtue d'un pantalon de survêtement trop grand et d'un t-shirt qui a jadis dû m'appartenir – elle m'a piqué beaucoup de fringues ces derniers mois, ça me donne une excuse pour m'en racheter –, et elle n'a pas l'air de vouloir plaisanter. Je souris néanmoins, parce que cette jeune femme me fait rire, et qu'elle a beau en imposer aux autres humains, elle peine à me faire peur. Même lorsqu'elle fulmine, comme maintenant.

— Audeclar !

— Candle ?

Je referme le pot de cannelle en poudre et mets la cafetière en route.

— Dis-moi ce qui te contrarie tant ?

— Depuis quand tu as pris un chien ?! On avait dit qu'on discuterait de...

— De quoi est-ce que tu parles, Jo ? je demande en m'adossant au buffet qui sépare une partie de la salle à manger de la cuisine.

— Arrête, Mircea. J'ai peut-être exagéré ce qui s'est passé à cause du sommeil, mais il y avait un chien cette nuit dans ma chambre !

Je décide de jouer le tout pour le tout : les humains sont des créatures tellement suggestibles, mais George a tendance à être plus fine que ses congénères – parfois pour mon malheur.

— Je... Je crois que tu ne fais pas qu'exagérer, j'hésite en feignant l'inquiétude. Crois-moi, je suis loin d'être du genre à ramener du travail à la maison...

— Il y avait un énorme chien-loup gris, un truc monstrueux cette nuit, dans ma chambre et tu es venu ! Tu lui a parlé !

Je la regarde fixement, tentant de masquer un air moqueur. Je finis par demander, avant qu'elle ne s'énerve sérieusement :

— Tu as retrouvé des poils ?

— À part ceux que tu laisses dans mon jacuzzi quand tu te fais couler un bain ?

— George, réfléchis : tu as sans doute rêvé. Il n'y a ni poils, ni odeur et je nie fermement la présence d'un chien dans cet appartement.

— Mais...

— Certains rêves sont parfois très réalistes. Mais je te promets de n'avoir jamais ramené de patient ici. Et j'ai pas adopté de chien dans ton dos. Café ?

George me perce du regard. Elle doit prendre le même air quand un camé au crack lui promet aux urgences qu'il ne consomme que des graines de chia depuis trois mois. J'ai beau appartenir à la race la plus intelligente de l'Ombre et de la Lumière, j'ai tendance à sous-estimer Candle un peu trop régulièrement.

— Maintenant que j'y pense... je fais le plus sérieusement du monde. J'ai entendu du bruit dans ta chambre, hier soir. Tu avais l'air de pleurer ou d'appeler quelqu'un, alors j'ai toqué et j'ai passé la tête dans la porte, mais tu avais l'air profondément endormie. Et puis réfléchis deux secondes : pourquoi...

Mon téléphone vibre et je soupire, exagérant de beaucoup l'agacement que je ressens.

— Sauvé par le gong, marmonna George. Et sers-moi du café le temps que je m'habille. Deux sucres, avec de la crème.

— Oui, chef ! Allô, Mike ?

— Mircea ? fait la voix chaude et grave de Mickael Kuhma à l'autre bout du fil.

Il est déjà à bord de son véhicule, je peux entendre le moteur ronfler.

— Mir... Oui, deux cocas, trois cheeseburger et un McFlurry aux M'nMs, nappage chocolat. Mircea ? Tu m'entends ?

— J'espère que tu n'as pas le téléphone vissé sur l'oreille, shérif...

— Arrête un peu – merci, madame !

— Si j'ai bien compris, d'après ta toute récente commande au Mc Do, tu as l'intention de me prendre par les sentiments et de profiter de l'une de mes très rares matinées de congé pour m'embrigader dans une de tes histoires ?

L'enquêteur Mike Kuhma, descendant pur jus du peuple Ohlone – auquel la baie de San Francisco appartenait avant que les Espagnols ne viennent tout mettre à la sauce Ricky Martin – a une trentaine d'année et a gardé les traits caractéristiques de la tribu amérindienne dont il est issu. Il m'a raconté que sa famille vit depuis des siècles, malgré les persécutions successives, au nord de la baie. Lui a voulu faire le rebelle et travaille un peu plus au sud. Notre rencontre a fait beaucoup d'étincelles et nous n'étions pas faits pour nous entendre. Comme quoi, il ne faut jurer de rien. L'humain rigole :

— Arrête de râler, Audeclar. Habille-toi avant que le McFlurry ne fonde.

— C'est qui ? braille George depuis sa chambre.

Elle passe la tête dans l'entrebâillement, tentant d'enfiler un t-shirt trop moulant sur une brassière de sport – oui, la pudeur a été noyée dans la baie d'Alcatraz depuis longtemps pour ce qui est de notre colocation – et insiste :

— C'est Mike ? C'est Kuhma ? Mircea ! Mi... Momoa ! MOMOA !

Oui, George adore m'appeler comme ça depuis qu'elle a compris que, à mes yeux, la comparaison avec l'acteur Jason Momoa était insultante – aucun vampire digne de ce nom n'aime être comparé avec un humain.

— Oui, Georgie, c'est ton crush, je rétorque suffisamment fort pour que Kuhma et Candle m'entendent.

— Crétin !

Une voiture débarque dans la petite cour de notre pavillon et un coup de klaxon retentit. Mike fait retentir brièvement la sirène de sa voiture.

— Je suis là ! me fait l'enquêteur dans le smartphone. Dépêche-toi, on doit aller à San Francisco d'urgence !

— Kuhma ! C'est dimanche !

— Depuis quand tu vas à la messe, Audeclar ?

Il raccroche et relance sa sirène.

— Mircea, dis-lui d'arrêter, il est sept heures du matin, tout le monde dort et madame Gustavo était de mauvaise humeur hier soir.

Je rigole et me dépêche de descendre. Madame Gustavo, une petite vieille qui loge au rez-de-chaussée et qui devait probablement être chef de gang pendant sa jeunesse, attend fermement plantée dans ses chanclas hors d'âge – comme elle. Elle se met à m'invectiver dans sa langue natale, furibonde, et je fais mine de ne pas l'entendre. Ses yeux vert pomme lancent des éclairs et elle déclare en espagnol qu'elle sait parfaitement que je la comprends et que je pourrais au moins lui répondre. J'hésite à lui tordre l'esprit pour qu'elle arrête de m'emmerder mais la visite, cette nuit, du Gris et celle de mon jeune oncle Vlad Tepes me reviennent en mémoire : je ne dois pas user de mes pouvoirs sur des humains. Du moins pas sans raison. Je fonce sur la voiture banalisée de Mike Khuma, mort de rire. Il range le gyrophare qu'il avait posé sur le capot et déverrouille la portière.

— Tu devrais avoir honte d'avoir des relations aussi dépravées ! me dit-il en lançant un coup d'œil vers la petite vieille qui est à deux doigts de se décrocher le dentier.

— Tu pourrais pas prendre un ou deux paquets de cocaïne et les lancer dans son jardin ? Je suis sûre qu'elle deviendrait un vrai caïd à San Quentin.

— Non, on préfère la laisser ici avec toi. Tu as bien besoin d'un shutcall(1).

— Où est mon McFlurry ? je l'ignore en me retournant sur la banquette arrière.

— Il n'y a pas de McFlurry. À une heure pareille, il fallait bien te prendre par les sentiments.

Avant que j'aie le temps de sauter de la voiture, il appuie sur l'accélérateur et s'engage sur la route.

*

(1) Surnom carcéral donné au détenu considéré par les autres comme leur chef, souvent le plus dangereux et le plus violent.

*

Merci pour votre lecture (je viens de publier le chapitre 118 de Vampire Consultant... ça change radicalement !) et j'espère que, malgré la lenteur de la création de cette fiction (je dois faire plein de recherches et je viens à peine de finir les premiers gros travaux sur Le Suédois qui n'aimait pas l'été ^^) vous parvenez à l'apprécier !

Merci beaucoup et à très très vite, 

Sea

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