2 - Hoes before bros

— Mircea ? Tu es là ?

George Candle, en tenue de sport, ôta les AirPods vissés à ses oreilles et ôta d'un geste désinvolte les baskets blanches dont elle s'était servie pour faire son jogging du jour. Elle était étudiante en médecine à Stanford University et partageait son appartement de Sunnyvale avec Mircea Audeclar, d'origine roumaine. Elle était grande, élancée et était addict au sport. Née en Nouvelle-Orléans, elle avait préféré s'exiler près de San Francisco, où le racisme anti-Noirs était moins présent. Elle détacha ses extensions – de longues et fines tresses – et les laissa cascader au creux de son dos.

— Audeclar ! trompeta-t-elle.

Elle fronça les sourcils et éteignit sur son téléphone une version live des Scorpions.

— Mircea ?

Elle soupira et remarqua la bière ouverte sur la table basse, face à la télévision qui affichait un épisode de Riverdale en pause.

— Oh, non, il va me spoiler la suite, marmonna George Candle, qui adorait la série.

Elle replongeait en enfance : cette version moderne et sombre du Club des Cinq avait des faux airs des romans Nancy Drew, série qui avait bercée son enfance. La jeune femme toucha la bouteille et nota qu'elle était encore fraîche. La pulpe de ses doigts laissa une trace sur le verre. Mircea Audeclar avait pris l'habitude de boire une bière en rentrant du travail et de gober un corn-dog en guise de goûter. Il était vétérinaire et disait toujours que s'il commençait la soirée sur une bière et un corn-dog, c'est que la journée avait été belle.

Or, si George avait noté la présence de la bière encore fraîche, elle ne humait pas l'odeur grasse d'un corn-dog réchauffé au micro-ondes.

— Mir...

Candle se tut et tendit l'oreille : un éclat de voix était monté de la chambre close de son colocataire. Elle s'approcha doucement, intriguée, car il lui semblait que cette voix n'appartenait pas à une de ses connaissances. Mircea Audeclar avait pourtant l'habitude de la prévenir s'il invitait quelqu'un. D'ailleurs, la voix, grave et grondeuse, appartenait à un homme et Audeclar avait plus pour habitude de ramener sa dernière conquête à la maison. George, qui avait pris l'habitude confortable d'écouter un instinct aiguisé, dérogea aux règles implicites de toute colocation digne de ce nom et toqua à la porte. Le silence se fit dans la chambre du Roumain. Un silence un peu trop long. Un peu trop pesant. Puis, des pas. La porte s'ouvrit à la volée et George recula d'un pas, un peu effrayée. Le visage brun et habituellement souriant de Mircea s'encadra dans l'embrasure. Il avait les sourcils froncés et ses yeux noirs étincelaient de colère.

— Je peux t'aider ?

Refroidie par le ton sec de l'homme, Candle pinça les lèvres. Audeclar ne s'était jamais comporté ainsi.

— Je ne sais pas, bafouilla-t-elle. Tu as un souci ?

Sans qu'elle sache pourquoi, George se sentait aussi mortifiée que lorsqu'elle s'était fait punir par ses parents pour avoir fumé en cachette. La porte s'ouvrit plus largement, poussée par la main d'un inconnu. L'homme qui se trouvait en compagnie de Mircea lui ressemblait étrangement : il n'avait ni la même forme de visage, moins carrée, ni la même stature mais ils partageaient des gènes, c'était certain. L'homme toisa Candle et cette dernière lut un éclair de colère dans son regard sombre. Elle se braqua presque aussitôt contre l'inconnu.

— Bonsoir, fit-elle néanmoins en tendant la main.

L'inconnu regarda la paume tendue, fronça les sourcils et se tourna vers Mircea :

— Tu dois partir d'ici. Tu ne peux pas rester. Encore moins avec elle.

— Même si ça ne vous regarde pas, l'interrompit George, dont la moutarde commençait à atteindre les sinus, je ne suis pas en couple avec cet homme.

— Bien évidemment que vous n'êtes pas en couple, madame, claqua sèchement l'inconnu. Vous n'avez rien à faire avec lui !

Audeclar sentit le sang quitter ses joues. Sa tête résonna, les battements de son cœur faisant vibrer ses mains et ses yeux. Elle ne s'habituerait jamais au racisme anti-Noir. Jamais.

— Pourquoi...

— Vlad, fiche le camp, gronda Mircea.

— Tu ne pourras pas t'en tirer éternellement ! rétorqua l'imbuvable Vlad. Tu sais très bien que tu n'as absolument pas le droit de faire ça.

— Tu n'as aucun ordre à me donner, Vlad. Dégage. Retourne te planquer à New York.

Candle vit son colocataire lever le poing, mais se contenir. L'intrus ricana :

— Je peux te donner les ordres dont j'ai envie. Père...

George recula cette fois le long du couloir, précipitamment : Mircea n'avait pas conservé son sang-froid bien longtemps. Il saisit Vlad par le col de son long manteau en velours noir et l'entraîna brusquement jusqu'à la porte d'entrée.

— Tu dois m'écouter ! tonna l'autre sans chercher à se débattre. Tu ne peux pas inférer ! C'est la règle que tu dois respecter ! C'est la règle que nous devons tous respecter !

Ils tournèrent le coin du couloir, la jeune interne entendit la porte s'ouvrir, claquer. Elle parvint à refaire fonctionner ses jambes et courut se mettre à la fenêtre : la résidence où ils habitaient était calme et les voix portaient bien. Dans leur fureur, aucun des deux hommes ne songea à baisser le ton :

— Elle n'est au courant de rien ! Elle ne sait rien ! rugit Mircea.

— Tu n'arrives pas à contrôler ta nature ! Tu sais très bien que tu vas te faire prendre !

— Tu vis ta vie tranquillement avec ta Japonaise à New York et moi, je vis ma vie tranquillement dans la Silicon Valley, va te faire foutre, Vlad ! Va te faire foutre, putain ! jura Audeclar.

— Dis-moi la vérité : est-ce que c'est toi qui leur as fait ça ?! Est-ce que c'est toi qui...

— Occupe-toi de tes affaires, tu m'emmerdes !

— San Quentin ! San Quentin, Mircea ! Est-ce que tu réalises la gravité de tes actes ?! Et s'il y avait eu des caméras ?

— Ils ont eu ce qu'ils méritaient !

— Ce n'est pas la question ! Nili m'a posé des questions, le Conseil me harcèle à ton sujet et tu continues de te mêler des affaires des... d'affaires qui ne te concernent pas !

— Elles me concernent. Du moment que je suis au courant, elles me concernent, rétorqua Audeclar d'une voix où perçait une pointe d'amertume.

— Non, laisse-les tranquille. Je croyais que tu aimais bien soigner les animaux.

— Fous le camp d'ici. Ça a assez duré.

Ils baissèrent la voix et leur conversation continua encore quelques minutes. Puis, le dénommé Vlad démarra un petit véhicule de location garé sur le parking de la résidence – cet imbécile avait pris deux places, nota Candle – et démarra en trombe.

George vit revenir Mircea avec un brin d'appréhension. Ils vivaient en colocation depuis six mois et étaient devenus très proches. Quoique très discret au sujet de son passé et de sa famille, l'étudiante n'avait jamais détecté quoi que ce soit de louche. Or, même elle savait très bien que San Quentin était un établissement pénitentiaire de haute sécurité. Et que, tout xénophobe qu'il était, l'inconnu avait l'air de reprocher au vétérinaire ce qui semblait être des actes répréhensibles.

— Tu veux en parler ? questionna-t-elle maladroitement.

— Non. Tu dois rester en dehors de ça.

Il tenta de passer, mais elle lui barra la route, bras croisés. Mircea était grand, immense, même, mais George Candle était elle-même élancée et athlétique.

— Est-ce que je dois m'inquiéter ? demanda-t-elle.

— Non, laisse-moi passer !

— Dis-moi au moins de qu'il s'agissait ! On devrait...

— C'était mon oncle. Un de mes oncles.

— Il avait l'air d'avoir ton...

— Il est plus jeune que moi. Mon... mon père et lui ont beaucoup d'années d'écart.

Il cilla. Il avait grimacé de colère en mentionnant son père. Comme si le mot lui avait écorché les lèvres. Il ne mentionnait jamais sa famille.

— Il avait l'air en colère de me voir.

— Oui, il...

Mircea secoua la tête, se passa la main dans les cheveux et s'assit bruyamment dans le sofa qui faisait face à la télévision. Il saisit sa bière et la vida d'un trait, sans respirer. L'équivalent du Thor des films Marvel. En brun. Les copines de Candle l'avaient plutôt comparé à Aquaman (1). Elles le trouvaient invariablement hyper sexy. George s'assit à sa gauche, les genoux repliés sous elle, comme à son habitude.

— Je vous ai entendus, dehors.

— Je me doute bien, grommela Audeclar.

— Pourquoi est-ce qu'il a parlé de San Quentin ? demanda avec prudence la jeune femme.

— Parce que je me suis pris la tête avec un gars de San Quentin. Un chef de gang.

— Oh. Un de tes clients ?

— Pas vraiment.

Nouveau silence.

— Il est raciste, ton oncle ?

— Non. Je ne crois pas. Je ne sais pas, finit par avouer Mircea en s'étirant, faisant craquer son dos. Pourquoi ?

— Il avait l'air furieux de me voir.

— Il croit que tu peux m'attirer des ennuis.

— Parce que je suis Noire ?

— On en a déjà parlé, Candy(2), faut vraiment que t'arrêtes de tout réduire à ça.

Elle lui lança un coussin qu'il rattrapa au vol et lui renvoya en pleine tête, la faisant basculer en arrière.

— Oh, merde ! Désolé !

L'homme s'allongea sur le canapé, hilare, rattrapant à temps la jeune femme, écrasant par la même occasion la télécommande. L'épisode de Riverdale se lança, faisant sursauter les deux belligérants. George se plaignit de n'avoir pas vu l'avant-dernier et Mircea accepta de revisionner l'épisode précédent. Il eut un sourire en coin en notant que le sujet « Vlad » avait été glissé sous le tapis. Les humains étaient parfois opportunément distraits, songea-t-il, tout en se promettant de faire attention à tout ce qui traînerait dans sa chambre à l'avenir, car la jeune femme allait forcément tenter d'en savoir plus.

En effet, George, en parfaite héritière des héros des Bibliothèques Rose et Verte réunies, avait choisi de faire profil bas afin de mener une enquête personnelle par la suite. Tout cela était vraiment trop étrange... Ses plans furent mis à l'eau la nuit suivante : à une heure du matin, elle fut réveillée par un bruit suspect, dans sa chambre. Elle ôta le masque qui lui évitait d'être dérangée par les phares des voitures et s'assit au milieu du lit King Size qu'elle s'était offert pour célébrer son entrée en médecine – un comble compte tenu du peu de temps de sommeil dont elle bénéficiait... Elle ne prit pas le temps d'ôter sa gouttière et tendit la main vers le verre d'eau qu'elle gardait toujours en prévision sur sa table de nuit, parcourant la pièce du regard. Cependant, lorsqu'elle tourna les yeux vers la droite, ne parvenant pas à trouver le verre, elle ne put retenir un cri animal de franchir ses lèvres. Un hurlement de terreur pure.

Car, à quelques centimètres de sa main, luisaient les longs crocs blancs d'un loup. Un gigantesque loup aux yeux jaunes...

*

(1) Film de la franchise DC Comics, dont le héros éponyme est incarné par l'acteur Jason Momoa.

(2) Bonbon, en anglais.

*

Merci mille fois pour votre accueil ! J'espère que la suite vous plaît, n'hésitez pas à corriger mes erreurs ou à me dire aussi ce qui ne vous plaît pas ;-)

Que pensez-vous du nouveau personnage, George Candle ???

Bisous 

Sea

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