Chapitre 9
Jennifer Marino était une neurologue très compétente, passionnée par son métier. Ses parents étaient italiens, et elle s'était installée aux États-Unis pour y faire ses études. Depuis, elle n'en était plus repartie, et ne regrettait pas son choix. Pour rien au monde elle ne serait revenue en arrière. Il avait été très dur pour elle d'accepter l'idée que leur monde était en danger, mais elle s'était relevée, se disant qu'elle pourrait apporter son aide, sa contribution. Elle était de nature généreuse, et passionnée par les enfants. C'était sa vocation, mais on lui avait dit, dans son entourage, de mettre à profit son intelligence. Jenni avait toujours pensé qu'elle avait fait le bon choix en écoutant leurs conseils.
Dans un premier temps elle avait suivi des études de psychologue, puis s'était découvert une passion pour l'étude du cerveau, qui l'intriguait. Elle avait rapidement accepté le poste qu'on lui avait proposé à la base. Au-delà de la volonté d'aider, de l'espoir de sauver tous ces enfants, et l'humanité, comme c'était sûrement propre à chaque membre de l'élite, elle y avait trouvé un autre intérêt. Le poste qu'on lui proposait - sans la payer, évidemment - était celui dont elle avait sûrement rêvé toute sa vie. Elle était chargée de mettre en place, à partir de ses nombreuses connaissances, des systèmes visant à améliorer les capacités intellectuelles des enfants. Leur mémoire, leur logique, leur réflexion, et tout ce qui pourrait faire d'eux des machines de guerre intellectuelles. Et cela dans un unique but : exploiter la moindre de leurs ressources en ce domaine, pour les former à survivre.
Ils lui avaient donné un an pour tout mettre en place, et une armée d'architectes, de scientifiques, et de tout ce qu'ils avaient trouvé pour lui venir en aide. Ce devait être fini impérativement avant l'apocalypse. Cela s'était avéré impossible. Mais tout avait très bien avancé, et son immense projet commençait à se dessiner.
Elle disposait, pour ses installations, d'un des trois bâtiments de la "base de formation intellectuelle" qui se trouvait à un petit kilomètre de la base centrale de Mirage, où étaient logés les enfants. D'après ce qu'on lui avait dit, ils n'avaient aucune idée des nombreuses formations intellectuelles et physiques qu'on leur préparait. Cela remplirait leurs journées, au moins.
La "base de formation physique" était celle qui prenait le plus de temps à mettre en place. Jennifer ne connaissait rien des installations qui y étaient prévues, et cela lui était, pour ainsi dire, indifférent. Elle était fière de la responsabilité qu'on lui avait donnée.
La base dans laquelle elle travaillait le jour était construite de façon symétrique, sous-terre. D'un côté se trouvait le premier bâtiment, fait de forme triangulaire comme les autres, et développé en relief derrière, pour que chaque étage ait la même largeur. De face, on verrait donc une pyramide, mais de côté, le toit d'une maison. Cette première infrastructure hébergeait les scientifiques qui travaillaient pour Mirage, et qui évaluaient et estimaient les risques de l'apocalypse. Car le travail de recherche n'était pas fini : au contraire, il ne faisait que débuter.
Exactement en face, et de la même forme, comme un reflet, se trouvait le bâtiment dans lequel travaillait Jennifer. Elle l'avait découpé en quatre étages. En haut, une petite salle d'administration, car on en a toujours besoin, qui occupait la place de la pointe du triangle. A l'étage d'en dessous, il y avait des "salles de classes" destinées aux enfants, où Jennifer avait pensé leur apprendre ce qu'ils devaient savoir sur ce qui les entourait. L'apocalypse, son déroulement, ses conséquences, le bilan humain et matériel, et, bien sûr, le danger que tout cela représentait pour le monde qu'ils connaissaient. Au troisième étage en partant du haut, se trouvait la partie préférée de Jen. Elle était destinée à développer les capacités mentales des enfants, et même à évaluer leur niveau d'intelligence. L'année qui précédait l'apocalypse lui avait été très précieuse pour cela. Elle en avait consacré une grande partie à chercher des moyens d'arriver à son objectif. Elle avait fouillé, cherché, travaillé en collaboration avec d'autres spécialistes du cerveau : neuroscientifiques, neurologues... Tout lui avait été indispensable.
Mais pour développer la mémoire de ceux qui construiraient un jour un nouveau monde, elle avait pensé plus grand. Elle y avait consacré le dernier étage, le plus vaste. C'était la seule partie de son projet qui, une paire de mois après la première apocalypse, n'était pas encore terminée.
Il s'agissait d'un immense labyrinthe, qui à chaque virage possédait un signe différent. Les enfants s'y rendraient plusieurs fois pour l'appréhender, trouver la sortie, et puis pour retenir l'ordre de ces signes. Le but était donc d'entraîner leur mémoire en les obligeant à retenir l'enchaînement des signes pour le test final. Ce test, en y repensant, Jenni le trouvait impossible à réaliser. Cette fois, le labyrinthe serait plongé dans le noir, à l'exception des signes qui seraient encore illuminés. De sorte que seule la mémoire de l'ordre de ces derniers pourrait permettre à un enfant de ressortir du labyrinthe.
On les y mettrait une nuit - ou un jour - seuls, et, jusqu'à ce qu'ils trouvent par eux-mêmes la sortie de cet immense labyrinthe, on ne les en sortirait pas. Cela était, à vrai dire, mission impossible. Mais les exigences de la base étaient à ce niveau.
Au milieu des deux bâtiments, on pouvait trouver une petite cour souterraine, entourée de quatre piliers qui soutenaient le dernier bâtiment, quelques mètres au-dessus des deux autres. Celui-ci sortait de terre, avec un petit hall de deux mètres de hauteur. Le reste du bâtiment mêlait la recherche scientifique et l'apprentissage des enfants. C'était le pôle informatique, où des membres de l'élite s'activaient pour essayer de reconstruire l'évolution technologique, aidés des plus âgés des enfants du camp 3. Ils étaient également chargés de scruter avec attention l'évolution des autres pays du monde, et étaient en contact avec tous les chefs d'États, qui avaient reconnu leur erreur. Cette ouverture sur le monde, la science et la technologie étaient des facteurs clé qui permettraient à l'opération d'être menée à bien.
En attendant, le chantier restait encore à terminer. Jennifer Marino brûlait d'aller enfin sélectionner ses premières recrues à la base centrale...
*
Jack fixait le mur du plafond. Ses mains étaient posées sur son ventre, et ses yeux étaient un peu rougis par les larmes. Il était seul dans la case. Les autres étaient partis au réfectoire, qui était devenu à tous leur lieu de vie. Il avait éteint la lumière, et seule la faible source lumineuse qui se faufilait sous la porte éclairait un peu la pièce. A la droite de son lit, il avait, comme un prisonnier, noté le cours du temps. Cela faisait soixante-quinze jours qu'il était ici - si encore la base respectait les horaires naturels du jour et de la nuit.
Il aurait dû fêter ses seize ans aujourd'hui. Avec sa sœur, ses amis, et même sa tante. Elle lui manquait un peu. Ces dernières nuits, il avait fait des songes angoissants, qui avaient laissé en lui une impression étrange. Tous ses rêves le ramenaient à l'accident. Il avait un sentiment d'inachevé, comme si rien n'était terminé, ou plutôt, encore expliqué. Se pouvait-il qu'il reste encore une part d'ombre sur cet atroce événement qui les avait frappés ? Il se le demandait parfois, mais toutes ses hypothèses sur la nature de son trouble n'aboutissaient pas.
Un traumatisme ?
Un air de nostalgie ?
Un secret qui n'était pas levé ?
Il avait tout sondé, et se demandait s'il n'était pas en train de devenir fou. Il prit une grande respiration comme pour reprendre ses esprits qui divaguaient, et passa une main dans ses cheveux bruns. Oui, c'était cela, il devenait fou. Était-ce l'absence de sa sœur ? Cet environnement inquiétant ? Pourtant il avait l'impression de s'y être habitué. Ce soir, il irait voir si Eyllée ne lui avait pas laissé de nouvelle lettre. Il ne doutait pas une seule seconde qu'elle se souvienne de son anniversaire. Et cela le soulageait. Il n'était pas seul, et ne le serait jamais. Il s'était senti horriblement abandonné à la mort de ses parents, mais ne l'était pas. Ils étaient toujours au fond de son cœur, et sa sœur comblait le vide qu'il restait. Il n'imaginait pas la douleur qu'il aurait s'il venait à la perdre.
Quelqu'un poussa la porte sans que Jack ne réagisse. Son amie entra. Elle était seule. Elle referma doucement la porte derrière elle sans allumer la lumière. Elle ne dit pas un mot. Elle sentait la tristesse du garçon, et en était touchée.
- Joyeux anniversaire, murmura-t-elle d'une voix douce et triste.
Il ne répondit pas et ne fit aucun geste. Jane saisit l'échelle et commença à grimper vers le lit superposé de son ami. Quand son visage fut assez haut pour qu'il puisse la voir, elle s'arrêta un moment, et il baissa les yeux, en montrant qu'il n'avait pas envie de lui parler. Elle esquissa un sourire triste qu'il put distinguer grâce à la faible lumière du couloir qui arrivait dans son dos. Elle reprit l'échelle et se hissa sur le lit étroit, s'asseyant sur le bord, les jambes dans le vide, et fixant le mur d'en face, qui se trouvait à gauche de Jack, de l'autre côté de la chambre.
- Tu penses à quoi ?
Son air si compatissant toucha le garçon qui fit un effort sur lui-même pour contenir ses sanglots et lui répondre d'une voix faussement calme.
- Tu peux pas comprendre...
La jeune fille soupira. Elle était un peu plus jeune que Jack, de quelques mois seulement. Ses cheveux tombaient sur ses épaules, en boucles rousses-brunes, et ses yeux marron, comme ceux de Jack, décortiquaient le paysage comme si elle ne l'avait jamais vu.
- Elle te manque ?
Il hocha la tête. Ce n'était pas exactement ça qui le tracassait, mais évidemment que sa sœur lui manquait. La voir un soir par semaine et lui écrire ne lui étaient pas suffisant. Jane était la seule qui savait ce qu'il faisait, son secret, et il n'avait pas voulu risquer de le dire à quelqu'un d'autre. Mais il lui faisait confiance, à elle. Et puis elle n'avait personne à la base, et donc aucune raison d'utiliser le passage. Elle lui avait prouvé qu'elle était digne de recevoir sa confiance.
Jane se retourna vers Jack et alla à quatre pattes jusqu'à se trouver à ses côtés. Là, elle s'allongea à côté de lui, et fit mine de regarder le plafond comme s'il s'agissait d'un ciel étoilé.
- Tu sais, commença-t-elle d'une voix posée, mais qui trahissait une grande émotion, j'ai un grand frère, moi aussi.
Il tourna la tête vers elle, étonné. Elle ne lui en avait jamais parlé.
- Il a dix-neuf ans, continua-t-elle sans se soucier de lui. Quand je suis partie pour Mirage, que mes parents ont fini par accepter, et moi aussi, et que j'ai dû quitter ma famille, ça a été un déchirement. Je ne sais pas si je les reverrai un jour. Mon frère était trop âgé pour être intégré à la base, et au lieu d'avoir l'impression que je venais ici en sécurité, sans lui, ce sont eux qui ont senti que je les abandonnais. C'est horrible, non ? De se sentir anormalement privilégié, aux dépens de sa famille, et pénalisé à la fois, de partir seule, sans certitudes.
Elle marqua une courte pause, sans guetter une seule fois la réaction de Jack.
- Toi, finalement, tu n'as rien abandonné. Tes parents sont morts. Ta sœur est séparée de toi. Certes. Mais doutes-tu chaque seconde ? As-tu peur pour ta famille ? Non. Parce que le seul membre qu'il te reste est en sécurité, comme toi.
Ses paroles dures sonnaient comme un reproche jaloux, mais Jane n'avait pas la connaissance de ce sentiment. Elle disait tout cela pour le faire réfléchir, uniquement.
Un silence s'installa dans la pièce. Aucun des deux amis n'avait envie de le briser. Allongés côte à côte, comme cela, à moins d'un mètre du plafond, à en fixer le moindre centimètre carré, on les imaginerait bien sur une plage au ciel étoilé, ou dans un champ, la nuit tombante.
Jane daigna enfin tourner la tête vers Jack.
- Crois-moi, on a une chance incroyable d'être ici.
Et elle posa sa tête contre son épaule. Jack aurait tellement aimé en être certain...
*
Jennifer installa sa sacoche à côté d'elle, redressa ses lunettes, réajusta sa coiffure, et posa ses mains à plat sur la table du réfectoire désert. Elle avait étalé devant elle tout ce dont elle avait besoin pour son examen. Elle évaluerait et mesurerait l'intelligence de chacun des enfants des camps 2 et 3, afin de leur attribuer un cursus adapté, au niveau du camp de formation, et également du labyrinthe. Un enfant ayant plus de difficultés aurait besoin de plus de séances de mémorisation pour parvenir au test final, et avoir une chance de le réussir.
C'était par ordre d'âge puis alphabétique que Jennifer avait pour directive de faire passer les pensionnaires de la base. Elle se trouvait ainsi au camp 2, et l'examen d'Eyllée Iven ne tarda pas.
Jen la fit s'asseoir en face d'elle d'une invitation aimable. Eyllée examina la table d'un regard intrigué, et tous les instruments qui s'y trouvaient.
Puis elle salua la neurologue et lui demanda ce qu'elle faisait ici. Jenni ne fut presque pas étonnée qu'elle ne le sache pas. Elle commençait à comprendre que la base était très avare d'explications, et il lui arrivait de se dire qu'ils prenaient plaisir à contrôler les enfants en utilisant leur ignorance. C'était assez grotesque. Mais la raison ne devait évidemment pas se rapprocher de cela. Quoique... Ce ne serait pas la première fois que la nature humaine prendrait le pas sur la logique. Après tout, la base n'était contrôlée que par des humains. Et quoi de plus faillible que des humains ?
La neurologue lui expliqua patiemment qu'il s'agissait d'un test de Qi, pour mesurer son intelligence, et lui permettre de mieux comprendre son profil intellectuel. Elle testa plusieurs aspects de la question, de plusieurs méthodes différentes. Celle que préféra Eyllée fut "l'épreuve du puzzle", comme elle l'analysa. Il s'agissait d'associer des pièces carrées respectivement rouges, blanches et mixtes (les deux couleurs étant alors séparées en diagonale) pour reproduire un schéma donné. Sa rapidité de réflexion surprit la neurologue qui le nota sur un calepin. C'était initialement le travail des psychologues, mais Jennifer avait les connaissances nécessaires pour faire passer un test de Qi et bien l'interpréter. Quand Eyllée eut fini, elle consulta à nouveau ses notes, et, d'un air satisfait, releva la tête, puis sourit à la petite fille qui la fixait.
- Tu es d'une intelligence remarquable ! lui dit-elle.
*** Note d'auteur ***
Chapitre 10 le SAMEDI 7 août (je saute un mercredi en ce début de mois pour prendre un peu d'avance, car je pars en Corse ;-) )
Et ça fait longtemps que je pense le faire, alors, comme cela fait maintenant un mois que j'ai publié le prologue de Mirage, je tiens à remercier mes merveilleux lecteurs <3 et en particulier Plume_de_Louve, médaille d'or du nombre de commentaires par chapitre, (ça me touche beaucoup d'ailleurs, merci T-T), Ele_721, championne du monde de la lecture d'un chapitre en plusieurs fois, et lectrice adorable multilingue <3, ainsi que Ourale04, qui m'aide beaucoup pour l'amélioration de mes chapitres, et qui a toujours des commentaires très pragmatiques. Je remercie également tous les autres qui lisent et votent mon roman ! Très bonne journée à vous tous <3
A samedi !
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