Chapitre 6

Jack fut réveillé par des pas dans le couloir. Il se sentait mieux que la veille, mais il ne pouvait toujours pas marcher. Il tourna la tête vers le lit de sa sœur, et fut très surpris de le voir vide. Il se releva alors vivement, et tenta de poser les pieds par terre. Mais sa jambe lui faisait toujours atrocement mal. Il concentra alors tout son poids sur l'autre et se tint au mur pour avancer jusqu'à la porte, en sautant sur son pied. Il perdit l'équilibre quelques fois, mais parvint à atteindre la poignée. Quand il la fit pivoter et qu'elle s'ouvrit, il tomba en avant et se retrouva au sol, dans le couloir désert - heureusement pour lui.

Jack s'appuya sur ses mains et sur son genou gauche pour se relever. Il ne pouvait pas marcher comme ça. Il se traîna donc à l'intérieur de sa chambre et saisit le manche d'un balai pour s'en servir de canne. Ce fut donc comme cela, en boitant, qu'il arriva par pur instinct devant la porte du réfectoire. Comme c'était la première fois qu'il sortait de sa chambre, il se crut un moment perdu, jusqu'à entendre des voix à l'intérieur. Curieux, il colla son oreille et jeta de temps en temps quelques coups d'œil par la serrure. Il aperçut des enfants alignés sur plusieurs rangées, parlant à tort et à travers, comme on le fait quand on stresse.

Un homme rappela à l'ordre la petite foule, et les bruits commencèrent à se calmer, quand il fut surpris par une femme.

- Que fais-tu là ? demanda-t-elle étonnée.

Devant le silence de Jack, elle se mit à l'observer et arrêta son regard sur le manche à balai sur lequel il s'appuyait. Voulant s'expliquer, Jack, à genoux, essaya de se relever, mais le manche glissa et il chuta, retenu in extrémis par la femme.

Anna détailla une seconde fois le garçon. Ses yeux fixèrent alors son bandage à la jambe. Vive d'esprit, elle comprit qu'il n'était pas présent avec les autres enfants car il n'était pas en état, et elle le releva, le soutenant par les épaules. Elle était venue - sûrement comme lui - "espionner" le déroulé de la sélection, en espérant que son petit protégé, Wilhem, y soit accepté. Anna le conduisit donc un peu plus loin, là où ils ne risquaient pas de se faire prendre, et où une grille d'aération leur permettait de voir et d'écouter sans être remarqués.

L'adolescent remercia le médecin, et en quelques mots, il expliqua que sa sœur y était. Comme il n'était pas allé au réfectoire la veille, il ne savait rien de ce qui devait se passer. Il demanda donc à Anna, et elle lui expliqua à demi-mot.

- Vous vous trouvez tous les deux dans ce que nous appelons, entre membres de l'élite, le "camp Destiny", car c'est lui qui scelle votre destin. Là, tu vois, ils sont en train de choisir ceux qui resteront ici définitivement.

- Ici ? rétorqua Jack. Mais où, ici, on est où là ?

Anna ne répondit pas immédiatement. D'un côté, elle n'avait pas à dire la vérité aux enfants de la base, mais d'un autre, elle se sentait plus proche d'eux que de l'élite, qui lui inspirait une certaine distance - mis à part Mike et Jil, évidemment. Alors elle décida de lui expliquer.

- En vérité,... Hum...

- Jack, se présenta-t-il.

- En vérité, Jack, ce qui se passe dehors est un cataclysme mondial dont nous connaissions l'arrivée depuis un an. Sans vouloir être défaitiste, il y a peu de chances que l'humanité survive à cela. Alors, par instinct peut-être, on a construit cette base - une parmi d'autres - pour "récolter" des enfants, les former à survivre, afin de reconstruire plus tard cette humanité mourante. Et...

- Qui savait ? la coupa-t-il.

- Une poignée de scientifiques seulement. Et on vous a emmenés ici, mais seuls les enfants répondant à certains critères sont acceptés. L'âge, d'abord, et... C'est affreux... La santé, car un enfant malade aurait du mal à apprendre à survivre.

Elle dit ces derniers mots en oubliant un instant la présence de Jack. Il est facile de deviner ce à quoi elle pensait en ce moment. Puis elle reprit.

- Si vous êtes acceptés, on vous répartira par tranches d'âge.

- Quelles sont-elles ?

Anna resta muette quelques secondes. Puis elle répondit par une autre question.

- Quel âge a ta sœur ?

- Neuf ans...

Elle soupira et posa une main rassurante sur l'épaule du garçon. Ils étaient tous deux assis devant la grille d'évacuation, attendant que la sélection commence, chacun pour une personne qu'il aimait par-dessus tout.

- Alors je suis désolée.

*

Eyllée était agitée. Les paroles de l'infirmier, la veille au soir, ne la rassuraient pas. Elle promenait son regard sur la foule d'enfants. La plupart étaient en groupe, ceux de leur chambre, mais la fillette ne le savait pas. Jack et elle avaient été affectés temporairement à une petite case de deux lits, en raison de l'état de son frère qui nécessitait des soins, et donc du matériel qui n'était présent que dans les "dortoirs hôpitaux".

On leur avait déjà dit de se taire, ils avaient obéi mais à présent le bruit était revenu. On ne pouvait pas tuer la curiosité juvénile, détachée de toute compréhension de la situation, et donc de tout stress justifié.

Eyllée marchait ainsi dans la foule, cherchant des yeux quelqu'un qu'elle connaissait. Un camarade d'école, peut-être ? Mais elle était assez solitaire, bien que très vive, joyeuse et éveillée à la vie. Ce côté de son caractère s'était sûrement développé lors de la mort de ses parents. En vérité, elle ne pourrait retrouver personne, et elle le savait. Mais c'était comme la survie : si l'on savait que l'on n'y arriverait pas, on ne lutterait pas pour survivre, et donc on mourrait forcément. Mais Eyllée aurait tout le temps de le découvrir plus tard...

Elle croisa alors le regard d'un garçon qu'il lui semblait avoir déjà vu, mais elle ne put se rappeler où, tant la situation actuelle et l'état de son frère occupaient entièrement son esprit. Puis elle se souvint qu'elle l'avait aperçu le soir d'avant, en rentrant dans son dortoir. Elle s'avança vers lui et il lâcha les deux personnes avec qui il se trouvait pour s'approcher d'elle. Quand ils furent à une certaine distance, Eyllée ressentit quelque chose d'étrange, comme une puissance incontrôlable, qu'elle ne connaissait pas.

Désireux de se faire de nouvelles connaissances à la base - grâce aux jumeaux, il en savait un peu plus dessus à présent - comme déjà Edlina et Kaylan, Wilhem alla très vite en direction d'Eyllée dès qu'il l'aperçut. Quand il avait croisé son regard la veille, ce qu'il avait ressenti était indescriptible. C'était comme une force intérieure, étrange, inimaginable. Ce ne pouvait être allié à rien - ni de la peur, ni de la surprise, ni de la joie ou de la tristesse, vraiment rien. C'était simplement là, puissant, et il ne savait pas même si c'était bien réel.

Quand il fut près d'elle, ils échangèrent le même regard, à moitié effrayé, à moitié étonné, et ce fut Wilhem qui commença à parler. Il se présenta, son nom, son âge, et même, sans complexe, sa maladie. Il était fils unique, contrairement à Eyllée, qui dès qu'elle eut fait une brève présentation d'elle-même, monologua sur son frère.

Jack ne pouvait pas l'entendre de là où il était, mais s'il avait pu, il aurait été très touché de la gratitude qu'avait sa sœur à l'égard de tout ce qu'il avait fait pour elle.

Wilhem et Eyllée rejoignirent les jumeaux, et le garçon la présenta. Dès qu'elle la vit, Ariane sut qu'elle apprécierait la fillette. La jumelle de Thys jugeait les gens au premier abord, au premier regard, et avec son entêtement habituel, elle ne démordait pas de son avis par la suite. C'était de l'Ariane tout craché. Et Eyllée ne lui inspirait que de la sympathie. Si elles s'étaient un peu mieux connues, elles auraient chacune trouvé en l'autre une part d'elle-même : les deux enfants avaient le même caractère enflammé, elles étaient - à vrai dire - peut-être aussi têtues l'une que l'autre, et possédaient une vivacité d'esprit presque identique. Ce qui pouvait peut-être les différencier était la sagesse et la réflexion d'Eyllée - beaucoup plus poussée que celle d'Ariane qui s'arrêtait sur ses premières impressions. On aurait pu aussi donner le courage d'Ariane, qui s'ajoutait à son côté téméraire. Au niveau du physique, il y avait moins à réfléchir : tout s'opposait entre elles. Mais Eyllée ressemblait beaucoup à Wilhem, avec ses cheveux blonds-châtains clairs, ses yeux verts perçants, et son visage doux qui lui donnait un air inoffensif. On aurait dit, à eux quatre, deux paires de jumeaux.

On demanda pour la seconde fois le silence, mais cette fois, ce fut pour débuter la "sélection". Les enfants s'alignèrent. Kaylan s'accrocha au bras d'Edlina. Lui ne savait pas pourquoi il était ici. Eyllée se posta aux côtés de son nouvel ami, lui-même à gauche des jumeaux. Elle ressentait toujours cette sensation étrange, qui malgré elle, contribuait à l'apaiser un peu.

- Mes chers enfants, récita M. Brown.

Son discours allait commencer, et précèderait la sélection et la répartition des enfants.

- Vous le savez à présent, vous êtes ici pour savoir à quel camp vous serez affectés. Certains d'entre vous, des frères, des sœurs, des amis, seront peut-être séparés. J'espère vous rassurer en vous disant que vous vous retrouverez quoi qu'il en soit. Bien. Je vais vous appeler pour vous affecter - ou non - à l'un des trois camps de cette base, et donc à l'un des trois étages sous-terrains.

M. Brown commença à appeler, par ordre alphabétique, sans jamais prononcer ni l'âge des enfants ni le découpage des tranches d'âge, ce qui avait pour don d'affoler Eyllée. Son cerveau bouillonnait. Elle estimait mentalement l'âge de chacun, le rapportait à son numéro de camp, et formait ainsi les hypothétiques tranches d'âge. Et ses résultats étaient plutôt inquiétants : aucune chance qu'elle soit avec son frère, d'après elle. Son nom vint d'ailleurs très vite, avant celui de Jack.

- Iven, Eyllée. Camp 2, deuxième sous-sol.

On la prit par le bras pour l'emmener avec un autre groupe d'enfants. Elle regarda Wilhem avant de les rejoindre. Ils étaient tous au moins aussi agités qu'avant l'annonce.

- Iven, Jack. Absent. Camp 3, troisième sous-sol.

La sentence venait de tomber. Ils étaient séparés. Elle ne pouvait pas le croire. Séparés. Ils ne seraient pas au même étage, ils ne se verraient plus.

M. Brown continua. Les jumeaux ne tremblaient pas, mais Wilhem avait de la tristesse pour son amie, qui lui avait si longuement parlé de son frère plus tôt. Elle avait besoin de lui, et ils étaient séparés. Il trouvait cela affreux.

- Lorens, Edlina. Camp 1, premier sous-sol.

Kaylan s'accrocha au bras de son amie mais on l'en détacha de force, et ce fut Ariane qui le prit dans ses bras pour le consoler. Elle se rassura en se disant qu'Edlina avait été affectée dans le camp des plus jeunes, et que donc Kaylan avait toutes les chances de la rejoindre.

Mais cela ne se passa pas ainsi, et ils en furent profondément choqués.

- Martin, Kaylan. Non affecté.

Ce fut alors un déluge de pleurs, de cris, et toute la salle en fut profondément touchée. C'était le premier jusque-là qui n'était pas affecté, et personne n'avait encore compris que c'était une éventualité qu'il fallait prendre en compte. On sortit le petit Kaylan de la salle, en larmes, brisant le cœur d'Edlina et des jumeaux qui s'étaient attachés à ce petit bout de chou. Tout le monde pleurait. Mais M. Brown paraissait ne pas en être affecté, et il continua. Ce fut alors le tour des jumeaux. Cette fois, il leva la tête vers eux en prononçant sa phrase habituelle.

- Olsen, Ariane. Camp 2, deuxième sous-sol. Olsen, Thys. Camp 2, deuxième sous-sol.

Ils rejoignirent donc Eyllée, et plus aucune personne ne fut refusée. Le tour de Wilhem arriva alors, et Anna, derrière la grille, retenait son souffle.

Elle avait suivi toute la sélection, et le refus de Kaylan avec beaucoup d'émotion, et n'avait même pas remarqué le désarroi de Jack quand il avait su qu'il serait séparé de sa sœur. Peu lui importait tout cela à ce moment-là. Seul le destin de Wilhem avait de l'importance à ses yeux. Elle avait porté sa main à sa bouche, et la faisait glisser de temps en temps vers son front, couvert de sueur. Le verdict tomba, et Anna retint un cri, que sa main, qui était à ce moment revenue sur sa bouche, para. Ils avaient accepté Wilhem, et il rejoignait à présent les autres enfants du Camp 2.

Dans un soupir de soulagement, elle tourna son regard vers Jack. Son visage était fermé, et il baissait la tête pour éviter que l'on ne voit la larme qui coulait sur sa joue. Anna le prit dans ses bras, et lui souffla qu'il la reverrait. Ces paroles ne rassurèrent pas beaucoup Jack : il se demandait "mais dans combien de temps ? Des semaines, des mois, des... années ?"

Eyllée fut très soulagée de voir Wilhem les rejoindre, bien qu'elle s'en doutait assez. Les jumeaux marquèrent aussi leur joie. La sélection se termina, et on emmena chaque groupe dans le sous-sol assigné. Eyllée se rapprocha d'un homme en uniforme et tira sa manche. Il baissa la tête vers elle, d'un air dédaigneux.

- Quoi ? beugla-t-il.

Eyllée ne fut pas intimidée par son attitude.

- On va rester combien de temps ici, m'sieur ?

Il leva les yeux au ciel.

- Longtemps, ma p'tite, crois-moi, fit-il en soupirant (ce qui lui redonna un air à peu près aimable). Que puis-je te dire... Si nous sommes encore vivants... Si la terre est encore debout... Dès que le temps, dehors, sera redevenu calme, ma p'tite !

Et il reprit sa marche. Personne ne se doutait alors que ce temps-là risquerait de se faire désirer longtemps...

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