Chapitre 4

Thys eut de la peine à ouvrir les yeux. Il ne sentait plus ses membres et toute sa douleur était condensée dans son crâne. Sa vision était floue, il distinguait à peine quelques formes et quelques couleurs. Il voulut tourner la tête mais n'y parvint pas. Il referma alors les yeux pour essayer de se concentrer sur ses pensées et sur sa mémoire. Il se plongea dans ses souvenirs en espérant en sortir quelques informations qui pourraient l'éclairer. Mais il n'y avait rien à faire, il se heurtait à un mur infranchissable.

Sa sœur était étendue à côté de lui, endormie, une expression d'horreur figée sur son visage. Thys n'avait pas remarqué sa présence, et il semblerait bien qu'Ariane n'avait pas non plus conscience que son frère était toujours en vie. À en juger par sa position recroquevillée, on aurait dit qu'elle avait abandonné tout espoir d'avoir encore un membre de sa famille vivant, et qu'elle attendait simplement que la mort l'emporte elle aussi.

De l'autre côté du mur, dans la chambre accolée, c'était Thomas qui se réveillait lentement. Jordan était assis à ses côtés, et le fixait d'un œil rassuré. La foudre qui les avait touchés n'avait pas mis leur vie en danger, mais ils n'étaient pas passés loin. Thomas cligna des yeux avant de les poser sur son ami.

- Jo ? fit-il d'une voix faible.

- Salut mon pote. Tu m'as fait peur...

Thomas passa sa main sur son visage. Il avait du mal à reprendre ses esprits. Il se souvenait à peine de ce qui s'était passé avant qu'il ne s'évanouisse, mais n'avait aucune idée du lieu où il se trouvait.

- On est où ? demanda-t-il soudain, un peu plus éveillé.

- À la base, Tom.

- La base ? Tu veux dire Mirage ?

Au même moment, une femme poussa la porte et se rapprocha de Thomas d'un pas lent, ce qui empêcha Jordan de répondre. Elle demanda au secouriste s'il se sentait mieux et vérifia ses constantes vitales. Avant qu'elle ne parte, Thomas ne put s'empêcher de regarder sa main. Il y vit le fameux tatouage qui indiquait l'appartenance ou non d'une personne à l'élite. Il soupira en silence. Oui, il était bien à la base Mirage. Protégé entre quatre murs d'un monde meurtrier, tandis qu'ils laissaient pour mortes toutes les personnes à l'extérieur.

À cause de l'accident qui venait de le percuter, il faisait ce qu'il avait toujours reproché aux autres : se dévouer tant qu'ils ne se sentaient pas eux-mêmes en danger.

L'infirmière se retourna alors vers Jordan et lui murmura qu'il était demandé, puis elle repartit, et il posa une main sur l'épaule de son ami avant de faire de même, intrigué.

La femme le guida alors vers une salle à l'écart et le fit rentrer. Quand il vit celle qui l'attendait à l'intérieur, il faillit perdre ses moyens, tandis que l'infirmière refermait la porte derrière elle. C'était son ex-femme, assise sur une chaise et le regard implorant.

- Jordan, commença-t-elle, te voilà enfin. Je sais que nous ne sommes pas restés en bon terme toi et moi, mais j'ai besoin de ton aide.

Le secouriste avait du mal à se remettre de sa surprise.

- A... Annie ? bégaya-t-il.

*

Quand Thys put enfin tourner la tête et qu'il vit sa sœur à côté de lui qui se réveillait également, son cœur sursauta de joie. Il essaya de se relever mais n'y parvint pas, alors il appela doucement Ariane. Celle-ci l'entendit, et en le voyant, vivant, devant elle, elle tomba de son lit et se releva dans le même temps pour se jeter dans ses bras. Les jumeaux s'enlacèrent. Ils étaient soulagés et heureux, et ils avaient presque oublié un moment que leurs parents n'avaient pas survécu. Du moins, Ariane l'avait presque oublié, car Thys n'en savait rien. Quand le moment d'émotion fut passée, que les jumeaux se considérèrent l'un et l'autre quelques secondes, la petite fille revit enfin les dernières images et les sons que son cerveau avait captés.

Sa mère, morte, enveloppée dans un drap blanc.

Les ambulanciers qui criaient qu'il n'y avait plus aucune chance de trouver des survivants, alors qu'elle cherchait encore des yeux son père parmi les rescapés.

Thys touché par la foudre, puis écroulé au sol.

Les secouristes qui l'emmenaient dans l'hélicoptère, au côté d'une première petite fille de son âge et d'un autre garçon plus jeune.

L'appareil qui démarrait, sans son frère...

Sans qu'elle ne s'en rende compte, des larmes s'étaient échappées de ses yeux et elle était en pleurs dans les bras de son frère qui ne comprenait pas sa tristesse, elle qui aurait dû se réjouir d'avoir survécu. Il leva alors la tête et vit qu'ils n'étaient pas seuls dans la chambre. Il y avait deux autres enfants, une fillette et un petit garçon, l'une assise sur son lit et qui les balayait du regard, et l'autre qui se frottait les yeux en se réveillant. Thys murmura à l'oreille de sa sœur qu'ils n'étaient pas seuls dans la pièce, et Ariane sécha ses larmes pour vérifier ses dires. Elle reconnut alors les deux enfants qui étaient dans l'hélicoptère, et cela l'apaisa un peu.

Voyant qu'ils la regardaient, la fille se présenta comme étant Edlina, huit ans. Ariane fut étonnée qu'elle soit si jeune, la pensant un peu plus âgée. Thys se présenta alors, ainsi que sa sœur, et demanda qui était le garçon.

- Je ne sais pas, répondit-elle, mais j'ai entendu les blouses blanches parler, quand vous dormiez encore. Ils disaient que...

- Les blouses blanches ? la coupa Thys.

Edlina rit.

- Oui, je les appelle comme ça, c'est les gens en blouse blanche qui nous ont mis là. Ils sont passés il y a une heure, j'étais déjà réveillée. Et ils disaient, continua-t-elle, qu'ils n'avaient pu "en sauver que quatre sur les six, et seulement trois qui étaient éligibles".

- Tu sais ce que ça veut dire ? demanda Ariane.

- Pas du tout, affirma Edlina en secouant la tête vivement. Mais ils devaient sûrement parler de nous.

À côté, le petit garçon ouvrit les yeux, et, voyant les trois autres enfants qui le fixaient, et aucune trace de ses parents, il se mit à pleurer. Edlina se précipita vers lui et le prit dans ses bras en le rassurant. Le petit s'apaisa un peu.

- Tu as quel âge ? lui demanda-t-elle alors.

- Quatre ans, répondit-il en séchant ses larmes. J'm'appelle Kaylan. Je veux ma maman. Ma-maan, se remit-il à pleurer.

En entendant les appels du petit garçon, un infirmier entra dans la pièce et courut le consoler. Le voyant arriver, Thys lui demanda si leurs parents allaient bien. Et à sa grande surprise, l'homme lâcha le petit pour s'asseoir en face de lui, d'un air grave et attristé.

Ariane avait déjà compris. Ses larmes recommençaient à couler, mais Thys ne les voyait pas. Il fixait l'infirmier avec attention, et un brin d'impatience et d'angoisse. Ce dernier prit une grande inspiration et se lança.

- Je suis désolé. Sincèrement. Vous avez eu beaucoup de chance de vous en sortir.

Cet aveu à demi-mots toucha le pauvre Thys en plein cœur qui, moins courageux que sa sœur, hurla de douleur et pleurant toute l'affreuse tristesse de son âme. Devant l'horrible détresse de son frère, Ariane rejoignit sa peine et s'effondra sur son épaule, le visage rougi par la douleur. L'infirmier ne sut que dire, et il se leva pour sortir, et les laisser seuls un moment. Leur tristesse allait bien finir par s'atténuer, et de toutes façons, ils devraient vivre avec à présent...

*

- Annie ? répéta-t-il incrédule.

L'infirmière se leva et avança vers lui. Il essaya de reprendre ses esprits pour ne pas paraître trop déstabilisé par sa présence. Cinq ans qu'il ne l'avait pas vue...

- De quoi s'agit-il ? demanda Jordan en détournant son regard de la femme.

- Je sais que n'importe quel secouriste n'y prêterait pas attention, alors j'espère que tu pourras faire ça pour moi. Quand je suis partie de mon appartement, j'ai vu mon jeune voisin, Jack, y remonter, pour aller chercher sa sœur. Et quelques minutes après, l'immeuble s'est effondré. Il faut absolument que tu m'aides, que tu ailles voir s'ils vont bien. Je t'en prie.

Jordan secoua la tête d'un ton ferme.

- Je suis désolé, Annie, mais ils sont sûrement morts. Et ce ne sont pas les seuls, d'ailleurs. Nous le savons tous les deux. Nous sommes de l'élite et nous savons ce qu'il se passe dehors.

Elle baissa la tête en faisant mine de se résigner. Mais elle n'abandonna pas pour autant, laissant des messages implicites à Jordan.

- Je comprends mais... Ils avaient quinze et neuf ans, les deux petits... C'est affreux, j'y étais très attachée. Jack, il me faisait penser à Matthias, tu comprends... Je ne peux pas supporter la pensée qu'il soit mort.

Jordan fut frappé en plein cœur. Matthias. Leur fils, mort d'un accident de moto il y avait un peu plus de cinq ans de cela. Il était la cause de leur séparation, chacun ne pouvant plus rien supporter qui les ramenait à leur défunt fils. Comprenant la douleur de son ex-femme, Jordan ne put cette fois refuser. S'ils étaient vivants, leurs âges respectifs faisaient qu'ils étaient éligibles à la base. Et puis, malgré ce qu'il essayait de se convaincre, il aimait toujours Annie, aussi loin qu'il s'en souvienne. Et il savait qu'elle tenait toujours à lui. Alors il accepta, et Annie se jeta dans ses bras.

- Merci, Jo, murmura-t-elle d'un ton sincère.

Cela faisait si longtemps qu'elle ne l'avait pas appelé par son surnom que Jordan frissonna. Il n'avait jamais cessé de l'aimer, en réalité, et il serait bien prêt à faire cela pour elle. Après tout, comme dirait Thomas, une vie est une vie, on ne peut la négliger...

*

Cela faisait à présent quelques heures qu'ils avaient appris, et Ariane et Thys se trouvaient maintenant dans un état de choc qui laissait penser à une étonnante sérénité, mais qui n'était en fait que le contre-coup de leur vive douleur. Ils se sentaient à présent au bord du gouffre, prêts à tomber, mais parvenaient à se relever doucement, à se dire qu'ils devraient de toutes façons affronter leur douleur. Ils n'avaient que dix ans, mais ils sentaient en eux ce qui se préparait et avait déjà frappé la planète.

Un homme entra dans leur chambre et demanda aux jumeaux de le suivre. Ils s'exécutèrent sans la moindre curiosité, désireux de finir au plus vite cette journée atroce. Dans les couloirs étroits qu'ils parcouraient, Ariane et Thys s'étonnaient de découvrir la singularité de l'endroit. Tout était net et droit, on aurait dit un hôpital. Qu'est-ce qui, d'ailleurs, leur faisait penser que ce n'en était pas un ? C'était seulement un pressentiment, car aucun des deux n'avait songé une seule seconde qu'ils s'y trouvaient sûrement. Mais il y avait quelque chose dans l'architecture de l'endroit qui faisait qu'il ressemblait plus à une prison qu'à autre chose.

Les murs étaient coupés dans leur uniformité par des portes grises, de chaque côté, d'où ils voyaient parfois sortir des infirmiers ou des médecins. À l'ouverture de l'une d'entre elles, Ariane pencha la tête et vit que l'intérieur ressemblait avec exactitude à celui de leur chambre. Elle put même apercevoir un enfant qui saisissait une bouteille d'eau posée à ses côtés. Elle pensa alors qu'ils étaient dans un orphelinat, ou une autre infrastructure de ce type, qui n'accueillait que des enfants.

Au bout de quelques minutes, et après avoir monté quelques marches d'escalier, ils arrivèrent dans une salle plus grande, qui donnait sur une grande baie vitrée au fond, elle-même laissant apercevoir l'immense désert rouge de l'Arizona. Thys cligna des yeux comme s'il était aveuglé par de la lumière, surpris de voir enfin un peu de couleur dans cet institut si gris.

Leur guide repartit sans un mot après les avoir assis chacun sur une chaise, et ils se retrouvèrent face à un homme d'âge mûr qui les regardait d'un air hostile. Il fit quelques pas vers eux et leur tendit sa main droite.

- Je suis M.Brown, se présenta-t-il. C'est moi qui suis à la tête de cette base, voyez-vous. C'est grâce à moi que vous êtes vivants et en sécurité, plutôt que morts, là-bas, dit-il en pointant du doigt le paysage.

Les jumeaux remarquèrent alors la couleur du ciel : rouge comme le désert. Ils n'avaient jamais vu une telle chose. À en juger par l'obscurité, ils auraient sûrement pensé être la nuit, mais une horloge accrochée au mur leur indiqua qu'il n'était que cinq heures de l'après-midi.

Ils ne répondirent pas.

- Vous vous posez sûrement beaucoup de questions sur vos... parents, et sur ce qu'ils... savaient, continua-t-il en pesant ses mots pour ne pas trop attrister les deux orphelins.

Ils ne répondirent rien.

- Beaucoup de choses, mes petits. Ils savaient beaucoup de choses et n'y ont pas cru. Je vais tout vous raconter.

Ariane avala sa salive. Inconsciemment, elle avait toujours su qu'ils leur cachaient quelque chose, et avait longtemps attendu de savoir ce dont il s'agissait. L'homme ramena une chaise vers lui et s'assit en face d'eux. Il s'éclaircit la voix et commença son récit.

- Il y a plus d'un an maintenant, nous avons appris notre destin, et celui de notre planète. Un immense cataclysme se préparait à nous toucher. C'était le conseil scientifique qui l'avait détecté, et dès lors nous avions prévenu les meilleurs scientifiques du pays, ainsi que l'armée. Vos parents, les Olsen, étaient des biologistes de grande renommée. Mais là je ne vous apprends rien.

Il fit une pause. Il arrivait dans le vif du sujet.

- Ils ont refusé de le croire, fit-il d'un air résigné en levant les bras d'un air nonchalant. Que puis-je vous dire, mes enfants ? S'ils nous avaient pris au sérieux, ils seraient encore ici avec vous.

M. Brown chassa cette idée d'un revers de main.

- Nous avons ensuite prévenu les pays les plus puissants, reprit-il. L'Europe a pris cela pour un complot, l'ONU s'est réunie, ils ont essayé de nous sanctionner. Alors, sachant que ce cataclysme toucherait de toutes façons la planète entière, nous avons décidé de ne pas prévenir la population, afin de ne pas les affoler, et nous avons mis en place le système d'élite. Le but de l'élite était de former un maximum de personnes à réagir. Mais comment aurions-nous pu réagir à une telle catastrophe ? Une nécessité s'est alors imposée à nous, comme un instinct caché : perpétuer l'espèce humaine. Nous avons alors développé dans le plus grand secret, et sous terre dans un premier temps, des bases extrêmement résistantes qui permettraient de récupérer quelques survivants. Toutes les professions adéquates ont été mobilisées pour cela. Mais il se posait alors une question : quels survivants choisirons-nous ?

Ariane et Thys avaient un peu de mal à tout saisir et à comprendre certaines choses, mais ils étaient d'une grande intelligence, et très vifs d'esprit. Ariane comprenait la partie complot, et Thys celle plutôt scientifique. Ils se complétaient parfaitement. Et ils commençaient à faire doucement le lien avec leur situation actuelle, même si ce n'était pas encore très clair à leurs yeux.

- L'évidence, continua-t-il, s'est vite imposée. Nous ne savions pas combien de temps l'apocalypse allait durer, il nous fallait des enfants. Nous avons recensé tous les enfants d'une certaine tranche d'âge, par état. Il se trouve qu'en Arizona, il y en a moins qu'ailleurs, ce qui fait que vous avez plus de chance d'être intégrés que dans les autres états. Et qui en décide ? Deux étapes pour entrer définitivement à la base. Tout d'abord, l'élite "interne" : c'est elle qui vous a emmenés ici. Ensuite, le camp dans lequel vous vous trouvez décide de vous garder ou non. Ici se trouvent aussi les dortoirs du personnel de l'élite, et des chambres de soin. Croyez-moi, vous ne resterez pas longtemps dans cet endroit. Nous vous attribuerons un autre camp en fonction de votre âge, car étant donné qui vous êtes, et le petit nombre d'enfants que nous avons déjà recueillis, vous ne serez pas refusés... Mais je m'égare ! Vous ne devez rien comprendre. Revenons-en à ce que je veux vous expliquer. Vos parents.

Le cœur d'Ariane s'accéléra.

- Comme je vous l'ai dit, eux aussi ont pensé à un complot. Et la France n'a rien trouvé de mieux que de leur proposer sa protection. Ils ont mis le cap sur le pays. Et ils devaient évidemment revenir le jour même où l'apocalypse était prévue. L'état français avait infiltré notre système informatique pour identifier ce jour que nous avions prévu, quelques semaines voire quelques jours à l'avance seulement. Mais ça aussi, vous ne devez pas comprendre ! Ils sont donc revenus en Amérique hier pour enquêter sur le dénouement du soi-disant complot. Sauf que ce n'en était pas un. Votre avion s'est écrasé, et vous connaissez la suite...

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