Chapitre 35
Ça ne s'était pas arrêté là.
Ça aurait pu : la base avait été prise au dépourvu une fois, mais elle rebondirait ! Sauf que ce ne fut pas le cas.
Un mois après la troisième apocalypse, une cinquantaine d'enfants avaient déjà disparu en tout, dans les camps 1 et 2. Seulement des spéciaux, à chaque fois. Les fêtes de Noël et du nouvel an, que la direction avait décidé de maintenir comme un affront, avaient à chaque fois été les jours qui comptaient le plus d'enlèvements malgré les surveillances.
En tant que meilleur groupe de leur camp, Eyllée et ses amis se savaient en danger. Et pourtant, ils étaient encore au complet.
Ils s'étaient fait une raison : s'ils sortaient d'ici dans les mains de Brown et de Mike, ils étaient morts. Et la pression des disparitions, autour d'eux, s'accroissait de plus en plus.
Si bien qu'un soir, Eyllée décida d'écrire à Jack. Elle rédigea une lettre plutôt courte, dans laquelle elle expliquait à son frère à quel point elle se sentait dupée. Après avoir cru qu'elle était enfin en sécurité, le cauchemar recommençait.
La jeune fille termina sa lettre en pleurant toutes les larmes de son corps, et en hurlant de rage et de douleur, pour finalement écrire les derniers mots qu'elle pourrait peut-être adresser à son frère de toute sa vie, une dernière prière, une dernière demande, à celui qu'elle aimait plus que tout au monde. À celui à qui elle avait fait une promesse silencieuse, celle de lui rendre ce qu'il avait fait pour elle, et qu'elle ne pourrait jamais tenir.
Quoi qu'il en soit, quoi qu'il arrive et quoi que tu deviennes, je t'en prie,
Ne m'oublie pas.
Je t'aime,
Eyllée.
- Eyllée ?
La jeune fille plia sa lettre à la hâte et essuya grossièrement son visage avec ses bras avant de se retourner, et de se souvenir que ça ne servait à rien d'essayer de cacher ses émotions, avec Wilhem. Le garçon affichait une mine triste. Il s'assit à côté de son amie et posa sa main sur son épaule. Il ne pouvait pas lire dans ses pensées à elle, mais il savait exactement ce qui la tracassait.
- Tu ne devrais pas penser au pire.
Elle le regarda dans les yeux.
- Je ne peux pas m'en empêcher. La rumeur qui circule... à propos de ce qu'ils font aux enfants kidnappés. Elle ne venait pas de toi, hein, mais de la direction. Et pourtant tu m'avais dit exactement la même chose.
- Ce n'est peut-être pas vrai.
- Peut-être, ça ne suffit pas.
Un long silence s'ensuivit, durant lequel chacun semblait plongé au plus profond de ses souvenirs ou de ses pensées. Puis Wilhem reprit la parole.
- Tu as peur de ne jamais le revoir ?
Eyllée leva la tête, prête à répondre, avant de comprendre toute la dimension de sa question. Et ce qu'il dit ensuite le confirma.
- Il n'y a pas eu une seconde de ma vie que je n'aie passée sans avoir peur de mourir et de ne plus jamais revoir mes parents.
- Et pourtant tu es en vie.
- Oui. Tu sais grâce à quoi ?
Elle laissa échapper un rire sarcastique. La réponse la plus naturelle aurait été « grâce à Mike et Anna ». Mais il ne faisait pas allusion à cela.
- J'ai gardé espoir. Et j'étais entouré des bonnes personnes.
- Ariane et Thys ?
Il hocha la tête.
- Et toi ? Tu tiens grâce à qui ?
Eyllée lui sourit.
- Jack. Les jumeaux. Orion.
Elle ferma les yeux. Le temps semblait figé.
- Mais surtout toi.
Elle ne sût pas exactement pourquoi elle avait dit ça. Mais elle l'avait ressenti au fond d'elle comme quelque chose qu'elle aurait dû lui avouer depuis qu'elle l'avait vu pour la première fois. Ou du moins ce qui lui avait semblé être la première fois. Pourquoi ce garçon qu'elle connaissait depuis sa naissance lui posait il tant de tracas ? Pourquoi n'arrivait elle jamais à cerner ses émotions vis-à-vis de lui ? Eyllée dévisagea quelques secondes ce visage doux qu'elle connaissait depuis toujours, ces cheveux blonds et ces yeux d'un vert si profond qu'elle avait toujours l'impression qu'il pouvait lire dans ses pensées à elle aussi. Elle repassa dans sa tête tous les moments dont elle se souvenait avec lui.
Il y avait d'abord le tout premier jour, quand elle était arrivée à la base. Ils étaient devenus amis en une fraction de seconde, et si facilement qu'on aurait pu croire que c'était écrit depuis toujours.
À partir de cet instant, elle ne comptait plus les moments partagés avec lui. Leur découverte du labyrinthe, leur petite escapade à la jungle et les ruines qui avait mal tournée... Ils avaient tous les deux affronté des épreuves qu'Eyllée n'aurait jamais réussi à vaincre seule. Et surtout ils avaient connu la même souffrance, celle du tissu de mensonges et de trahisons qui s'était déplié autour d'eux.
Le cœur d'Eyllée s'accéléra quand elle prit conscience de ce qu'elle s'apprêtait à faire. Un an et demi après avoir dit à Orion qu'elle l'aimait, son cerveau avait décidé de partir en vacances au pire moment. Et Wilhem posa la question qu'il ne fallait surtout pas formuler.
- Pourquoi ?
Pourquoi. Il y avait un milliard de réponses à cette question, et pourtant une seule vint à l'esprit d'Eyllée, une raison qui n'avait pas de sens, qui n'aurait jamais dû parvenir jusqu'à sa conscience. Mais qui s'était tout de même frayé un chemin...
Alors la jeune fille approcha son visage de celui de Wilhem, qui eut d'abord un mouvement de recul puis qui se laissa finalement faire, la surprise l'empêchant d'agir différemment. Eyllée entoura machinalement son bras autour de lui. Elle n'était plus qu'une automate qui avait renoncé à écouter son cerveau et se laissait guider par ses sentiments.
Mais à l'instant où leurs lèvres se touchèrent, ils furent violemment projetés chacun d'un côté de la chambre. Wilhem atterrit dans le coin droit entre le lit d'Orion et les lits superposés, et Eyllée heurta l'échelle de gauche. Elle grogna et se tint la tête entre les mains.
- C'est moi qui aie fait ça ? argua t-elle, inquiète.
Elle se leva pour aider son ami à se relever.
- Je suis désolée, dit-elle en lui tendant la main.
Il l'attrapa et se remit debout.
- C'est pas ta faute. Je... C'est...
Wilhem secoua la tête, résigné.
- On n'est pas doués, hein, avec nos émotions ? Ecoute, c'est pas grave, je crois qu'on peut rien contre, tout ça... Ça nous dépasse, pas vrai ? Je sais pas si c'est toi avec ton pouvoir de télékinésie, ou notre lien neurologique qui a... disons surchauffé, mais je m'en fiche.
Eyllée essaya de ne pas montrer à quel point elle avait envie de défoncer un coussin à coups de poing. Quant à Wilhem, il dut prendre sur lui pour ne pas fondre en larmes. Ce moment, ça faisait peut-être cinq ans qu'il en rêvait. Et il avait fallu qu'ils ne soient pas assez normaux tous les deux pour que ça marche. Il avait espéré quelque chose pendant cinq longues années, trouvant à chaque fois une excuse pour ne pas se lancer... Il avait mis cela une fois sur le compte de la méfiance qu'éprouvait Eyllée pour Mike, l'autre sur le fait qu'elle aimait Orion. Et il l'avait transformé en colère contre elle, s'éloignant de plus en plus de son amie, alors qu'à cause de cette expérience, ils étaient liés à jamais.
Sauf que voilà, maintenant, il savait que ce n'était de la faute de personne. Mais de ça. Cette sorte de champ de force qui voulait apparemment s'obstiner à leur pourrir la vie. C'était trop tard, à présent. Le mal était fait, ils étaient reconnectés à la réalité. Il n'y avait plus seulement eux deux avec leurs émotions et leurs envies. Il y avait Orion. Il y avait l'apocalypse dehors. Il y avait le danger de mort qui les menaçait à chaque instant à présent. Il y avait tout, tout ce qui les empêchait d'être ensemble.
Mais au moins, c'était clair. Elle l'aimait. Lui n'avait pas le moindre doute sur ce qu'il ressentait pour elle, et elle l'aimait. Du moins ça avait été le cas avant qu'ils ne voient tous les deux la vérité en face. Après tous les obstacles qu'ils avaient franchis, voilà qu'ils rencontraient sur leur route quelque chose d'impossible.
Orion choisit ce moment de désespoir pour faire irruption dans la case.
- Je crois qu'on a un énorme problème là-bas ! cria t-il.
Les deux amis le suivirent en courant jusqu'à la salle de commandement. Sur le chemin, il leur expliqua tout.
- J'étais à la P.T.B, au centre de vitesse. J'avais proposé à Thys de venir s'entraîner avec moi, vous savez ? Comme le centre est en libre accès. C'est Ariane qui me l'avait demandé, pour le sortir de son état de déprime, avec la disparition d'Immy. Donc, reprit il, on y est allés, sauf qu'en sortant de la base on a croisé Anna qui nous est presque rentrée dedans.
- Anna ? Qu'est-ce qu'elle faisait au camp 2 ?
Wilhem ne la voyait que très rarement depuis l'arrêt de la libre circulation de l'élite. Il lui fallait à chaque fois une autorisation pour lui rendre visite.
- C'est ça le problème. Elle a pris Thys par la main, affolée, et m'a demandé d'aller vous chercher, et de venir à la salle de commandement le plus vite possible.
Eyllée et Wilhem se regardèrent, le visage horrifié. Quelque chose s'était passé, quelque chose qui les concernait particulièrement.
Depuis les premières disparitions de spéciaux et l'affolement que cela avait procuré, la directrice de la base avait cessé d'informer les enfants de ce qui se produisait, et même de l'avancée de l'enquête. À chaque fois qu'ils avaient des nouvelles, ils les obtenaient par le biais des rumeurs qui se propageaient sans aucun mal au sein des camps.
En fait, si Anna était venu leur annoncer directement quoi que ce fut, ça ne pouvait vouloir dire qu'une seule chose : les deux clones neurologiques l'avaient deviné. Elle allait confirmer leur toute première hypothèse. Même si depuis qu'elle sortait avec Thomas, elle avait tourné la page sur l'épisode Mike-Brown, Wilhem était persuadé qu'elle se bouchait encore les yeux vis-à-vis du premier. D'où son affolement si elle venait d'apprendre que c'était lui derrière les enlèvements.
- Et Ariane, elle est où ? demanda Wilhem.
- Elle avait un entraînement privé à la P.T.B.
- Oui, confirma Eyllée, maintenant qu'on fait partie du meilleur groupe de combattants, on a ce genre de séances tous les mois.
- D'accord.
À moins que ce ne soit bien pire : peut-être qu'à la direction, ils avaient compris l'autre partie de l'hypothèse des deux adolescents, à savoir qu'une fois capturés, les enfants étaient tués pour des expériences. Le pauvre Thys, quand il l'apprendrait. Voilà pourquoi Anna avait tenu à le prendre à part. Pour lui avouer qu'Immy était sûrement morte.
La boule au ventre, les trois amis poussèrent la porte de la salle de commandement.
Le spectacle qu'ils y virent, en plus de confirmer leur dernière supposition, était insoutenable. Assise sur le bureau de la directrice, Anna avait les yeux dans le vague. Et Thys... Thys était recroquevillé, en boule, dans un coin, en train de pleurer toutes les larmes de son corps.
Non... Non, ça ne pouvait pas être ça. L'avoir hypothéqué était une chose, mais se le voir confirmé était juste... horrible, angoissant. Eyllée serra fort la lettre qu'elle avait écrite pour Jack. Elle ne l'avait pas lâchée depuis le début, et irait la poser ce soir, dans le tunnel.
Tandis que Wilhem et Orion se précipitaient vers Thys, la jeune fille s'approcha d'Anna, qui, perdue dans ses pensées, releva enfin la tête.
- Qu'est-ce qu'il se passe, docteur Drake ? demanda t-elle.
Elle connaissait déjà la réponse.
Wilhem vint à son tour lui faire face.
Lui aussi, savait ce qu'elle allait dire.
- Orion ? appela Anna. Viens. Je vais vous expliquer.
D'abord, elle les fit assoir devant elle. Puis elle les dévisagea un à un, comme si elle avait peur de ne plus jamais les revoir. Qu'après leur avoir avoué, ils prendraient une décision que personne ne pourrait empêcher.
- C'est en rapport avec les disparitions.
Ils s'en doutaient.
Elle se mit à chuchoter pour ne pas remuer encore une fois le pauvre Thys.
- Les enfants, je suis désolée de vous l'annoncer.
Ses yeux se remplirent de larmes.
- Mais Ariane a disparu.
*
Les jambes attachées, les pieds et les poings liés, et la bouche recouverte d'un bandeau pour l'empêcher de crier, Ariane ne pouvait plus que pleurer. Un autre enfant, du camp 1, était à l'autre bout de la banquette du camion blindé. Il semblait trembler, mais elle n'en était pas sûre. À vrai dire, elle n'était plus sûre de rien.
C'était sa professeure de combat, la traitresse, - la taupe - qui l'avait faite enlever. Et voilà qu'elle se retrouvait à rouler dans le désert Arizonien, bâillonnée et ligotée. Elle avait juste envie de crier à ses amis de faire attention, que les complices étaient partout. Elle voulait dire à Eyllée qu'elle était la prochaine sur la liste, la mettre en garde. Elle voulait voir son frère et lui dire qu'elle l'aimait plus que tout au monde, s'excuser auprès de Wilhem de ne pas avoir compris plus tôt qu'il n'avait jamais cessé d'aimer Eyllée, et avouer à Orion qu'elle... Non, ça n'avait pas d'importance. Elle souhaitait juste protéger son frère et ses amis, et on lui avait enlevé ça, aussi.
D'abord ses parents, à présent eux.
Maintenant, elle était seule au monde.
Elle ne put apercevoir le visage des deux hommes à l'avant seulement quand le fourgon s'arrêta en plein milieu du désert une heure plus tard. Du moins après ce qui lui sembla être une heure.
Il faisait presque nuit, à présent, et au début, elle ne distingua qu'une silhouette qui se pencha sur elle pour la sortir brusquement du véhicule.
Ariane tomba au sol. Un homme la releva un peu plus délicatement et brisa ses liens, puis desserra son bâillon, qu'elle arracha violemment dès qu'elle eut les mains libres.
- Qui êtes v... commença t-elle, énervée.
Mais elle croisa son regard avant de pouvoir terminer sa phrase. Leurs regards. Ceux de la vipère qu'était M. Brown et du traître de Mike.
- Ce ne sont pas des manières, mademoiselle Olsen, s'amusa le premier en s'approchant d'elle. Savez vous combien nous avons de personnel ici qui aurait pu vous emmener là à notre place ? Je vous donne un indice : c'est à peu près le double du nombre de scientifiques de l'Headquarter - c'est comme cela que vous l'avez renommé, il me semble - et de l'I.T.B réunis. Et pourtant, nous avons tenu à vous escorter nous-mêmes. Une personnalité comme vous...
Il fit une pause durant laquelle il arbora un sourire narquois.
- Vos parents ont mérité leur sort, vous ne croyez pas ?
En entendant cela, elle se jeta sur l'ancien directeur pour l'étrangler, mais Mike l'en empêcha et la repoussa contre le fourgon tandis qu'elle se débattait.
- Ne vous inquiétez surtout pas, vous avez de quoi réparer leurs erreurs.
Il se tourna face au désert et claqua des doigts, mais Ariane vit bien qu'il tenait une manette dans son autre main. Le show, toujours le show.
Un peu plus loin au sol, une plaque se souleva pour laisser apparaître une sorte de cabine en verre. Une entrée. D'une autre base. D'une autre prison dans laquelle elle risquait de laisser sa vie.
- Qu'est-ce que vous voulez de moi ? demanda t-elle, rouge de colère.
- Mademoiselle Olsen, reprit Brown, ce que nous avons toujours voulu de vous.
La respiration d'Ariane s'accéléra.
- Que vous soyez le futur. Notre futur.
*** Note d'auteur ***
Et voilà, Le Tome 1 de Mirage est officiellement terminé. Un épilogue suivra Mercredi, et le second Tome paraîtra un de ces jours, mais l'aventure d'Eyllée, Jack, Wilhem et les autres prend fin pour l'instant.
Ça a été un plaisir pour moi d'écrire ce livre à vos côtés, et j'espère vous retrouver, peut-être, sur « la crainte de mourir », le Tome 2 de la trilogie.
Un grand merci à vous tous,
Maéva
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