Chapitre 33
Terré au fond de ce bunker où il régnait une chaleur épouvantable, il ne pensait qu'à elle. Se demandait sans cesse si elle allait bien, si elle était vivante. Si elle s'inquiétait pour lui, ou le croyait mort. C'est vrai, ça, pensait elle qu'il était mort ? Avait elle déjà fait son deuil, depuis ces cinq années sans nouvelles l'un de l'autre ?
Il s'en était passé des choses, en cinq ans. Ils avaient tous trois voyagé de l'Arizona vers New York, où il y avait des bunkers pour les rescapés. Ils s'étaient raccrochés à l'espoir de survivre, pour avoir la chance de tout oublier quand cette horreur se serait terminée.
- Jane, ma petite Jane, murmurait il.
C'était devenu comme une prière. Loïc ne pensait plus qu'à la retrouver.
Son père était mort durant leur périple vers New York. Loïc avait eu du mal à encaisser le choc. La cause de son décès, ils l'avaient apprise plus tard, sa mère et lui, quand ils étaient arrivés à destination, bien qu'ils l'aient déjà eu grossièrement devinée.
Au début, sa mère croyait que c'était de la fatigue. Mais il s'était mis, petit à petit, à délirer. Il voyait d'énormes insectes partout, criait à tout va dès qu'une branche craquait... Puis il avait complètement perdu le contrôle. Il refusait de manger, de boire, de marcher, disant que des monstres tapis dans l'ombre attendaient qu'il ne bouge pour le dévorer. Il était mort trois jours après cet épisode. C'était la brume, la grande fautive. Les scientifiques leur avaient dit qu'il devait avoir respiré une grande quantité de brume à très forte concentration. Celle-ci commençait à rendre le sujet fou avant que le poison ne le tue. Un miracle que sa mère et lui aient survécu.
Cela faisait trois ans, à présent. Le plus difficile à ingérer, c'était que cela s'était produit un mois à peine avant qu'ils n'atteignent leur destination finale. Si seulement ils avaient fait un peu plus vite...
- Loïc ?
Sa mère apparut dans l'embrasure de la porte. Dans la salle où se trouvait le jeune homme de vingt-trois ans étaient entassés des dizaines de personne.
- Ils disent qu'il faut partir.
Depuis deux mois, son groupe de rescapés fuyait New York pour s'enfoncer un peu plus loin dans les terres. Ils prévoyaient la troisième apocalypse pour décembre, autrement dit ce mois-ci. Voire ce jour-là.
- Pourquoi ? Ils ont dit qu'on serait en sécurité ici.
Sa mère s'agenouilla près de lui.
- Ce n'est plus vrai. D'après ce que j'ai compris, on est trop proches. Dans six kilomètres il y a une grande colline au sommet de laquelle un bunker est construit. On y sera vraiment en sécurité. Ils vont nous évacuer d'une minute à l'autre.
Loïc acquiesça. Il n'avait pas vraiment peur, mais... Si, en fait il était complètement mort de trouille.
L'alarme d'évacuation sonna avant qu'il n'ait eu le temps de s'y préparer. Sa mère et lui saisirent leurs affaires et s'en allèrent alors que les gens commençaient à paniquer. C'était comme partout : dès qu'il se passait un truc qui sortait de l'ordinaire, il y avait trois types de personnes : celles qui paniquaient, celles qui restaient indifférents et celles qui agissaient de façon ordonnée et intelligente. Et, éventuellement, les curieux-inconscients. Mais seulement quand la situation n'était pas trop grave.
Dans le flot de personne qui les piétinait, on distinguait parfaitement les trois types. Devant, les affolés bousculaient tout le monde et criaient. Au milieu, les ordonnés essayaient d'organiser la foule et de la calmer. Et derrière, parmi lesquels Loïc et sa mère s'étaient incrustés, les calmes suivaient le mouvements.
Dehors, il faisait froid. Plus froid qu'à l'intérieur du bunker, en tous cas, mais un milliard de fois plus chaud que durant un mois de décembre habituel.
Les habitations, ici, étaient plutôt bien conservées. Les tremblements de terre de ce qui s'était répandu pour être la première apocalypse avaient relativement épargné ce morceau des États-Unis. Cependant, par précaution, les étages les plus hauts avaient été évacués et la plupart des habitants survivants avaient préféré les abris souterrains construits au cours de ces cinq dernières années sur la côte nord-est du pays.
Le groupe, sous la direction de trois militaires, se mit en route vers la colline. Elle n'était pas loin d'ici, mais les gens continuaient à se presser.
- Merde ! cria quelqu'un. J'ai plus de réseau. Personne ne capte ?
Des murmures d'inquiétude s'élevèrent au fur et à mesure que tout le monde faisait le même constat. Les militaires eux-mêmes paraissaient inquiets.
- Accélérez un peu ! ordonna l'un d'eux. La colline n'est pas loin. Encore quelques kilomètres.
Ils marchèrent sous le soleil dont la chaleur commençait à se faire sentir pendant une dizaine de minutes. Le soir arrivait, mais la température n'obéissait plus à la course du soleil. Quelques minutes avant, ils auraient juré qu'il faisait froid. Et pourtant, à présent, il faisait si chaud que c'en devenait presque aussi insoutenable que dans le bunker.
Puis quelqu'un demanda s'ils pouvaient faire une pause.
Les militaires se concertèrent un moment, vérifièrent leur téléphone puis haussèrent les épaules.
Dans leur groupe, il y avait une petite fille. Cinq ans à peine, elle serrait fort son doudou dans ses bras, un gros lapin marron avec des oreilles et un ventre rose. Elle s'appelait Eva, et son doudou, Hope. Quand elle l'avait présenté dans le bunker, un jour, à Loïc, il lui avait dit qu'elle avait tout compris. L'espoir, qu'est-ce qui pouvait mieux guider l'humanité dans des moments comme ceux-là ? Les espoirs, les craintes, les illusions... Toutes ces choses avaient en commun leur incertitude, leur... comment le résumer, exactement ? C'était une utopie, une chimère, un... Voilà ! Un mirage. Un beau, parfait, si bien construit mirage. Le fameux mirage que poursuivait la base à laquelle il avait confié sa sœur. Celui d'un monde meilleur.
Au fond de lui, Loïc savait que jamais ils n'atteindraient cet idéal fantasmagorique. Qu'ils se berçaient d'espoir, comme cette petite fille avec son lapin marron et rose. Qui paradoxalement, devait encore croire aux licornes. Finalement, était ce plus inconcevable que l'illusion d'un monde qui redeviendrait comme avant ? On ne revenait jamais en arrière, dans la vie, mais on pouvait avancer. Même quand tout semblait vouloir que l'on s'écroule, comme une vague nous ramenant à notre point de départ.
Progresser, espérer, respirer.
Trouver un sens à tout cela ? Voilà le plus compliqué. À quoi bon survivre si c'était pour mourir demain ? Loïc n'en avait aucune espèce d'idée. Il vivait, c'était tout. Peut-être que si son père n'était pas mort, trois ans auparavant, il l'aurait été plus tard.
Si, il y avait quelque chose qui le motivait, qui lui donnait le souffle dont il avait besoin, dont ils avaient besoin sa mère et lui. Cette petite fille qui avait à présent vingt ans, et qui était peut-être leur avenir à tous. Il aurait tellement voulu voir son visage, ses cheveux roux qu'elle attachait toujours, son regard perçant et doux à la fois. Il donnerait tout pour la prendre dans ses bras.
Loïc se laissa tomber mollement contre un arbre, épuisé. Il n'avait pas envie de faire une pause, d'autant plus que le réseau étant hors service, ils ne seraient pas au courant si le tsunami prévu arrivait. Mais après des jours de marche pour rejoindre un abri plus sûr, une halte s'imposait.
Sa mère sortit discrètement un paquet de fruits séchés et en tendit une poignée à son fils, qu'il se dépêcha de dissimuler dans la doublure de sa veste. Ici, la moindre portion de nourriture créait des mêlées humaines, et la plupart du temps, elle finissait piétinée.
Mais ce jour-là, personne n'avait l'énergie pour. Les gens se contentaient de gémir et de fermer les yeux un moment.
Au bout d'une quinzaine de minutes, les militaires s'affolèrent et ils demandèrent au groupe de reprendre la marche. Beaucoup râlèrent, mais Loïc et sa mère sautèrent sur leurs jambes.
Ils reprirent leur périple. Au rythme où ils allaient, ils aperçurent la colline au bout d'une heure. Très haute et très étalée, on distinguait le haut du bunker à son sommet.
Des soupirs de soulagement et des cris de joie fusèrent dans le groupe, et les gens se précipitèrent pour grimper jusqu'à leur nouveau refuge.
Puis quelqu'un hurla. Eva.
Elle était en retrait, assez loin derrière la foule, tournée dans l'autre sens, pas celui de la colline, mais de la côte. Son doudou lapin, Hope, serré fort contre son cœur.
Loïc et quelques autres se retournèrent. Assez loin, les immeubles tombaient comme des mouches. Un, deux, trois. Et leurs ruines étaient recouvertes de cette sorte de sol brillant, modulable et mousseux.
De l'eau. Une énorme vague, un immense tsunami qui fonçait vers eux à une vitesse exceptionnelle.
Les militaires coururent en direction de la colline, criant aux autres de les suivre le plus rapidement possible.
En quelques secondes, ce fut la panique. Tout le monde hurlait, se bousculait. La colline était raide, à cet endroit, et on devait normalement y accéder par les marches, derrière. Mais le tsunami arrivait sur le petit groupe de survivants, dont la plupart ne le resterait plus longtemps. Loïc prit de l'élan et s'accrocha à une pierre sur laquelle il se hissa. Mais sa mère n'avait pas suivi le rythme.
La vague se dessinait à présent à l'horizon si nettement qu'on pouvait la reconnaître sans s'attendre à ce qu'elle déferle.
La mère de Loïc était en train d'aider un vieillard qui était tombé.
- Maman !
Elle n'arriverait jamais à temps. Loïc sauta de son rocher pour aller l'aider. Il ne supporterait pas de la perdre elle aussi. Alors que le vieillard repartait en direction de la colline, sa mère scrutait les alentours.
- Maman !
Loïc la saisit par le bras et la tira vers le bunker. Mais elle résista.
- Monte, Loïc, je t'en prie. Je te rejoins dans une seconde. C'est juste que je ne trouve pas Eva.
Le garçon paniqua. Sa mère n'abandonnerait jamais une petite fille de cinq ans à la mort. Mais c'était elle qui allait s'y condamner si elle restait là ! Il la connaissait, la raisonner ne servirait à rien. Loïc appréciait beaucoup la petite fille, mais la vie de sa mère était tout ce qui comptait réellement pour lui. De toutes façons, ce n'était pas en mourant qu'elle la sauverait. Alors, une boule de tristesse et de résignation dans la gorge, il lui mentit.
- Je l'ai vue monter avec les autres, maman. Dépêchons nous.
Derrière eux, il ne restait que très peu de personnes. Il y en avait quelques uns encore qui, ébahis devant le spectacle du tsunami, ne réagissaient pas ou prenaient des photos, malgré les cris affolés et les signes des survivants qui avaient atteint la colline.
Loïc et sa mère coururent se réfugier dans le bunker. Ils bousculèrent quelques personnes immobiles qu'ils essayèrent de raisonner. En vain. Le jeune homme indiqua à sa mère le rocher qu'il avait repéré et s'y hissa à sa suite.
Ils étaient sauvés.
Ils grimpèrent tous deux rejoindre les autres rescapés qui les aidèrent à monter.
Sauvés. Tous les deux. Encore une fois.
Jusqu'à ce que Loïc entende le cri d'une petite fille. Qui ne venait pas du groupe dans lequel ils étaient.
Mais d'en bas.
Il jeta un coup d'œil à sa mère qui lui fit signe de la rejoindre. Les militaires la faisaient entrer dans le bunker. Ils ne la laisseraient pas ressortir avant que la vague ne soit passée. Elle était sauve, au moins. Dès que sa tête disparut dans la structure métallique, il n'hésita plus. Il dévala la colline en quelques secondes pour rejoindre Eva.
Elle cherchait son lapin dans l'herbe.
- Doudou ! pleurait elle.
Il avait dû lui échapper des mains quand elle avait couru. Et Hope s'en était allé en même temps que son espoir à elle de survivre.
À la seconde où il allait atteindre le sol, la vague déferla. Il se jeta en arrière et se rattrapa à la pierre tandis que l'eau emportait la petite fille.
Loïc fit le tour de la colline en criant.
Eva avait du mal à garder la tête hors de l'eau.
- Attrape ma main !
Les survivants qui n'étaient pas montés avaient tous été emportés. Il en vit un hurler avant d'être submergé. Une femme morte passa devant lui. Un débris de verre était enfoncé dans son cœur, et sa bouche sanguinolente affichait une expression d'horreur.
Elle n'était pas restée en bas pour prendre des photos. Elle cherchait sa fille. Sa fille que Loïc essayait à présent de sauver.
Puis il réussit. La main d'Eva trouva la sienne. Le courant était si fort...
- Ne me lâche pas, sanglota-t-elle.
Ne me lâche pas.
Réunissant ses dernières forces, Loïc la tira vers lui, et elle émergea bientôt de l'eau, tombant dans ses bras. Il la hissa sur son épaule et rejoignit le bunker. La fillette pleurait. Elle n'avait plus de mère et plus d'espoir. Mais au moins, elle était en vie.
Il la ramena dans le bunker et referma derrière lui, laissant définitivement pour morts ceux qui n'y étaient pas rentrés.
Sa mère courut vers lui et le prit dans ses bras.
- Je te déteste, dit-elle entre deux sanglots.
Le vieillard que la mère de Loïc avait sauvé s'approcha d'eux discrètement alors que la fille pleurait toujours. Dans ses bras, un gros lapin marron, les oreilles baissées et le ventre rose. Il le tendit à Eva, dont les pleurs se stoppèrent net.
- Hope !
Elle le prit dans ses bras et le serra comme si sa vie en dépendait.
L'espoir n'était peut-être pas totalement envolé, finalement.
*** Note d'auteur ***
Avant dernier chapitre vendredi... J'espère que vous avez apprécié cette rencontre avec Loïc, qui fait un peu penser à Jack. Ce ne sera pas la dernière fois que vous le verrez, mais dans ce tome, si. On repart voir pour la dernière fois nos enfants plus si enfants à Mirage vendredi donc...
Le dernier chapitre sera en ligne lundi, et l'épilogue suivra mercredi.
Un an que je suis sur ce livre, j'ai hâte d'en écrire la dernière phrase à vos côtés...
Bonne soirée !
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