Chapitre 31
Elle avait imaginé et attendu ce moment si longtemps qu'elle eut presque l'impression de l'avoir déjà vécu, au début. L'arrivée à la P.T.B dans la traditionnelle petite charrette. Le bâtiment terreux qui se dresserait devant elle. L'appel de son nom, alors qu'elle attendrait avec les autres enfants dans la cour. Les escaliers, qui n'en termineraient plus, menant jusqu'à l'immense dôme de verre qui s'étalait sur toute la superficie de la base. Et la vue imprenable dehors.
On vint les chercher à la base centrale - devenue l'HeadQuarter grâce à Dionée - juste après le dîner. Orion et Eyllée savaient qu'ils devaient être en binôme, mais ignoraient jusque là le jour et l'heure de leur passage, seulement le mois : juin. Ce serait finalement à vingt-deux heures.
Il se rendirent à la P.T.B avec un petit groupe d'enfants. Les passages duraient une demi-heure, et ils étaient prévenus : pas de caméras sur place, donc s'ils avaient un problème, il n'auraient qu'à redescendre par la trappe d'accès. Évidemment, un membre de l'élite les y attendrait durant toute la session pour assurer leur sécurité.
- Tu crois que c'est comment, dehors ? hasarda Orion tandis qu'ils patientaient dans la cour souterraine.
Eyllée haussa les épaules.
- Rouge, désert, dévasté, apocalyptique, brumeux, mais extraordinaire. C'est comme ça que me l'a décrit Jack.
Orion la toisa du regard. Une question le torturait, ces derniers temps, et personne n'en avait la réponse. Cependant, il avait un besoin vital de la poser.
- Est-ce que tu penses qu'on est les derniers survivants d'Arizona, ici ?
Un silence s'installa entre eux. Eyllée n'avait plus personne en dehors de Jack, mais Orion avait sa famille, comme Wilhem, et elle savait à quel point ce genre de pensées pouvait torturer l'esprit. De temps en temps, Wil faisait des cauchemars où il voyait ses parents mourir. Ça réveillait Eyllée en sursaut, et elle allait le réconforter. En était-il de même pour Orion ? Elle s'en voulut de ne pas l'avoir remarqué plus tôt.
- Tu sais ce que Thys dirait ? répondit elle finalement. Il dirait que seulement trente-cinq pourcents de la population est morte. Qu'il y a donc encore deux tiers de survivants. Et que, parmi ces survivants, la majorité se trouve dans les pays développés, ayant mis des infrastructures à disposition de la population. Tu crois que l'institution gouvernementale à l'origine de Mirage et des autres bases a laissé le reste de la population mourir ? Je suis persuadée que non, Orion. S'ils ont pu construire autant de bâtiments pour nous en un an, ils ne se sont pas arrêtés là. Parce que sinon, ils n'auraient pas pris la peine de construire la P.T.B et l'I.T.B. Tu ne crois pas ?
Ils furent interrompus par une femme qui les appela. Ils la suivirent dans la base, gravissant les escaliers jusqu'au fameux étage où ils n'avaient jamais accédé. On y montait, comme à la jungle et les ruines, par une trappe au bout d'une échelle. Eyllée passa en premier, trop pressée de découvrir le nouveau monde, celui qu'elle n'avait pas vu depuis quatre ans.
Quatre ans. Quatre années qui étaient une vie à elles seules. La dernière fois qu'elle avait vu l'extérieur, autrement que par le biais de ses cours sur l'état du monde, ça avait été à peu près simultanément avec la mort de sa tante. Quand la petite fille de neuf ans qu'elle était alors s'était retrouvée coincée au milieu des flammes et des décombres, dans un immeuble qui menaçait de s'effondrer, tenant par miracle, elle avait souhaité de tout cœur s'échapper de cet enfer. Partir de son appartement - du tombeau de sa tutrice -, aller loin des flammes, loin de ce cauchemar qui se dressait tout autour d'elle, prenant forme dans une horreur sans pareille.
Mais que s'était il passé entre temps ? L'ennui de la routine, la nostalgie de la vie d'avant ? Ou peut-être simplement qu'Eyllée avait changé. Que la petite fille qui dépendait entièrement de son frère avait grandi. Éclairci les zones d'ombre de son passé, de son histoire. À présent, elle avait soif d'aventure, de découvertes, de dangers. Alors oui, ses quatre incroyables amis autour d'elle avaient été un soutien infaillible. Mais la petite fille était devenue forte. Une guerrière, qui n'avait plus peur de rien. Qui maîtrisait son propre cerveau mieux que n'importe qui, comme résultat de la mort de ses parents, indirectement. C'était comme se dire qu'ils lui avaient légué ce pouvoir hors norme pour la protéger. Cette faculté, c'était eux. Et ce courage qu'elle avait développé, elle le leur devait. À présent, bientôt dix ans après leur accident, Eyllée était prête à affronter n'importe quoi. Et, elle le sentait au fond d'elle, pousser la trappe qui la mènerait au monde extérieur était comme un premier pas vers sa nouvelle vie. Celle que Jack espérait pour eux. Elle pouvait la lui offrir. Lui rendre une partie de ce qu'il avait fait pour elle.
Le début de demain était là, juste au-dessus de sa tête.
Elle souleva la trappe.
Et eut le souffle coupé.
Le paysage, dressé tout autour d'elle, était la chose la plus incroyable qu'elle ait jamais vue. À la fois magnifique et effrayant, il donnait l'impression que le temps était arrêté.
Orion sortit Eyllée de son état de béatitude en lui demandant si elle pouvait monter. Elle finit par s'exécuter et ils se hissèrent l'un après l'autre sur la terre brûlante.
La femme referma la trappe.
Le dôme de verre était si immense que de là où ils étaient, ils avaient l'impression que rien ne les séparait plus du monde extérieur. Ils avaient attendu ce moment depuis si longtemps. Et voilà qu'ils marchaient enfin sur de la vraie terre, admiraient enfin la douce lumière du soleil couchant, respiraient enfin l'air de dehors.
Au loin, les géants rouges, si familiers, se dressaient devant le soleil, qui doucement se couchait derrière eux, illuminant le ciel d'une intense lumière de la même couleur. Le sol tout entier brillait à son reflet de lueurs orangées, contrastant avec les quelques marques de végétation qui survivaient à ce milieu aride. Ces plantes étaient d'une robustesse et d'une résilience sans faille. Luttant pour survivre alors que tout semblait vouloir leur mort, que la planète elle-même s'acharnait sur elles. Elles étaient là depuis toujours - il ne s'agissait pas de ces variétés de fleurs implantées au moment du boom économique - et y resteraient pour l'éternité, coûte que coûte. Une belle représentation de ce qu'ils étaient, Eyllée et les autres. Des plantes vivantes au milieu du désert brûlant. Des plantes qui rêvaient de reconquérir le monde.
Le temps reprit son cours quand la boule de feu qu'était leur grande étoile disparut derrière un grand rocher de sable à la couleur du sang. Ses rayons s'échappèrent un instant depuis les deux côtés, désirant peut-être continuer à éclairer l'un des seuls endroits sur Terre qui avait leur puissance et la couleur du feu qui les formait. Mais ils finirent par céder, disparaissant avec leur hôte pour aller éclairer d'autres gens, peut-être des cadavres.
Laissant seuls Orion et Eyllée.
La lune prit à son tour sa place dans le ciel. Dans quelques heures, peut-être, y aurait-il cette traînée d'étoiles qu'Eyllée avait déjà vue. La première fois remontait à ses trois ans. Un an environ avant la mort de ses parents. Elle avait beau être jeune, elle s'en souvenait comme si c'était hier. La traînée d'étoiles s'ouvrait sur une lumière bleue violacée, de forme un peu ovale mais pointue sur le côté. C'est notre galaxie, lui avait dit son père.
- Pourquoi on la voit, si on est dedans ? avait demandé Jack.
- Imagine que tu te situes... dans un disque, par exemple. Ou dans un gâteau plat. Ceux que fait ta mère quand elle oublie de mettre la levure. (L'intéressée se mit à rire. Les rares fois où elle s'occupait de faire à manger, c'était un désastre) Eh bien, tu vas distinguer le bord du disque, qui forme un cercle autour de toi. Un ovale, en réalité. Ce qu'il y a de par et d'autre de cette traînée ne fait pas partie de la galaxie. Ce sont d'autres étoiles de l'univers.
La petite fille avait regardé le ciel, émerveillée.
- Y'est beau !
Sa mère l'avait alors hissée sur ses genoux, et murmuré à l'oreille :
- Et un jour, ma petite Eyllée, tu toucheras les étoiles.
Orion sortit une nouvelle fois Eyllée de ses rêveries en la secouant doucement par les épaules.
Ils avancèrent vers l'endroit où le soleil s'était couché jusqu'à trouver la paroi de verre, dix minutes plus tard. Ils avaient presque du mal à se dire que ce paysage, derrière, était réel, et non pas une illusion créée par Mirage, comme tout le reste.
Il s'adossèrent contre le verre, ne parvenant pas à échanger un mot tant ils semblaient absorbés par le spectacle qui les entourait.
Eyllée brisa le silence au bout de quelques minutes, redoutant de se perdre encore une fois dans le souvenir de ses parents.
- Et on fait quoi, maintenant ? demanda-t-elle.
Ils n'avaient pas l'heure sur eux - impossible de garder tout appareil magnétique ou électronique à la surface - mais il leur sembla qu'il devait leur rester environ une demi-heure ici.
Orion prit une grande inspiration, et se posta en face de son amie, les jambes croisées en tailleur.
- Maintenant, j'ai quelque chose à te dire.
Eyllée haussa les épaules, distraite.
- Si vous avez préparé un plan d'évasion sans m'en parler, je te préviens, je...
- Eyllée ! Ça n'a rien à voir !
- Alors je t'écoute.
Le garçon lui sourit, la détaillant quelques secondes tandis qu'elle resserrait sa queue de cheval blonde.
- Voilà, je voulais te le dire depuis longtemps, mais je ne suis pas très courageux.
Ce qui valut un rire de la part d'Eyllée.
- Pas courageux ? Tu te souviens que quelques jours après notre arrivée, tu nous as conduites dans le tunnel, Ariane et moi, pour que je puisse déposer une lettre à mon frère ? C'était super courageux, ça. Ah, et la fois où tu as volé les clés d'un adulte pour entrer dans la salle de commandement du camp ? Oui, je suis au courant. J'ai trouvé ça débile, mais je dois avouer que j'ai été un peu - juste un tout petit peu - impressionnée.
Elle lui offrit un sourire en coin, marque d'ironie, et il ne put s'empêcher de baisser les yeux.
- Alors ne me dis pas que tu n'es pas courageux, reprit elle avec douceur.
- Alors voilà, je... Au début, je te trouvais très énervante. Tu ne me parlais pas beaucoup, tu étais dans ton petit monde avec tes préoccupations, qui étaient au nombre très exact de deux : ton frère et être toujours la plus forte dans tous les domaines de formation. Tu vois, ça, c'est un peu exaspérant.
- Je rêve ! s'écria Eyllée, plus amusée que vexée. C'est toi, le champion des prétentieux et des compétiteurs, qui dis ça ?
- Mais j'ai appris à te connaître, continua t-il en l'ignorant, le regard dans le vague. Ou disons que je n'ai pas eu le choix. Quatre ans à partager la même chambre que d'autres personnes, on est bien obligés de ressentir quelque chose pour eux, à la fin. On peut en détester certains, en apprécier d'autres. Mais c'est quelque chose d'autre que je ressens pour toi, moi.
Le sourire d'Eyllée disparut subitement, mais il ne le vit pas.
- Je t'aime, Eyllée.
*
Labyrinthe. Octobre de l'an 4. Eyllée venait d'avoir quatorze ans, Wilhem en avait bientôt quinze. Ce jour là, les enfants du premier groupe de l'I.T.B passaient le test. La jeune fille était donc avec Thys et Wilhem, dans le hall souterrain de la base de formation intellectuelle, avec les sept autres enfants, en attendant l'arrivée de Jennifer Marino qui ne devait plus tarder.
Immy, leur amie et camarade à l'I.TB, blonde aux yeux gris, et d'une gentillesse infinie, était à côté d'eux. Elle était une spéciale de la terre, de ceux qui arrivaient à dompter les mouvements du sol, et à s'en faire une force. Elle appréciait beaucoup Thys, qui réfléchissait à peu près comme elle dans toutes les situations, et elle était à peu près la seule amie qu'ils avaient en dehors de leur case.
La relation entre Eyllée et Wilhem s'était effondrée depuis le jour du test en conditions réelles.
Car Eyllée aimait elle aussi Orion, et que Wilhem l'avait lu dans l'esprit de ce dernier. La jeune fille avait essayé de couper le lien émotionnel qu'elle avait avec son clone neurologique, mais ça avait été impossible. À chaque fois qu'elle était à proximité de lui, elle ressentait le mélange de colère, de déception et de tristesse qu'il ensevelissait en lui-même. Ça lui était insupportable, de le sentir dans cet état. Elle tenait tellement à lui ! Mais elle avait beau réfléchir toutes les nuits, elle ne comprenait pas la raison de ces émotions. Jamais elle ne pourrait imaginer que c'était parce qu'il avait compris ce qu'il y avait entre Orion et elle. Ils n'en avaient parlé à personne ! Peut-être à Ariane, mais elle avait gardé le secret. C'était certain. Et puis même si Eyllée avait deviné, elle n'aurait jamais cerné la réaction de Wilhem. Capté que s'il était triste, c'était parce que lui aussi, il l'aimait.
Jennifer Marino sortit enfin de l'I.T.B pour rejoindre ses élèves dans la cour. Le visage en sueur, elle avait une pile de papier dans les bras.
- Bon, dit-elle, essoufflée. Petit changement de programme, Dio... Votre directrice veut que vous fassiez le test en équipe pour commencer.
Elle roula des yeux pour appuyer son exaspération, ce qui fit sourire les enfants. Ils aimaient beaucoup leur professeure, elle était proche d'eux et partageaient leur haine envers les directeurs successifs de Mirage. Quand ils se retrouvaient seuls tous les onze, elle se permettait même de nommer la directrice Dionée, comme eux. À vrai dire, tout le monde avait oublié son vrai nom.
- Du coup, vous êtes dix, vous allez faire trois groupes de dix tiers d'enfants. Débrouillez vous pour la découpe.
Tout le monde se mit à rire.
- Plus sérieusement, vous serez en duo. J'ai essayé de vous mettre avec des personnes que vous appréciez, mais j'ai majoritairement fait les groupes par ressemblance de profil intellectuel. Donc sans surprise Kevin avec Isla, Bryan et Alexandre, Eyllée avec Wilhem, Renz avec Tom et puis Immy se mettra avec Thys. J'espère que ça vous va, qui veut commencer ? Surtout ne vous battez pas.
Le silence se fit. Jen sourit.
- Je lancerai un duo toutes les demi-heures pour fluidifier la circulation. N'oubliez pas qu'il y a des caméras, alors interdiction d'échanger avec un autre groupe si vous en rencontrez.
Immy leva la main la première.
- Immy ! s'exclama Jennifer Marino. Contente que tu te proposes, je voyais Thys qui mourrait d'envie d'y aller.
Le pauvre Thys soupira. Leur professeure les emmena à l'entrée du labyrinthe.
- Vous connaissez le principe, depuis le temps. Bonne chance, et ne vous perdez pas, surtout. Vous êtes mes meilleurs éléments.
Le labyrinthe. Les signes contre les parois qui rendaient cet endroit si spécial, lumineux en ce jour de test, parmi le noir qui les engloutissait. Thys s'y sentait bien. Il avait l'impression que ce lieu était la transposition de la façon dont fonctionnaient ses pensées et ses émotions. Il posa la main sur le premier signe, une flèche rouge qui le pointait après s'être entortillée sur elle-même.
- Prêt ? lui lança Immy.
- Prêt.
*** Note d'auteur ***
On continue dans les tests lundi, avec le chapitre 32, juste avant de se plonger dans une nouvelle vague d'apocalypse... je ne vous en dis pas plus, il reste très exactement quatre chapitres plus l'épilogue avant la fin de cette histoire... Mais l'aventure n'en est pas terminée pour autant !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top