Chapitre 29
Parfois, il ne suffit pas de savoir pour réaliser. La différence est subtile, on passe souvent à côté. En fait, c'est une réaction du cerveau plutôt particulière, une sorte de protection post-traumatique, de barrière nous empêchant d'accéder à la réalité.
Ils l'avaient tous vécu.
Jack, quand il avait ressenti les premiers tremblements de la terre sous ses pieds.
Les jumeaux, apprenant que leurs parents étaient morts.
Anna, Mike, Thomas et tous les autres, au moins une fois dans leur vie.
Mais pas Eyllée. Jamais. Eyllée réfléchissait différemment, de cette façon qu'ont les gens n'ayant rien connu d'autre que ce sentiment permanent d'insécurité tapis au fond d'eux. Rien à voir, cependant, avec de la paranoïa. Car le sentiment dont il est question est logé au plus profond de l'inconscient, laissant paraître à la face du monde une toute autre impression : quand on les croise dans la rue, peut-être se dit-on que ces personnes n'ont jamais eu de problème de leur vie. Et pourtant, quand arrivent les soucis, ce sont eux qui réagissent le plus vite. La partie insouciante de leur conscience s'éclipse soudainement pour laisser la place à l'autre morceau de leur cerveau. Celui qui semble avoir attendu toute sa vie cet évènement, et élaboré au moindre détail près sa réaction.
Ne vous méprenez pas, Eyllée n'était pas la seule. Peut-être était-ce le plus perturbant, d'ailleurs. Qu'elle ait un clone neurologique, comme ils le nommaient, passe encore. Mais évidemment, il ne suffisait pas de naître avec un cerveau identique, un potentiel intellectuel analogue, et des capacités mentales similaires. L'expérience de la vie jouait un grand rôle là-dedans. Et sans le vouloir, en tuant les parents de la petite fille, M. Brown avait créé le paramètre manquant : il avait uniformisé la souffrance des deux enfants, rééquilibrant la vie d'Eyllée avec celle de Wilhem, rythmée par sa maladie.
Revenons au point central du sujet : la différence entre savoir et réaliser. Pour les deux clones neurologiques, il n'en existait aucune. Alors quand Anna et Jack vinrent la chercher, au camp Destiny, dans cette chambre d'hôpital qui était devenue son cachot, Eyllée vécu sûrement les pires minutes de sa vie, dénuée de la protection qu'aurait dû lui offrir son cerveau.
Quelques heures plus tôt, alors que la jolie clé USB réunissant les informations recueillies par Thomas et Jane était retournée à son point de départ - Ariane - l'alarme était lancée pour atteinte à la vie du directeur - légère exagération qui donnait envie de remplacer "directeur" par "Dieu". Autrement dit, le compte à rebours avait démarré.
Anna était une membre du personnel du camp 3, mais rendait de plus en plus souvent visite aux jumeaux pour leur donner des nouvelles des deux prisonniers, quand elle le pouvait. C'était de l'ordre du deux fois par jour, le matin et juste après le repas du soir, raison pour laquelle Ariane prenait soin de vérifier le souterrain avant.
Ce soir-là, elle trouva la clé USB, visualisa les informations qui s'y trouvaient et vomit dans les toilettes juste avant l'arrivée de la médecin.
Au début, Anna rejeta la demande d'Ariane avec colère, puis finit par accepter de regarder. Tout. Le rapport d'expérience, d'enquête, les photos, le compte-rendu de Jennifer Marino jusqu'au mot de Thomas - chose imprévue. Tout l'amour qu'elle avait pu ressentir pour Mike forma alors dans sa tête une barrière - la fameuse - à la réalité. Mais les messages recueillis par Jane achevèrent le travail. Ce fut même l'élément déclencheur, et cet amour qu'Anna avait pu ressentir pour Mike fut absorbé dans un néant sans fin, disparaissant en même temps que la colère première envers Thomas. Le fouille-merde s'était transformé en héros dans sa tête.
La jeune femme retourna dans son camp, les idées embrouillées, le visage livide. C'était Jane, et non Jack, qui avait posé la clé dans le tunnel, si bien que ce dernier n'avait été au courant que par le biais de la tablette, que l'adolescente lui avait présentée. Elle avait attendu le lendemain pour lui en parler, et il venait juste de l'apprendre quand il enfonça presque la porte d'Anna, les yeux mouillés de larmes.
La médecin leva la tête et croisa son regard. Son visage était à peu près dans le même état que le sien.
- Je sais, murmura-t-elle simplement.
Jack explosa.
- Vous savez ? Vous. Savez. ? Et vous n'en avez strictement rien à foutre ?
- Jack.
Sa voix était faible et exceptionnellement calme. Savoir, réaliser.
- Non, merde ! Votre Mike est un putain d'enfoiré, il a tué mes parents, tenté de me tuer, moi, pris ma sœur pour un cobaye, et mes parents pour des cons !
- Jack.
- Quoi ? Vous n'allez rien faire ? Peut-être que vous étiez de mèche, tout compte fait, ou alors l'amour vous rend aveugle, trop aveugle pour vous rendre compte de l'atrocité qu'il a commise ? Envers Wilhem, aussi, parce que je ne suis pas médecin, mais disons que la possibilité que sa petite expérience soit la cause de la maladie du petit m'est un peu venue à l'esprit, pas vous ?
Il respira pour se calmer, et la fixa avec sérieux.
- Mme Drake. Anna. Dites-moi que ce n'est pas possible. Dites-le moi.
- C'est envisageable.
Et elle fondit en larmes. Jack ne réussit pas à rester en colère. Son énergie semblait comme absorbée.
- Vous allez sortir Eyllée de là ?
Elle se leva, calma ses sanglots.
- Nous allons les sortir de là. Et dégager M. Brown de son poste.
Jack ne crut pas nécessaire de mentionner une nouvelle fois Mike - après tout, il n'était pas directement responsable du meurtre de ses parents.
- Pour mettre qui à la place ? demanda-t-il, plus calme.
- Je ne sais pas. Thomas ? C'est lui le responsable de l'alerte à atteinte à la vie du directeur, n'est-ce pas ?
Le jeune homme secoua la tête.
- C'est Jane.
Il l'avait pardonnée, quand elle s'était excusée. Ce qu'elle avait fait pour lui avait été la chose la plus incroyable qu'il aurait pu imaginer. Elle lui avait dit qu'elle n'avait pas fait cela pour qu'il la pardonne, mais pour Eyllée. Pour cette petite sœur à travers laquelle elle se voyait, petite, dans les bras de son frère. Jack lui faisait penser à Loïc, et elle n'aurait jamais dû ignorer l'amour qu'il avait pour sa sœur.
Anna se rendit directement au centre de commandement, talonnée par Jack, et envoyant balader tous ceux qui lui faisaient la remarque qu'un enfant n'avait pas le droit de circuler entre les camps. Elle frappa d'abord à la porte de Thomas, qui se trouvait en train de discuter avec Jordan. Peu importait : tout le monde devait savoir.
Le secouriste ne sut pas exactement comment réagir. S'excuser, la rassurer, la prendre dans ses bras ? Ce ne fut pas nécessaire. Anna s'avança vers lui.
- Je ne lui ai pas trouvé d'excuses.
Il fut surpris dans un premier temps - elle avait lu sa lettre ! - puis sourit.
- Je m'en doutais, pour tout te dire.
Elle fouilla dans sa poche et lui rendit la clé.
- Tu peux te charger de le communiquer au reste de la base ? Sous la forme que tu veux, je veux juste... Qu'ils servent eux-mêmes de tribunal pour Brown et John. Tu comprends.
Elle n'appelait plus Mike par son prénom.
- Quelqu'un peut me dire ce que j'ai manqué ? s'impatienta Jordan, à côté.
Ils l'ignorèrent.
- Jack, demanda Anna. Tu peux m'attendre dehors ? J'arrive dans une minute.
Puis elle lança un regard à Jordan.
- Ok, ok, je m'en vais, répliqua l'intéressé, très amusé. Peut-être que le gamin m'expliquera, lui.
Quand Thomas et Anna se retrouvèrent seuls, aucun des deux ne sut quoi dire, et le silence envahit la pièce.
- Merci, souffla finalement la jeune femme.
Elle s'approcha de Thomas et déposa durant un instant ses lèvres contre les siennes. C'était rapide, peut-être une seconde, mais c'était en même temps si éloquent que cela leur suffit pour se comprendre l'un l'autre.
Voilà comment cela se passa, donc. Directement après, Anna et Jack allèrent délivrer les deux petits prisonniers pendant que chaque membre de l'élite recevait sur son téléphone l'information.
Eyllée se jeta dans les bras de son frère quand elle le vit apparaître dans l'embrasure de la porte.
- Vous avez réussi, cria-t-elle.
Il embrassa sa sœur sur ses cheveux blonds, tandis qu'elle collait sa petite tête sur son torse.
- Tu avais raison, ma petite Eyllée, souffla-t-il. C'était eux. Mike et M. Brown. Tu avais raison. Si tu savais ce qu'ils t'ont fait.
Et il lui expliqua. Tout. À Wilhem, aussi, qui était stupéfait de lire dans l'esprit de ses deux sauveurs ce qu'Eyllée et Ariane avaient entrepris dans son dos.
Alors Eyllée se boucha les oreilles en hurlant, à peu près comme quand elle avait appris qu'elle serait séparée de son frère. Le mélange de souffrance et de colère qu'elle ressentit s'imposa dans la tête de Wilhem, qui eut du mal à le gérer, et tout dérapa.
Bousculant son frère, Eyllée mit à profit ses heures d'entraînement au camp de vitesse pour se rendre dans le bureau de M. Brown.
Ses heures au Labyrinthe lui furent également d'une grande aide : elle n'avait passé que peu de temps au camp Destiny, et pourtant elle se souvenait du chemin exact pour se rendre là où elle souhaitait aller.
Et comme cela semblait être de famille, elle enfonça la porte quand elle arriva devant, prête à tuer celui qui avait assassiné ses parents, alors que leur visage, leur odeur et le son de leur voix disparaissaient petit à petit de sa mémoire.
Sauf que M. Brown ne l'avait pas vraiment vu de cet œil-là.
*
Seule, la faible lumière de la lune perçait à travers la vitre teintée. Le fourgon blindé avançait précautionneusement sur l'ancienne route qui traversait le désert d'Arizona. La nuit était tombée depuis longtemps, en cette journée de janvier qui lui paraissait pourtant à rallonge.
M. Brown avait pris des dispositions dès qu'il avait compris qu'il était dans un sacré pétrin. Il avait dit aux médecins qui l'avaient soigné qu'il n'avait pas vu l'intrus l'ayant tabassé. Mais il savait pertinemment de qui il s'agissait. Là était bien le problème : si quelqu'un l'avait su, il se serait posé des questions !
Pour le directeur, il avait été évident que la petite avait récupéré des informations, et pourtant ! Que n'avait-il pas fait pour protéger son secret. Il y avait à peine un mois, il était au sommet de la pyramide. Devant son ordinateur, à observer Eyllée et son original neurologique - ou bien Wilhem et son clone, peu importe - en train d'affronter les dangers qui risquaient bien de faire avancer la vieille expérience que Mike et lui avaient mis en place.
Et aujourd'hui il prenait la fuite, comme Louis XVI, Charles X et Louis Philippe (la France avait un beau palmarès, en matière de lâches) ou encore Jacques II d'Angleterre. Il espérait simplement ne pas finir comme certains d'entre eux. En tous cas, une chose était certaine, ils le regretteraient, en temps que directeur ! Que croyaient-ils, tous, qu'ils allaient mener la révolution ? Mettre qui ils voulaient à la tête de Mirage ? La nouvelle directrice était de loin la pire femme - voire individu vivant - qui puisse exister. Une vraie tyran.
Mais voici comme sa fuite s'était déroulée : dès que M. Brown avait capté que quelque chose n'allait pas, il avait pensé à mettre en place son protocole d'urgence, malgré son attachement envers la base qu'il avait fait grandir durant dix-neuf mois.
Le fourgon blindé, ancien véhicule d'une banque, l'emmenait à quelques kilomètres seulement de Mirage. Non, en fait, l'endroit où il se rendait était bel et bien Mirage. Il s'agissait simplement d'une petite... extension. Secrète, bien évidemment. Sauf pour ceux qui y travaillaient.
À la base se trouvaient les enfants. À l'I.T.B, il étaient formés à réfléchir, et à la P.T.B, à survivre et à se battre. Mais là où il allait, quand le lieu serait près à les accueillir, tout serait inversé. Les gosses seraient là non plus pour reconstruire l'humanité, mais pour sauver ce qui restait de l'actuelle.
Depuis moins d'un an, les découvertes des scientifiques qui s'y trouvaient balayaient entièrement tous les travaux de ceux de la base. Ils étudiaient avec précision les moindres détails de chacun des types d'apocalypse, et l'avancée récente qu'ils avaient faite, à Mirage, à propos des spéciaux... révolutionnait simplement tout.
- C'était trop tôt. Beaucoup trop tôt, se plaignit Mike.
M. Brown se tourna vers lui.
- Je crois au contraire que c'est le moment parfait, John. Écoutez, dans un an ou deux, les enfants seront envoyés aux quatre coins du monde. Notre chance de survivre, nous devons la saisir dès à présent. Et nous avons besoin d'eux pour ça.
*** Note d'auteur ***
Rythme accéléré dès la semaine prochaine, où je publierai deux à trois chapitres par semaine, les lundis, mercredis et/ou vendredis (si j'arrive à avoir de la connexion là où je vais).
Pour le chapitre prochain, je vous préviens, énorme ellipse qui nous amènera à suivre Eyllée et Ariane à la P.T.B... Combat en approche pour les enfants qui d'ici là, n'en seront plus... La tension monte avant le dénouement aux alentours du trente-cinquième chapitre, et M. Brown ainsi que Mike n'ont pas dit leur dernier mot.
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