Chapitre 28

Il aurait pu se sentir satisfait. Être heureux d'avoir enfin entre les mains la preuve que Mike était une ordure. Être excité à l'idée qu'Anna s'en rende compte à son tour, et ne penser qu'à sa réaction.

Mais Thomas était juste dégoûté.

Car Thomas n'était pas Mike. Il n'était pas égoïste au point de se réjouir d'une telle situation. Il était secouriste, et avait l'habitude de s'effacer entièrement de sa conscience pour se donner pleinement à sa mission et ne laisser s'exprimer que son empathie. Sa propre vie, son propre intérêt n'avaient alors aucune espèce d'importance.

À la suite du document immonde sur l'expérience menée sur les enfants Wilhem et Eyllée - qui lui donnait envie de vomir - il avait fouillé le bureau entier à la recherche du lien entre l'accident et cette expérience. Il lui semblait évident, ce lien, si l'hypothèse du meurtre était révélée. Ils auraient fait tuer le couple Iven pour éviter qu'ils ne découvrent la vérité, ou, au contraire, parce qu'ils l'avaient déjà découverte. Mais il ne pouvait pas le prouver. Peu importe : cela suffisait, pour l'instant, à montrer l'implication du professeur John. Mais qu'en était il de M. Brown ?

Quelle ironie ! Il avait à présent le problème inverse. Au début, il avait pensé n'avoir que des preuves contre le directeur, et maintenant il lui en manquait. Peu importait : la situation était trop grave. Il avait tout transféré sur une clé qu'il allait donner à Jack, avec son mot de passe. Celui-ci irait sûrement voir Anna directement, ou passerait par un autre intermédiaire avant... mais il fallait se débarrasser de cette histoire au plus vite.

C'était le soir, le lendemain de son enquête. Il alla frapper à la chambre de Jack après avoir vérifié que Jess, Lucas et Hashley se trouvaient au réfectoire. Quelqu'un lui ouvrit immédiatement.

- Jane ? s'étonna Thomas en jetant un coup d'œil à l'intérieur de la pièce. Jack n'est pas avec toi ?

La jeune fille leva les yeux au ciel avant de secouer la tête.

- Il est... vous savez. Dans son endroit préféré.

Elle dit ça avec agacement.

- Vous aviez quelque chose à lui dire ? continua-t-elle avec détachement.

- Je repasserai.

- Vous risquez d'attendre un certain temps, alors. Dites-moi, je l'en informerai.

Voyant que le secouriste n'était pas disposé à lui dire quoi que ce soit, Jane tenta quelque chose.

- C'est à propos des... lettres ?

Gagné. Le visage de Thomas se décomposa d'abord, avant d'afficher une mine égale.

- Donc tu es au courant ?

La jeune fille acquiesça.

- On suit l'affaire ensemble, mentit-elle.

Puis elle ajouta, peu sûre d'elle :

- C'est moi qui lui ai conseillé de venir vous voir.

Oh. Le visage de Thomas s'adoucit. Elle avait visé tout juste. Il avait tout gobé ! En confiance, il lui tendit une morceau de plastique noir en lui disant de ne surtout pas le perdre et de le donner à Jack à la seconde même où elle le verrait. Puis il lui communiqua le mot de passe.

Elle promit. Ferma la porte. Se dirigea vers la tablette de la colocation et l'alluma. Y inséra ce qui était en fait une clé USB. Et entra le code, une suite de lettres entremêlées de chiffres. Les lettres formaient le mot "FUTUR" quand on retirait les chiffres.

Il y avait quatre dossiers. L'un contenait des photos dont elle ne comprit pas l'importance. Le deuxième un rapport de Jennifer Marino sur l'intelligence d'un garçon qui s'appelait Wilhem et de la sœur de Jack. Le troisième, deux autres rapports : l'un relatait les faits d'une enquête, et l'autre ceux d'une expérience. Elle parcourut le second des yeux sans trop comprendre. Jack était-il au courant de cela ? Pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ?

Le dernier était un message de Thomas. Elle le lut avec plus d'attention que le reste. Il disait ceci :

« Jack. Tous les documents vous concernant ta sœur et toi sont sur cette clé. Les photos des ordinateurs prouvent qu'il y avait bien des caméras de surveillance dans la jungle et les ruines. Si tu regardes sur la dernière, le petit boîtier est une alarme, c'est à dire que si quelqu'un entrait dans le centre en dehors des heures d'ouverture, le directeur recevrait une alerte sur son téléphone. Donc même s'il n'était pas dans son bureau, il aurait dû être plus vite informé. Mais ça ne peut pas suffire. Je ne sais pas si le deuxième dossier te sera utile. Enfin, disons plutôt que je ne le savais pas avant de lire le rapport d'expérience. J'espère que tu tiens le coup. Je pense que ça se recoupe. Je te laisse en juger par toi même, mais j'ai fait l'hypothèse suivante :

Dirigés par le professeur John, un groupe de scientifiques et de médecins ont mené cette expérience sur Wilhem et Eyllée, qui font qu'ils sont des "clones neurologiques". Cela explique qu'ils aient le même profil intellectuel. Seulement voilà, cette expérience était secrète, pour les parents de Wilhem comme les tiens. Ces derniers avaient découvert leur secret, et ils ont organisé leur accident. Ce qui colle pas, c'est qu'ils auraient pu vous tuer de cette façon ! C'était très risqué ! Écoute, je suis désolé si je me trompe, et pour tout ça aussi. J'imagine que ce doit être très compliqué pour toi. Concernant la libération d'Eyllée, je pense qu'il te suffira de montrer à Anna que le directeur de l'expérience est le professeur John. J'espère qu'elle comprendra. Mais le petit Wilhem a raison dans ce qu'il a dit à ta sœur. Elle est très amoureuse de lui et j'ai peur qu'elle ne lui trouve des excuses, qu'elle ne se voile la face. Je ne pense pas une seule seconde, par contre, qu'elle avait pu être mêlée à ça à l'époque. Le problème, c'est que M. Brown étant sans aucun doute lié à l'affaire, on est bloqués. La base n'est pas notre amie, elle nous ment, et ces mensonges se referment sur nous comme un piège. On aura beau crier à l'aide, personne ne nous entendra, Jack. Donc sois prudent. S'ils l'apprennent, rien ne les empêchera de nous foutre dehors, au milieu du reste des cadavres de ce monde. Entre la première et la deuxième apocalypse, on comptabilise près de trois milliards de morts. Ce ne seront pas deux ou trois de plus qui changeront la donne, rappelle-toi en. Bonne chance, Jack. Je suis là au besoin. »

Trois milliards de morts. Jane sentit sa tête tourner. Trois milliards de personnes ne parleraient plus jamais. Ne respireraient plus jamais. Peut-être que ses parents et son frère en faisaient partie. Jane avait du mal à l'imaginer. C'était si... Elle ne savait pas quel mot utiliser, et peut-être n'y en avait-il pas d'assez puissant pour décrire ce qu'elle ressentait, au final. Si ça n'avait tenu qu'à elle, elle aurait utilisé le mot "jarbhoriniaque". Non, ça n'existait pas. Quelle importance ? Qu'est-ce qui pouvait bien avoir de l'importance, aujourd'hui, hein ? Sa vie ? Son bonheur ? Sa famille ? La seule personne vivante qu'elle aimait qui l'avait laissée tomber, vu qu'elle s'était comportée comme une idiote ? Rien n'avait plus d'importance, rien !

Jane s'effondra en sanglots. Elle n'avait plus pleuré depuis dix-neuf longs mois. Depuis qu'elle avait dit adieu à sa famille, sachant au fond d'elle qu'elle ne les reverrait plus jamais. Elle avait l'impression d'avoir tout foutu en l'air. Et elle savait que Jack ne le lui pardonnerait jamais. Que la seule personne à qui elle se raccrochait n'en avait plus rien à faire d'elle.

Alors elle se leva, décrocha la clé USB et la fourra sans sa poche. Si, il y avait encore quelque chose qui avait de l'importance. Et ça n'avait aucun lien avec elle. Elle n'espérait plus rien pour elle-même. Mais il restait une action qu'elle devait accomplir.

Jane ne pouvait pas prendre le tunnel, sinon elle risquait de dénoncer en une pierre deux coups tous les rebelles de Mirage. Non pas qu'elle se sentait être l'une des leurs, mais elle ne pouvait pas faire une chose pareille.

Avant de partir, la jeune fille grimpa sur son lit et fourra sa main dans la doublure de son oreiller. Elle en ressortit un morceau de mousse blanc, lui même dissimulant un mouchoir contenant une micro-puce de dernière génération. Des comme elles, Jane savait qu'ils n'en existait pas ici. Son frère avait terminé ses études d'informatiques et avait conçu ce bijou, dont il lui avait donné un prototype la veille de son départ. Du jour qui avait fait basculer le monde qu'elle connaissait.

- Tiens, j'en ai fait une pour toi. J'ai la mienne. Tu ne m'oublies pas, hein, p'tite chanceuse ?

- Loïc, ils nous ont dit que tout le réseau serait hors service, après ça.

Il secoue la tête.

- Conneries, je te dis ! Tu crois qu'ils ont pas prévu une solution de repli, pour ça aussi ?

Son ton se faisait plus énergique. Il était sur le point de se relancer dans le débat : l'organisation de repli américaine, gentille ou méchante ? Il n'arrivait jamais à garder son calme très longtemps, même quand il s'agissait de rassurer sa petite sœur. Il avait été contre, au début. Il avait affirmé, le matin même, que Jane serait plus en sécurité avec sa famille. Puis il s'était rendu compte que c'était faux.

Il la fixe de ses grands yeux noirs avant de se radoucir. Ses cheveux bruns sont en désordre, mais il a pris le temps de se raser de près, ce matin. Comme ça, dit-il toujours, je te ressemble. Et c'est vrai, Jane et Loïc ont le même visage, à l'exception des taches de rousseur qui ornent celui de la sœur.

- Et puis, ajoute-t-il, t'as pas besoin du réseau téléphonique pour ça. Il te suffit d'un...

- ...Appareil électronique, oui, répond-elle en lui offrant un sourire amusé. Pour en récupérer toutes les données, même celles effacées. Dommage que le monde doive s'arrêter de tourner. T'aurais été célèbre pour ton travail.

Le visage de Loïc se ferme. Il la prend dans ses bras.

- Je ne pars que demain, tu sais ? souffle Jane, dont les larmes commencent à couler, mouillant le pull "Live as if you will die tomorrow, but learn as if you will live forever" du jeune homme.

Il la serre plus fort.

- Je sais.

22h03. À une demi-heure de l'extinction des feux, la jeune fille décida de subtiliser le maquillage de Tess - les effets personnels qu'elle avait ramenés, chacun ses priorités - et de se barbouiller le visage de tout ce qui pouvait lui donner l'air malade.

22h07. Infirmerie. Même tactique qu'Ariane, à quelques paramètres près : Jane n'avait aucune idée des horaires de l'infirmière, ne savait pas qu'elle ne campait jamais au camp 3. Finalement, ce changement de plan accéléra l'opération. Elle alla se plaindre au premier adulte qu'elle croisa : elle avait vomi trois fois, ne se sentait pas bien, son estomac lui brûlait et sa tête était en feu. De quoi effrayer l'homme qui l'escorta jusqu'au camp Destiny, en prenant soin de s'éloigner d'elle un maximum dans l'ascenseur.

22h22. Escaliers. Prière pour que son plan fonctionne - une lubie de Loïc, à la base - en fixant les quatre chiffres identiques sur sa montre.

22h24. Éviter soigneusement Thomas quand il descendit au niveau inférieur, et se rendre discrètement dans le placard-à-balais-secret, là où se trouvait la trappe d'accès au tunnel.

22h29. Prendre un balai. Non, plutôt le vieux robot ménage, là, au fond. Lui arracher l'un de ses gros bras en fer qui lui servait à soulever les obstacles à son nettoyage. Désolée, petit robot.

22h30. Les hauts-parleurs annoncèrent l'extinction des feux. Jane sortit du placard à balais et se précipita devant le bureau de M. Brown. Elle croisa les doigts pour qu'il n'ait pas imposé à sa secrétaire une journée de dix-huit heures, et frappa. Une éternelle minute plus tard, qu'elle passa à jeter des coups d'œil méfiants autour d'elle, la porte s'ouvrit. Ni une ni deux, Jane abattit le bras en métal sur le crâne du directeur, se rua dans la salle, où elle tira M. Brown avant de refermer à clés.

Ok. Deuxième partie du plan. Jane déroba le téléphone de l'homme et s'assit à l'une des nombreuses chaises postées devant les ordinateurs. Elle inséra la micro-puce dans l'appareil, et attendit quelques secondes que toutes les données se téléchargent. Quand elle retira le morceau de plastique brûlant, il ne lui restait que quelques secondes avant que les données ne s'effacent de la puce (un défaut de fabrication que Loïc avait passé trois mois à tenter de corriger, pendant les vacances d'été de l'an - 1). Elle l'enfonça donc dans l'embout de la clé USB (la solution que son frère avait trouvée) pour que toutes les données se téléchargent. Quelle idiote, encore une fois ! Elle aurait dû prendre la tablette ! Tant pis, elle déchargea les informations sur le premier ordinateur à sa portée, en prenant soin d'ouvrir une nouvelle session supprimable, qui fonctionnait comme les téléphones pré-payés. Les données se trièrent de façon parfaitement claire, séparées en deux grandes catégories : les actives et les supprimées, chacune classées par catégories puis par dates. Merci, Loïc.

Derrière elle, Brown grogna. Sans s'affoler, Jane se leva et lui assena un nouveau coup de bras-de-robot-ménage sur le front. Il s'écroula une nouvelle fois. Ouf, ça ferait une sacré bosse ! Elle se retint de rire. Quelle importance ? Avec un peu de chance, il deviendrait amnésique, et se croirait gentil.

De retour sur le poste informatique, Jane se replongea dans ses recherches. Catégories données supprimées : Brown était un homme très prudent. Mais pas assez pour avoir raison de la crackeuse professionnelle qu'elle était, entre le métier de sa mère et celui de son frère.

Dossier photos : vide.

Documents : rien.

Recherches internet : le néant, il y avait bien longtemps qu'internet avait grillé. Dix-neuf mois.

Appels téléphoniques : Un numéro inconnu, appelé il y avait un an. De toutes façons, elle ne pouvait pas remonter beaucoup plus loin, ce téléphone datait de la première apocalypse, comme tous les autres.

Messages : Un seul échange, avec... Oh, intéressant ! Ce même numéro inconnu. Jane lut, entre les lignes de codes des messages.

Ils disaient ceci :

« Moi : James. C'est Brown. J'espère que tu es vivant. J'imagine que ta profession de criminel ne t'a pas permis d'être intégré à l'élite. Je ne sais pas si les lignes téléphoniques remarchent. Donne moi de tes nouvelles. »

Wouah. Jane n'en croyait pas ses yeux. Quatre pensées étonnantes vinrent à elle.

Brown n'avait décidément pas de prénom ?

Brown avait un ami, pour qui il s'inquiétait ? Elle avait toujours pensé cela impossible.

Cet ami était un criminel ? C'était presque le moins surprenant. Chassez le naturel, il revient au galop !

Et puis la dernière : le directeur avait effacé le message... la même minute qu'il l'avait envoyé. Ça permettait encore au destinataire de le lire, mais ça ne pouvait signifier qu'une seule chose : la conversation qu'elle s'apprêtait à voir était un secret qu'il voulait cacher. Quelle excellente déduction, Jane ! Impressionnant.

« Numéro inconnu : Putain, Brown ! Mon pote ! Bien sûr que j'suis vivant ! Ne me traite pas de criminel, eh, tu sais que j'ai changé. Il est advenu quoi de notre bon vieux Mike ? »

D'accord. Donc premièrement, non, Brown n'avait pas de prénom. Deuxièmement, oui, il avait un ami. Qui lui parlait comme s'il était son ami. C'était la chose le plus bizarre qu'elle avait entendue de sa vie. Elle avait presque été moins surprise par l'annonce de l'apocalypse que par cela...

« Moi : Le professeur John fait sans surprise partie de l'élite d'Arizona.

Numéro inconnu : Ça t'offrira un moyen de le surveiller. T'avais peur qu'il craque, à l'époque.

Moi : Wilhem Steel et Eyllée Iven ont été intégrés aussi. Ainsi que le frère de la petite, tu sais, celui que t'as loupé ? »

Merde. Insinuait-il que cet homme avait tenté de tuer Jack ? Son Jack ? Elle s'en voulut de ne pas l'avoir cru.

« Numéro inconnu : Attends, t'es en train de dire que t'as les sujets sous les yeux ? Et Mike aussi ? Il va craquer, putain ! Tu le connais ! Il aime trop ce garçon, ça va remuer l'affaire là !

Numéro inconnu : Eh, mec, j'ai changé. Je veux pas que je ne sais quel flic survivant me choppe pour le meurtre des Iven. C'est du passé, et je te signale que c'est toi qui m'a foutu là-dedans !

Moi : Aucune chance. »

Et l'appel téléphonique qui datait de la minute suivant ce dernier message.

Oh. Oh. Brown avait bel et bien commandité le meurtre des parents de Jack, et de... Jack lui -même. Jane retint un cri d'horreur tandis que les mots de Thomas défilaient dans son esprit, comme un cauchemar sans fin.

La base n'est pas notre amie, elle nous ment, et ces mensonges se referment sur nous comme un piège. Et on aura beau crier à l'aide, personne ne nous entendra.

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