Chapitre 24

Tout son corps tremblait. Elle n'arrivait pas à réguler les battements de son cœur.

Il va bien, il va bien, se répétait-elle.

Anna frappa trois coups à la porte de Mike, au camp 2. Elle avait été avertie, plus tôt, par la directrice du camp, de la disparition d'Eyllée Iven et de Wilhem Steel. Et ce qui la rendait folle, c'est que personne ne semblait rien faire pour les retrouver. Parce-que, naturellement, selon eux, il n'y avait aucun moyen de sortir de la base centrale, et même du camp auquel ils étaient affectés. Mais seuls quelques membres de l'élite connaissaient l'existence des passages qui permettaient d'échapper au contrôle permanent des allées et venues. Pour en avoir parlé avec Jack, Anna savait que sa sœur utilisait les tunnels pour le voir ou lui écrire, quelques fois. Et connaissant le caractère rebelle de l'adolescent, elle se disait qu'Eyllée ne devait pas être bien différente de lui. Dire qu'ils avaient tenté de s'enfuir, Jane et lui, et qu'ils avaient failli y rester ! Anna craignait qu'Eyllée ne puisse autant être capable de ce genre de mauvaise idée. Et qu'elle ait pu y entraîner Wilhem.

Mike ouvrit la porte de sa chambre et sourit quand il vit Anna, puis, aussitôt, remarquant l'expression de son visage, la fit entrer.

Désespérée, la jeune femme lui expliqua vite ce qui l'inquiétait. Sans prendre la peine d'ajouter autre chose, Mike sortit de la chambre pour aller voir Brown. Même si leurs relations étaient tendues depuis un an, Eyllée et Wilhem étaient leur cible commune. Et ça faisait douze ans que c'était le cas.

Il serait faux de dire qu'il avait un tant soit peu des remords, mais il n'avait pas prévu que ça tournerait comme ça. Avec Anna. Disons plutôt que l'évolution de la relation qu'il avait avec Wilhem était une succession de hasards. Au départ, il devait seulement réaliser l'opération, et le suivi médical du garçon. Mais Anna s'était prise d'affection pour lui, et Mike pour elle. La jeune femme était le lien entre le professeur et l'enfant, l'imprévu qui chamboulait toutes les certitudes qu'il s'était faites et son détachement moral quant à cette histoire. Mais merde ! La petite fugue des deux sujets de l'expérience n'arrangeait rien. Ça le forçait à y repenser, à tout remettre en question.

S'il y avait une chose dont il était sûr, au moins, c'était qu'il aimait Anna. Et peut-être aussi que si elle apprenait, elle ne le lui pardonnerait pas. Elle le tuerait. Il ne pouvait pas la perdre. Non, il devait se détacher de cette affaire. Même si les paroles de Brown résonnaient toujours dans sa tête. Celles qu'il avait prononcées lors de l'accident. Cela faisait... six ans maintenant ? Peut-être sept ? Mike avait déjà eu des doutes à l'époque. La mort des parents d'Eyllée - mort dont il était, indirectement, responsable, pour ne pas l'avoir empêchée - avait tout chamboulé. Il avait été d'accord pour participer au déroulement de l'expérience révolutionnaire, mais il n'avait jamais été question de meurtres ! Quand il avait dit ça à Brown, celui-ci avait répondu, sur un ton à glacer le sang : « Souvenez-vous, Mike, si je tombe, vous tombez avec moi. »

Il n'eut pas à frapper que la porte s'ouvrît, laissant apparaître un directeur de base tout sourire. Expliquer la situation ne fut pas même nécessaire. Sans un mot, Brown s'assît à son bureau et contempla l'écran devant lui.

Quand Mike se résigna à regarder lui aussi, sa stupéfaction décrocha un horrible rire à l'homme.

- J'ai réagi exactement comme vous, John, ricana-t-il.

- Mais sortez-les d'ici ! Les pièges... (il secoua la tête, outré) Dans quelle aile sont-ils ?

M. Brown sourit à nouveau.

- Voilà justement le plus intéressant ! Je vous laisse deviner.

Ça paraissait... irréel. Eyllée et Wilhem, terrifiés, sur l'écran de contrôle qui affichait en continu les images de La jungle et les ruines. Dans l'aile gauche. À... trente minutes du déclenchement des pièges. Non, dix, en fait. Huit heures était arrivé plus vite que prévu.

Voyant le directeur qui ne réagissait pas, Mike s'énerva.

- Depuis combien de temps ? Vous avez envoyé quelqu'un ? Vous imaginez s'ils ne sortent pas avant vingt heures ?

Nouveau rire. Décidément, la situation semblait bien divertissante à ses yeux. Étonnamment, le professeur John ne voyait pas vraiment ce qui pouvait être drôle. Ils ne devaient pas avoir le même humour.

- Voyons, John, tout ceci est de votre faute ! s'esclaffa Brown.

Mike fronça les sourcils. Comment ça, de sa faute ?

- Mais oui, réfléchissez, enchaîna-t-il. Je sais que c'est beaucoup vous demander, mais réfléchissez. Si vous n'aviez pas perdu la trace d'Eyllée, si vous aviez suivi les sujets et effectué les expériences, au lieu de déserter, je ne serais pas forcé de sauter sur l'occasion qui s'offre à moi.

- Quelle occasion ? s'emporta Mike. Où voyez-vous une occasion ?

Sa voix, à la fin de sa phrase, s'était faite si forte, si virulente, qu'il eut le souffle coupé une demi seconde. M. Brown rit de nouveau. Ça devenait insupportable.

- John, John, John. Où diable est passé votre esprit scientifique ? Vous ne comprenez donc pas ? Les pièges vont se déclencher d'une minute à l'autre !

- Justement ! cria Mike, agacé plus qu'énervé.

- Non, non, non ! Les pièges sont une incroyable chance de... d'évaluer l'ampleur des conséquences de l'expérience ! Le cerveau humain réagit différemment lorsqu'il a peur. Vous le savez comme moi, n'est-ce pas, John ?

Cette fois, l'allusion à l'accident fit frissonner le médecin. Il y avait un temps où il avait voulu croire que cet acte prémédité était réellement important dans le bon déroulement de l'opération. Qu'ils n'avaient pas fait ça juste pour se protéger. Mais, s'il avait gardé la plus infime trace de cette illusion, cette accusation implicite du directeur aurait suffi à la balayer. Même si, en disant cela, M. Brown visait Mike tout au temps que lui-même. Parce qu'il était le plus impliqué d'eux deux dans ce meurtre.

Peut-être avait-il des remords, finalement ? Ou alors se fichait-il de savoir à quel point ça avait été immoral. Oui, M. Brown avait, tout bien réfléchi, sûrement eu conscience dès le début qu'en tuant le couple Iven, le seul intérêt qu'il servait était le leur, voire exclusivement le sien. Et ce qui était sûr, c'était qu'il n'avait rien abandonné. Ce qu'il s'apprêtait à laisser faire sous ses yeux le démontrait bien.

- Trente secondes, chantonna Brown.

Le cœur de Mike manqua un battement. Il se sentait impuissant. Mais que pouvait-il faire ?

- Vingt secondes...

Il allait, peut-être, assister à la mort de Wilhem. Ce qui signifiait perdre Anna à tout jamais.

- Dix secondes !

Ou à celle d'Eyllée. La fille de ceux qu'il avait laissé tuer.

- Ah ! Enfin.

Sur l'écran, il vit les deux enfants lever la tête simultanément, effrayés. Il eut le cœur serré.

Un bruit sourd sembla parcourir chaque centimètre carré du centre. Eyllée ne put réprimer un frisson de terreur. Ils se levèrent d'un bond et se dévisagèrent.

Un.

La terre se mit à trembler et Eyllée tomba à genoux. Une faille jaillit du sol et se propagea tout le long du centre, avant de se décliner en un millier de veines craquelant le sol. Effrayée, la petite fille s'accrocha à un arbre en pleurant. Pour elle, le cauchemar se répétait. Et cette fois, Jack ne serait pas là pour la sauver. Il ne savait même pas qu'elle était ici. Les flammes prirent rapidement. Même chaleur, même aspect, la seule différence était que ce feu là ne brûlait pas les arbres. Il les entourait, les enveloppait, prenait un peu partout sur leurs feuilles. Mais on voyait clairement que leur état restait le même. C'était impressionnant, et ça ne pouvait signifier que deux choses : les arbres ou bien les flammes étaient faux. Mais Eyllée était trop terrorisée pour se rassurer de cette manière. La fumée obscurcissait sa vision et très vite elle ne distingua plus l'endroit où elle se trouvait. Et Wilhem semblait avoir disparu.

- Wil ! cria-t-elle, mais la fumée qui entra dans sa bouche la fit tousser.

À quatre pattes cette fois, elle se faufila entre les arbres jusqu'à la rivière, et se laissa tomber dans l'eau pour échapper au feu. Le courant l'emporta jusqu'à la limite du centre et son dos vint brusquement heurter le mur d'illusion.

Deux.

Le démon rouge fit son entrée.

La température augmenta brutalement. Le feu cessa pour laisser place à la brume, à l'air empoisonné qui avait ravagé le monde. Eyllée battit des pieds et des mains pour sortir de la rivière et rejoindre la rive gauche, que la brume n'avait pas encore envahie. Mais, indifférente à l'eau qui lui barrait le passage, la brume poursuivit son avancée et engloutit bientôt Eyllée, qui se mit à crier, effrayée par cette chose dont on lui avait parlé avec beaucoup de crainte à la base de formation intellectuelle. On leur avait dit qu'elle provoquait des hallucinations, qu'elle extirpait la plus grande peur du cerveau de l'individu pour la matérialiser autour de lui. Mais quand elle vit, en face d'elle, dans l'appartement en flammes, sa tante soudainement écrasée par le plafond, la fillette oublia complètement cela. La scène qui se déroulait devant elle était tout à fait réelle. Elle était en train de revivre ce jour affreux. Et elle hurlait à la mort, un hurlement qui ô combien ressemblait à celui, désespéré, de son frère quand il s'était retrouvé dans une situation similaire, en pensant Jane morte.

À travers l'écran, alors que Brown exultait de voir à quel point les deux enfants étaient vifs et intelligents, Mike tremblait de tout son être. Il imaginait ce qu'il pourrait se produire s'il arrivait quoi que ce soit à Wilhem. Pourrait-il cacher sa responsabilité à Anna ? Il en doutait. Mike était un bon menteur, mais il n'avait pas le sang-froid de Brown, et la culpabilité finissait toujours par le rattraper. Et il ne voyait pas l'intérêt de s'acharner sur ces deux enfants qui avaient déjà tant perdu par sa faute.

Mike se désintéressa de l'image d'Eyllée, au sol, pour regarder ce que faisait Wilhem. Le petit garçon essayait lui aussi d'échapper à la brume, et de rejoindre son amie dont les cris lui déchiraient le cœur.

Soudain, alors que la brume s'apprêtait elle aussi à engloutir le garçon, Mike poussa un cri. Une idée horrible venait de lui traverser l'esprit.

- Mr Brown ! s'exclama-t-il. La brume, comment l'avez-vous reproduite ?

Le directeur fixa le professeur John avec amusement.

- Si ça vous intéresse à ce point, je vais vous le dire. Nous avons pu capturer un échantillon de brume à faible concentration. Ces enfants ne courent aucun risque, juste... quelques petites frayeurs.

Mike crut que son cœur allait cesser de battre. La brume était le seul élément qui n'était pas en oxygène filtré. Sa particularité faisait que les molécules d'air présentes y restaient strictement confinées, et ne polluaient pas l'air environnant, même quand elle finissait par s'estomper. Seulement elle enveloppait déjà Wilhem, et le médecin l'imagina un instant suffoquer, et mourir sous ses yeux à travers un écran.

Il bouscula le directeur en lui criant d'arrêter, d'ouvrir la trappe. Mr. Brown ne réagit qu'en zoomant sur le visage du garçon.

- Vous saviez ! hurlait Mike. Vous connaissiez sa maladie, alors pourquoi ? Il va mourir, ouvrez la trappe, bon sang !

- John, protesta calmement Brown. Mes scientifiques ont...

- Vos scientifiques ne savent rien de cet enfant ! Je l'ai soigné, depuis qu'il est né, alors vous allez me dire comment ouvrir cette trappe ! Vous n'avez aucun droit sur sa vie.

- John. Regardez. Il n'a pas l'air de suffoquer.

Mike tourna la tête vers l'écran. Wilhem, complètement entouré de brume, agitait ses bras devant lui en avançant.

Il ne toussait pas.

Ne délirait pas en apparence.

C'était comme si la brume n'avait aucun effet sur lui. Choqué, le docteur tira une chaise à lui et s'y assit.

- Comment est-ce possible ? souffla-t-il.

Le directeur esquissa un sourire malicieux.

- Comme je le disais, mes scientifiques ont décelé une particularité dans la composition moléculaire de la brume. Les éléments toxiques ont semblé avoir complètement éliminé certaines particules, j'ai donc supposé que parmi elles se trouvaient peut-être celles auxquelles Wilhem Steel était intolérant !

Malgré sa stupéfaction, Mike ne put réprimer du dégoût pour cet homme.

- Vous avez supposé ? Intolérant ? Mais vous vous entendez ?

- C'est moi qui devrais vous poser cette question. La brume à très faible concentration est devenue l'air environnant. S'il peut la supporter, cela veut dire que sa maladie n'aura plus jamais aucun impact sur lui ! Et regardez, ajouta-t-il en désignant l'écran. Ça paraît incroyable, mais on dirait bien qu'elle n'a même aucun effet sur son discernement. Si je n'avais pas peur qu'ils désapprouvent mes méthodes, je ferais part de cette découverte aux scientifiques.

Mike était effaré. douze ans de souffrance et de peur pour ce petit garçon. Douze ans qui venaient de partir en fumée pour laisser place à un rayon de lumière dans l'avenir obscur. À présent, Wilhem n'était plus simplement comme les autres, il avait un avantage sur eux. C'était encore à confirmer, mais si le garçon était réellement insensible à la brume... Quand Anna l'apprendrait. Quand il lui apprendrait... Il imaginait déjà sa réaction. Son rire. Sa reconnaissance.

- Et puis non, vous savez quoi ? renchérit Brown. Gardons-le pour nous. (Il se mit à rire) Je ne suis pas sûr que qui que ce soit apprécierait que nous ayons projeté ces enfants dans un tel danger. En attendant, profitons du spectacle, vous ne croyez pas ?

Dans le centre, la chaleur augmentait crescendo. La brume disparaissait doucement, laissant apparaître Eyllée, allongée sur le sol.

Trois.

La troisième apocalypse, n'ayant pas encore eu lieu, n'était qu'une modélisation approximative, mais restait impressionnante. Alors que la fillette se trouvait allongée à côté de la rivière, le niveau de l'eau augmenta. Doucement, elle arriva jusqu'à elle, et à son contact, Eyllée s'éveilla en sursaut.

- Wilhem ! cria-t-elle, inquiète de ce qui avait pu lui arriver. Wil, je t'en prie, réponds-moi ! Je suis désolée.

Les larmes coulaient sur ses joues. Elle s'agenouilla et prit sa tête entre ses mains, en sanglotant.

- Je suis tellement désolée, murmura-t-elle.

Elle ne pouvait qu'imaginer ce qui avait pu lui arriver. Elle avait perdu sa trace émotionnelle avec l'arrivée de la brume, sans penser une seconde que ce pouvait être à cause de ses effets hallucinogènes.

- Eyllée !

La fillette, qui ne s'était pas rendue compte qu'ainsi accroupie, l'eau lui arrivait à présent jusqu'au cou, se releva brusquement. De l'autre côté de la rivière, une forme se distinguait lentement.

- Wilhem !

La fillette courut comme elle le put dans sa direction, et tomba dans la rivière. Elle fut une nouvelle fois plaquée contre le mur et s'accrocha au bord, sur l'autre rive, pour sortir. Mais quand elle se retrouva debout, l'eau au dessus des genoux, le garçon avait disparu. Elle cria son nom, sans obtenir de réponse.

C'est alors qu'elle percuta. Le faux ciel simulait des éclairs, et quand ceux-ci semblaient arriver jusqu'au sol, une flamme apparaissait. Comme si la foudre avait bel et bien touché un arbre.

Et le feu naissait à présent à l'endroit précis où elle avait vu Wilhem.

Clignements de paupières.

Eyllée revit Jack sauter dans les flammes pour lui sauver la vie, alors qu'elle était dans l'appartement.

Puis elle distingua enfin Wilhem qui criait à l'aide.

Jack. Wilhem.

Wilhem. Jack.

La réalité et son souvenir se succédaient dans sa tête à un rythme effréné, accentuant sa panique.

Et puis elle courut dans la direction de son ami, ressentant à nouveau ses émotions : de la peur, comme elle. Oubliant son traumatisme, elle se jeta bientôt dans la chaleur du feu, l'imaginant s'éloigner d'eux, former un cercle loin de Wilhem et d'elle. Elle se força à imaginer qu'il faisait froid, et non pas une chaleur insoutenable.

Puis elle heurta Wilhem, qui l'entoura de ses bras.

Et elle ouvrit les yeux.

Il faisait froid. Et les flammes s'éloignaient lentement, en un cercle qui s'agrandissait, laissant de plus en plus d'espace déserté par les flammes.

C'était comme si elles lui avaient obéi. Ou qu'elle rêvait. Peut-être était-ce encore l'effet de la brume ?

Mais, de l'autre côté de l'écran, Mike et Brown assistaient à la même scène. Surréaliste. Surnaturelle. Incompréhensible.

- John, souffla le directeur, effaré. Je crois que ces petits sont extrêmement spéciaux.

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