Chapitre 23
Quand elle fut descendue, et qu'il se retrouvèrent face à face, agités et paniqués, toute trace de mésentente entre eux avait disparu.
- Wil, comment on va faire ? On a laissé les clés à l'extérieur, je... on... Tu savais que la trappe se refermait automatiquement ? (Elle ne lui laissa pas le temps de répondre : évidemment qu'il n'en savait rien) Ils ne penseront pas venir nous chercher ici... Comment est-ce qu'on va manger ? Le centre ne rouvre que dans des jours !
Mais le garçon avait une toute autre préoccupation en tête.
- Les arbres sont vrais. Certains doivent bien porter des fruits. Ce n'est pas ça qui m'inquiète. Ils... Ils activent des pièges la nuit. Un peu partout. Et d'après l'homme qui m'en a informé, ils ne sont pas inoffensifs. C'est pour cela qu'ils comptaient attendre qu'on soit beaucoup plus entraînés pour les activer en notre présence.
Le visage d'Eyllée blanchit soudain. Elle devint pâle et ses lèvres se mirent à trembler. Ses grands yeux verts affichaient une telle expression de terreur que Wilhem s'approcha pour la serrer dans ses bras. Il sentit alors que ses muscles s'étaient raidis, que son corps s'était figé, et, dans le silence de mort qui les entourait, on n'entendait plus que les battements de son cœur.
Piégés. Ils étaient enfermés dans une jungle truffée de danger. Prisonniers. Eyllée se revoyait entourée par les flammes, sa tante morte tuée par des décombres, pas très loin d'elle. Elle s'entendait crier le nom de son frère tandis que ses poumons la brûlaient. Chaque respiration l'avait faite souffrir un peu plus, et l'angoisse qu'elle ressentait lui donnait la même impression. Sa respiration se fit plus rapide, et elle s'adossa contre un arbre. Jack n'était pas là pour la sauver, cette fois.
Mais le contact d'une main sur son épaule lui rappela cet autre garçon qui se tenait à côté d'elle. Son ami. Elle était contente qu'il soit avec elle. Il lui apportait du réconfort.
- Viens, dit-il. On va se trouver de quoi manger. Ça nous occupera.
Ils se levèrent et s'enfoncèrent dans le côté droit de la jungle. L'environnement familier de cette partie du centre les rassura un peu. Ils connaissaient. Ils marchaient tout droit, sans trop savoir pourquoi, ne pensant pas à chercher de la nourriture. Peut-être qu'avancer sans réfléchir les aidait à oublier leur peur. Ils furent étonnés de découvrir à quel point c'était grand. Plus ils s'y enfonçaient, plus l'illusion leur paraissait réelle : ils étaient dans une jungle qui reprenait ses droits dans un lieu de désolation. Comme si rien ne s'était produit. Le monde ne risquait pas de souffrir de la disparition de l'humanité. Ce centre était là pour le souligner.
C'était comme si, au milieu des squelettes calcinés, le message était inscrit en lettres de sang et...de feu. Voilà, et qu'il oscillait sous la pression des vents. « Si vous ne la sauvez pas, personne ne le fera pour vous ». Histoire de leur rappeler un peu plus ce qui pesait sur leurs frêles épaules. Super. Ça ne risquait pas de beaucoup les aider. À croire que Mirage avait autant à cœur de leur apprendre à survivre que de leur rappeler pourquoi ils le faisaient. Wilhem pensait qu'au moins, ils savaient à quoi s'en tenir. La base n'avait pas cherché à le leur cacher, avec leur slogan phare « Vous êtes le futur ». Et, pour le garçon, le fait que Mirage place ouvertement un intérêt à l'aide qu'elle leur apportait était rassurant. Il n'y avait pas à craindre de quelconques mensonges. Mais Eyllée, de son côté, ne se satisfaisait pas de cela. Car, finalement, cet intérêt-là ne servait qu'à l'humanité, et aux enfants sauvés. L'élite n'y trouvait pas son compte, si ce n'était en bénéficiant des infrastructures des États-Unis. Mais, au fond d'elle, la fillette savait que ce n'était pas suffisant. Elle en avait de plus en plus peur, et maudissait secrètement la naïveté de Wilhem. C'était également pour cette raison qu'elle s'était rapidement fâchée avec son meilleur ami quand elle lui avait fait part de ses doutes.
Elle avait besoin de quelqu'un à qui se confier. Elle déposerait une lettre à Jack, dans la cachette du tunnel qu'ils avaient trouvé pour communiquer, quand elle le pourrait. Mais pour l'instant, ils devaient sortir de cette prison.
Ils arrivaient aux bords du centre. C'était plutôt bien camouflé, mais ils purent le distinguer. Devant eux, une vallée en contre-bas semblait s'étendre à perte de vue, avec, au loin, un reste de ville qui surgissait parmi les arbres, comme en tentant désespérément de ne pas s'écrouler. Mais il y avait quelque chose, dans cette vision... d'irréel. De mensonger. Quand ils s'approchèrent plus près, ils le virent distinctement. La projection était bien faite, une incroyable illusion, mais elle manquait d'un certain relief, si on regardait attentivement. Eyllée approcha sa main et la posa sur la pierre froide qui servait d'écran à l'hologramme. Elle en resta quelque peu ébahie. Puis elle finit par se laisser glisser au sol contre un arbre, après avoir tâté ce sur quoi elle s'asseyait.
- Je n'ai plus si faim que ça, soupira-t-elle.
Wilhem s'étala à côté d'un buisson voisin.
- On a qu'à se reposer un peu. Il doit être vers midi, j'imagine. On mangera plus tard.
La petite fille ne répondit pas. Elle lui en voulait encore un peu. Mais il lui avait dit ce qu'il avait sur le cœur à propos de Mike et de son rêve. À elle de se lancer, à présent.
- Wil... commença-t-elle, incertaine.
Elle ne savait pas comment aborder le sujet, lui dire qu'elle ne changerait pas d'avis sur le professeur John, qu'il était trop naïf et docile, mais que ce n'était pas une raison pour qu'ils se brouillent. Alors elle décida de mentir. Elle en avait l'habitude. Mais avec lui, c'était plus compliqué. Elle se sentait mal à chaque fois. Et il le sentirait, elle en était certaine. À cause de leur sorte de lien mental. Elle devait tout de même essayer. Lui dire qu'elle était désolée, qu'il avait raison. Le contraire n'avancerait rien. Et, s'il lui faisait à nouveau confiance, ce serait plus facile pour elle d'enquêter sur Mike, comme il le connaissait bien. Sauf qu'il ne lui en laissa pas l'occasion, et, avant qu'elle ne put finir son raisonnement silencieux, il prit la parole à son tour.
- J'ai quelque chose à te dire.
Voilà qui piqua sa curiosité. Elle pointa son regard vers lui, attendant la suite. Mais il attendait d'elle un encouragement à poursuivre, ce qu'elle ne fit pas. Alors il continua.
- Ça a commencé il y a quatre mois. Le jour de la deuxième apocalypse. J'ai... C'est compliqué... Je n'attends pas que tu me crois, mais ne me prends pas pour un fou, s'il te plaît. Tu es la seule à qui je puisse me confier là-dessus.
Même sans savoir de quoi il s'agissait, Eyllée sût qu'il avait raison sur ce point. Si c'était important, il ne pouvait faire confiance qu'à elle. Anna faisait partie de l'élite, et les jumeaux risquaient de ne pas tenir leur langue. Thys le répèterait à Ariane, Ariane à Orion, ou le laisserait échapper sans le vouloir. Même si elle gardait le secret, elle était sans doute trop émotive et se sentirait le besoin d'agir. Alors qu'Eyllée réfléchirait avant de faire quoi que ce fût.
Néanmoins, elle sentit son cœur battre plus vite. C'était très important. Elle sentait la peur qu'il ressentait, l'agitation. Et elle s'en voulût soudain, d'avoir un frère, à qui elle pouvait tout dire sans risquer aucun jugement, rien que du soutien. Alors elle se promit de l'aider, quel que soit ce qu'il voudrait lui confier.
Elle prit une voix compatissante pour lui répondre.
- Tu peux compter sur moi.
Il sourit. Et se lança.
- Ça peux paraître fou, mais je lis dans les pensées des gens. Je sais quand ils mentent, quand ils ont peur, quand ils cachent un secret, mais seulement quand ils y pensent.
Devant ses grands yeux écarquillés, il ajouta :
- Ça marche avec tout le monde, sauf avec toi. Avec toi, c'est différent, je ressens ce que tu ressens, mais je ne sais pas ce que tu penses.
Un rire maussade lui échappa.
- Il faut croire que je n'étais pas assez différent comme ça.
Eyllée le dévisagea. Il lui rendit son regard.
- Tu me crois ?
- Oui. Parce que moi aussi je sais ce que tu ressens, et c'est plutôt... étrange. Alors je ne vois pas pourquoi ça s'arrêterait là.
Wilhem ne comprit pas ce qu'elle avait voulu désigné par « ça ». Mais elle était sincère, et il lui en fut reconnaissant.
Eyllée commençait à penser que l'élite était derrière tout ça. Elle se souvint vaguement qu'ils les aient enfermés dans une pièce vide tous les deux, pendant plusieurs minutes, sans explication, au tout début. Peut-être le temps de bombarder leur cerveau de rayons lasers, pour tester sur eux un nouveau prototype de centre d'entraînement ou une autre barbarie de ce genre... Leurs facultés n'en seraient donc que des effets secondaires.
Au bout d'un certain temps, où ils n'échangèrent pas un mot de plus, Eyllée se leva et s'enfonça dans la jungle, à la recherche de nourriture. Elle revint une bonne vingtaine de minutes plus tard, bredouille.
- Wil, tu es sûr d'avoir visé juste ? Il n'y a rien à manger, ici. Et mon estomac commence à se faire entendre...
Le garçon afficha une mine contrariée. C'était peu exprimer ce qu'il ressentait, car en réalité l'espoir qu'ils pourraient se nourrir même enfermés ici avait constitué leur seule sécurité. Et voilà qu'ils n'avaient même plus cette certitude.
Il restait à ce stade deux possibilités : l'une, le centre ne contenait aucune nourriture, et ils étaient condamnés à mourir de faim jusqu'à ce qu'on les retrouve. Et la deuxième... ils trouveraient à manger dans l'aile gauche, là où les pièges s'activaient la nuit. Pourquoi ne pas tenter tant qu'ils ne risquaient rien ? Peut-être qu'il s'agissait d'une manœuvre de l'élite pour les pousser, le jour du test final, à se rendre dans la partie la plus dangereuse. C'était sûrement leur seule chance.
Ils mirent un certain temps à rejoindre l'échelle, et ne purent s'empêcher de lever la tête en passant dessous, pour vérifier que la trappe ne s'était pas ouverte miraculeusement. Ce n'était pas le cas, et un frisson de peur les parcourut simultanément.
Ils ne comprirent pas tout de suite ce qui provoquait ce bruit légèrement irrégulier, et essayèrent de rejoindre sa source. Ils marchèrent quelques minutes, toujours plus impressionnés de minute par l'immensité et le réalisme du centre. Cette aile-ci était au moins trois fois plus grande que l'autre. Eyllée lâcha une exclamation émerveillée quand ils découvrirent, se faufilant entre des rochers imparfaits et une végétation incertaine qui semblait tenter de la rejoindre, l'eau de la rivière. L'eau de la rivière. Comment avaient-ils fait ? Wilhem se précipita à genoux près de la source et porta à ses lèvres le liquide tiède. Elle avait l'air potable, bien qu'étrangement chaude. Pas si étrangement que cela, peut-être : la deuxième apocalypse avait été le "Démon rouge", après tout, mêlant le poids de la chaleur au danger de la brume empoisonné. Donc, l'eau est chaude, maintenant, pensa-t-il. Et il sentit en cet instant une bouffée de reconnaissante envers l'élite, qui les avait tous sauvés, et sa chère Anna. Cela lui fit repenser à la méfiance d'Eyllée envers Mike, et sa colère - surtout sa déception, en fait - remontèrent à la surface. Mike, en qui Anna avait placé toute sa confiance, Mike qu'elle aimait, il en était certain. Mike qui lui avait sauvé la vie, alors qu'il était destiné à mourir nouveau-né, avant d'atteindre sa première semaine. Comment pouvait-elle douter de lui ?
La fillette le rejoignit et s'accroupit à ses côtés, elle l'observa tristement, comme ayant deviné ses pensées, alors qu'elle avait, en réalité, seulement capté ses émotions. C'était tout comme. Pourtant, elle ne fit aucun commentaire et se mit à boire tout ce qu'elle put. Puis elle se leva, sonda la profondeur de la rivière, et se mit en quête de la traverser. L'eau lui arrivait jusqu'aux genoux, mais le courant était fort, et elle ne s'en aperçut pas tout de suite, trop obnubilée par les fruits qu'elle avait vus de l'autre côté, sur des arbres. Quand elle eut plongé ses deux jambes dans l'eau, et qu'elle essaya de faire un premier pas, elle fut emportée par la rivière et fut engloutie par l'eau. Elle résista, essaya de maintenir sa tête à la surface, mais elle était déjà loin de Wilhem, et son corps heurtait le fond. Elle s'égratigna les jambes et les bras en tentant de se retenir à quelque chose. Le garçon, qui ne savait pas nager, se mit à courir le long de la berge pour la rattraper.
Voyant que le courant était plus rapide que lui, Wilhem s'arrêta et se résigna à plonger. Il eut le temps d'entendre Eyllée crier de ne pas faire ça avant que la rivière ne l'emporte lui aussi. Il fit des mouvements de bras, s'agita pour tenter de prendre le dessus, mais c'était la première fois qu'il se retrouvait sous l'eau ailleurs que dans sa baignoire. Ils luttèrent tous deux quelques minutes, jusqu'à ce qu'ils heurtent brusquement un mur. La rivière finissait là, au fond du centre. L'eau semblait le traverser, en tous cas elle ne s'y accumulait pas. Plaqués par la force de courant contre le mur, ils mirent un peu de temps avant de réussir à en sortir. Quand ils s'assirent sur la berge, trempés, ils ne réalisèrent pas tout de suite.
Ce fut Eyllée qui comprit la première dans quel pétrin elle les avait fourrés.
Ils étaient perdus. Au fin fond de l'aile gauche, celle où les pièges s'activaient la nuit. Même s'ils suivaient la rivière, ils ne réussiraient pas à retrouver le chemin par lequel ils étaient arrivés.
Ils étaient coincés là, avec, certes, de la nourriture, mais aussi face à l'épreuve qui s'annonçait la plus dure de toute leur formation à Mirage.
Car, cette fois, l'élite ne serait pas là pour les en sortir s'ils échouaient.
Non, s'ils échouaient, ils étaient morts.
Eyllée s'effondra en sanglots.
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