Chapitre 21

Des reflets bleutés apparaissaient ici et là au fur et à mesure qu'ils marchaient, donnant au couloir un aspect irréel. On aurait dit un tunnel de téléportation, comme ce prototype que les États-Unis avaient mis au point avant l'apocalypse et qui n'avait jamais fonctionné.
Celui-ci contournait les centres de tir et de force de la P.T.B.

On avait emmené les enfants par vague de cinquante dans chacun des centres de la base, afin de leur montrer leur fonctionnement et de leur expliquer le but de toutes ces installations. Une millième fois, ils leur avaient répété que tout cela était conçu pour eux, pour qu'un jour, ils puissent vivre sereinement sur cette planète, à nouveau, comme avant. Et, une millième fois, ils avaient ajouté « Vous êtes le futur ».

Ariane trouvait que cette phrase faisait froid dans le dos. Elle ne savait pas pourquoi, mais cela ne lui invoquait rien de bon. Tout ce qu'elle voulait, elle, c'était avoir un futur, et à chaque nouvelle fois qu'elle entendait cette rengaine, elle n'y lisait pas l'espoir doux et naïf qu'on essayait de lui faire avaler, mais l'ambition malsaine de se servir des enfants de la base comme un pilier à la construction du futur de chacun des adultes qui supervisait Mirage et les autres bases.

Pourtant, régulièrement, elle faisait un effort sur-humain sur elle-même pour oublier cette crainte, et se raccrocher à l'ultime espoir : vivre. Et elle savait pertinemment que quelle que fût la véritable ambition de l'élite, l'énergie qu'ils déployaient pour leur apprendre à survivre ne serait pas inutile. Bien au contraire : à la moindre menace qui pèserait sur les enfants de Mirage, ils seraient prêts à la contrer, même si elle devait venir de l'élite ou de la base eux-mêmes. L'élève risquait très vite de dépasser le maître...

Mais Ariane et les autres avaient encore beaucoup à apprendre, et la petite fille sentait que la P.T.B, la base de formation physique dont ils arpentaient les couloirs, leur apporterait toutes les facultés dont ils auraient besoin. Elle ressentait au fond d'elle-même une vive excitation à l'idée de commencer, qui chassait tout son scepticisme.

L'homme qui leur faisait faire le tour de la P.T.B poussa soudain une grande porte à battants qui se confondait avec le mur, et était traversée de rangées de néons bleus qui arpentaient tout le couloir en zigzaguant de façon symétrique et ordonnée. Il fit entrer le petit groupe dans une salle assez étroite mais très longue, où étaient alignés des tas d'armes, bien rangées par type et par taille. Ariane ressentit malgré elle un frisson d'excitation en pensant que bientôt, elle saurait toutes les manier avec habilité, et se promit que dans quelques mois, quelques années peut-être, personne ne pourrait plus rien contre elle, qu'elle s'enfuirait avec son frère et ses amis loin de cette étrange prison qui ressemblait à un centre militaire.

Sans faire aucune remarque, l'homme traversa la salle dans sa largeur et ils débouchèrent bientôt sur une autre quasiment vide, faite dans les mêmes proportions. Contre le mur du fond, plusieurs cibles faisaient face aux enfants. Ariane se retourna et vit qu'une femme se tenait debout de l'autre côté, et les contemplait sans esquisser aucun geste. Quand elle croisa le regard de la petite fille, elle lui adressa un sourire.

- Un peu d'attention, je vous prie ! lança tout à coup leur guide, tentant de stopper les discussions. Merci. La visite se termine ici pour aujourd'hui. La semaine prochaine, je vous emmènerai à « la jungle et les ruines », vous savez, ce camp où sont reproduits en taille réelle quelques villes du monde... Mais nous aurons le temps d'en reparler plus tard. En attendant, je vous laisse avec votre professeure de tir, juste derrière vous. Bonne journée !

Le groupe lui répondit chaleureusement, et les discussions reprirent plus nombreuses. Ariane, qui ne connaissait personne, s'éclipsa pour rejoindre la professeure, qui étalait sur le sol différentes armes. La petite fille les observa chacune avec curiosité. Il y avait trois arcs, et une petite vingtaine de couteaux, dans leurs pochoirs, ainsi qu'un bon paquet de fléchettes. Quand la femme eut fini de les disposer au sol, elle se leva et demanda le calme. Elle se présenta en quelques mots et introduisit l'activité du jour : apprendre à manier un arc.

- Nous ne ferons pas de tir aujourd'hui, je suis désolée. Il faut d'abord connaître les bases, expliqua-t-elle. Cela ne dépend que de vous : plus vite vous comprendrez, plus vite nous pourrons commencer la pratique, et donc plus vite vous serez prêts pour... votre nouvelle vie.

Cette phrase, Ariane se la répéta le soir venu dans son lit. Elle sonnait comme une lueur d'espoir au bout d'un tunnel lugubre. La nuit, elle rêva de ses parents. Les vieux souvenirs remontaient à la surface, et quand elle se réveilla, elle en garda un goût médiocre, puis chassa la nostalgie qui se matérialisait en larmes au creux de ses yeux. Ce passé ne lui appartenait plus, c'était ce qu'elle ressentait au fond d'elle et qui la dévorait de l'intérieur. Elle voulait d'une nouvelle vie, oui, une vie loin des barreaux de cette prison manipulatrice, mais pas celle qu'elle avait connue. Une vie qu'elle construirait d'elle-même, sans mensonges et sans doutes, loin de ceux qu'elle avait rencontrés petite, à cause de ses parents.

Quand elle y repensait, la raison de leur voyage en France n'était pas la seule chose qu'ils leur avait cachée. Son enfance était construite de doutes, de... flou. Le flou, n'était-ce pas ce que représentait la mer, l'océan ? Celui dans lequel elle se noyait parfois dans ses rêves... C'était une chose vraie, on ne voyait jamais le fond d'un océan. L'obscurité s'imposait comme une barrière à la réalité, qui dissuadait de s'en approcher. Une allégorie parfaite de son sentiment vis-à-vis de ses parents. Le brouillard : voilà ce qui l'avait poussée à se créer un tempérament de feu, que son regard exhibait à quiconque menaçait de lui nuire. Voilà aussi ce qui justifiait que Thys se soit réfugié dans sa tête pour chercher du réconfort, et des vérités quel qu'elles soient.
Deux réactions différentes à une même souffrance.

C'était pour cela qu'Ariane ne voulait plus de cette vie, et ne supportait pas les secrets de la base. La vérité : c'était tout ce qui comptait pour elle. Elle se construirait un avenir basé sur la confiance avec les personnes qui comptaient pour elle. C'était tout ce dont elle rêvait. Un avenir avec son frère...

Alors cette phrase-là, que cette femme-ci avait prononcée, elle s'en fit une berceuse qui conduirait ses pas. Les jours passèrent ainsi sans que cette idée ne sorte de sa tête. Elle progressait très vite en tir : elle s'imposa rapidement comme la meilleure de son groupe, et la professeure heurta la nécessité d'en créer de nouveaux en fonction du niveau de ses élèves. Ce fut ainsi qu'un mois plus tard, elle se retrouva avec Eyllée dans un des groupes qui venaient d'être constitués. Ariane fut doublement ravie de savoir qu'en plus d'être avec son amie, elle allait abandonner le tir de fléchettes pour commencer l'utilisation de l'arc.

On leur distribua ensuite un nouvel emploi du temps, adapté à leur niveau. L'entraînement intellectuel prenait une douzaine d'heures par semaines, alors que l'entraînement physique parvenait jusqu'à trente heures hebdomadaires. On leur avait octroyé deux demi-journées de repos, le mercredi après-midi et le dimanche matin. Tout était extrême organisé et cadencé : en quelques mois, les habitudes à la base avaient radicalement changé, et cela ne déplaisait pas à Ariane, qui ne trouvait plus la place à l'ennui.

On leur avait présenté les différents centres de la P.T.B ainsi : les centres de force et de vitesse étaient purement des camps de pratique, sans aucune application concrète pour l'instant. La jungle et les ruines, la partie la plus intéressante, était une construction monumentale sur un étage entier dans laquelle on accédait par une petite échelle partant du plafond. Ariane avait adoré la visiter, bien qu'ils ne lui avaient laissé y aller que seule pour le moment. À terme, les professeurs les feraient s'entraîner par case, le but étant de renforcer le lien d'entraide et d'amitié entre les colocataires. La petite fille narguait Wilhem dès qu'elle en avait l'occasion, car il était le seul du petit groupe qui n'y avait encore jamais mis les pieds.

Ce jour-là, quelques jours avant Noël - et donc l'anniversaire du garçon - il eut le plaisir d'apprendre que son tour était arrivé. La raison de ce décalage ? Anna avait tenu à le dispenser de cette épreuve pour le protéger, mais voyant qu'il n'était plus l'enfant dont elle s'était occupée toutes ces années, et sous la pression des deux filles du groupe en particulier, elle avait fini par se résigner à lui faire confiance.

Et il arpentait les couloirs du deuxième sous-sol comme l'avait fait Ariane quelques mois plus tôt. Le professeur qui l'escortait avait été missionné par Anna qui n'avait pas manqué de le briefer une bonne heure afin de s'assurer qu'il surveillerait bien son protégé par le biais des caméras installées. Mis à part eux deux, personne ne traînait dans les parages ce jour-là. Il fallait dire que cinq jours avant Noël, on leur avait octroyé des vacances bien méritées. Le silence qui régnait avait des airs sacrés, et l'espace d'une seconde Wilhem sentit le stress remplacer son impatience et son excitation. Pour se rassurer, il questionna l'homme qu'il suivait.

- Excusez-moi, je... je me demandais... Je ne risque pas de me perdre ? S'il m'arrive quelque chose, vous m'aiderez ?

Le professeur lui répondît d'une façon réellement sympathique et honnête, ce que Wilhem ne manqua pas de vérifier dans ses pensées, qui étaient en accord avec ce qu'il disait.

- Ne te fais pas de soucis, tout se passera bien, et je suis là pour m'en assurer. Si tu as le moindre problème, je le verrai et nous arrêterons l'épreuve. De toutes façons, nous n'y avons pas jeté des loups, ou pas encore, ajouta-t-il avec un sourire.

Le garçon acquiesça, mais se rendit compte qu'il n'était guère rassuré. Il se força à penser à autre chose. Il aurait douze ans dans cinq jours, voilà : comme Orion. Cela ne lui fit pas pour autant oublier la jungle et les ruines, et il angoissa de plus belle.

Ils arrivèrent quelques secondes plus tard à l'entrée du centre. C'était un demi-cube d'un mètre carré posé sur le sol et qui faisait office de trappe. L'homme la souleva et Wilhem ne put s'empêcher de se précipiter au-dessus pour tenter de voir quelque chose. Son excitation était revenue, et il était déjà impatient de rentrer à la case pour tout raconter à ses amis, même si eux étaient déjà passés par là depuis des semaines ou même des mois.

Le professeur, sans ajouter un mot, lui désigna l'échelle qui descendait jusqu'au sol de l'étage inférieur, qui semblait faire une centaine de mètres de hauteur. Impressionné, Wilhem se cramponna aux barreaux de fer et descendit prudemment, en évitant de regarder en bas.

- Bonne chance ! lui souffla l'homme avec un clin d'œil.

Puis il referma la trappe.

Wilhem n'avait pas le vertige, mais il crut que la descente ne finirait jamais. Quand son pied toucha le sol plutôt qu'une énième barre, il laissa enfin ses poumons se gonfler d'air en un soupir de soulagement. Alors ses yeux se détachèrent de l'échelle pour observer ce qui l'entourait.

C'était vert.

Et désolé.

C'était une jungle, qui entourait des ruines.

Évidemment.

Le garçon fut parcouru d'un frisson. Était-ce ce à quoi ressemblait leur monde ? Une végétation aride et abondante enveloppait des restes d'habitations. Toutes les constructions étaient en morceaux, et elles paraissaient figées dans le temps et dans l'espace pour toujours, reposant en paix et caressées par le silence le plus profond.

Wilhem resta figé. Il avait l'impression qu'au moindre bruit qu'il émettrait, tout cet ensemble immobile risquait de s'animer, et de cracher la rage et le traumatisme qu'il avait amoncelés. Il prit conscience d'un seul coup de toute la souffrance que les hommes avaient imposée à leur monde, et qui leur était retombée sur les épaules avec l'apocalypse. Une pluie déchaînée qui contenait tout ce que l'humanité dans son entièreté et sa longévité avec fait subir au reste des trois règnes, en l'espace de cinq-mille ans d'Histoire. Une pluie qui s'abattait sur lui. Parce que la malchance était tout ce qu'il avait pu côtoyer en douze ans d'existence.

- Ça ressemble à ça, dehors ? demanda-t-il soudain tout haut.

Et ses paroles résonnèrent dans un écho sans fin.

Il attendit quelques secondes.

La voix de son professeur lui parut, étouffée, à l'autre bout d'un haut-parleur que le garçon chercha des yeux, en vain. En quelques mots distraits, il lui expliqua que ceci était l'état auquel les scientifiques s'attendaient, après la troisième apocalypse. L'homme ignorait apparemment que Wilhem et les autres enfants ignoraient encore la probabilité d'un troisième cataclysme, et il coupa le contact aussi vite qu'il l'avait créé.

Le petit Wil ferma les yeux, prit une grande inspiration, et commença à s'avancer dans ce labyrinthe de ruines. Le sol imitait à la perfection la terre, et il se demanda si elle n'était pas réelle, avant de se baisser pour la prendre dans les mains et de se rendre compte que c'en était bel et bien. Une bouffée de joie l'envahit. La base avait réussi à créer un échantillon vivant du monde. Le ciel, lui, masquait le plafond en une illusion parfaite de lumière et d'ombres qui le subjugua. Plus il marchait, plus il percevait les légers mouvements de la végétation, qui s'ondulait lentement et commençait à renaître.

Quelques pas plus loin, il se retrouva à Berlin. Un panneau en bois indiquait "Berlin : porte de Brandebourg".

Wilhem n'avait jamais entendu parlé de cette ville ni de cette porte, mais il connaissait le principe du centre : montrer l'état des principales villes du monde grâce à leurs monuments. Le garçon trouvait étrange une porte comme principal monument.

Il continua néanmoins son chemin. Quand la tête d'un cheval de pierre apparut derrière un lierre, il fit un bond en arrière et termina par terre. Il y avait donc eu un cheval, sur cette porte. Wilhem avança à quatre pattes pour sortir rapidement de cette ville qui l'effrayait, et il croisa au passage un drôle d'oiseau statue, et un petit tas de piliers.

Moscou, Russie. Beaucoup plus grand, plus impressionnant. Les ruines elles-mêmes étaient faites de mille couleurs. Ce pays-là, il en avait déjà ouï l'existence. Il y neigeait souvent, avant l'apocalypse. Mais tel qu'il le voyait là, c'était un désert parcouru de sable et de destruction en-deça desquels quelques plantes tentaient de se faire passage, irriguées sûrement par des pluies que le garçon imagina en un nouveau frisson comme l'une des variantes de la troisième apocalypse. Il repensa à ses parents. Les larmes se bousculèrent dans ses yeux et il se laissa tomber sur le sable brûlant. On n'entendait plus que ses sanglots qui défiaient toutes les autres forces de la nature présentes.

Rien n'est plus puissant que des larmes.

- On va s'arrêter là pour aujourd'hui, Wilhem, retentit soudain la voix du professeur, venant briser l'atmosphère lugubre qui s'était installée. Tu pourras revenir demain pour recommencer ton exploration si tu le souhaites. Je crois que c'est assez pour une première fois.

Wilhem acquiesça, se releva et traversa dans l'autre sens la jungle et les ruines jusqu'à la sortie, sans plus détourner une seule fois son regard de la pointe de ses chaussures.

Il avait peur. Horriblement peur.

D'autant plus peur qu'il ne pouvait pas lire dans les pensées des éléments imprévisibles qui se déchaînaient sur leur monde comme il le faisait avec celle des humains.

Mais qu'avait-il donc bien pu faire à la Terre pour en arriver là, entre sa maladie et à présent ces cataclysmes ? Il se demandait parfois si c'était au sort qu'il devait en vouloir, ou si rien n'était réellement que le fruit du hasard. Peut-être les humains avait-ils vraiment le pouvoir sans faille qu'ils se conféraient, celui d'agir sur n'importe quelle vie comme ils le souhaitaient. Et cela, Wilhem le comprendrait bien assez tôt...

*** Note d'auteur ***

Je publierai très bientôt le chapitre 22, qui marque le retour du mystère sur le lien entre Eyllée et Wilhem, l'accident des parents Iven ainsi que la possible implication dans tout ça du merveilleux couple Mike - Brown qui nous surprendra toujours 😒 Bref, ça promet, surtout quand le cerveau d'Eyllée se met à sonner l'alarme d'un potentiel danger.

Et avant de clore ce chapitre, dédicace spéciale à Plume_de_Louve qui a hier fêté son anniversaire 🥳

Bonnes vacances à tous, mais je ne m'avance pas à vous souhaiter un joyeux Noël, car je reviens très bientôt avant le réveillon pour... le test de personnalité sur les personnages de Mirage ! Merci encore à vous de suivre Mirage, c'est pour moi un grand honneur de vous avoir comme lecteurs À très vite et même à très très vite 😉

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