Chapitre 20
Journal de Wilhem Steel
27 août, an 1 après la première apocalypse.
Je n'avais pas rouvert ce vieux carnet poussiéreux depuis Noël. J'avais l'impression que je n'en aurai plus jamais besoin. Mais la deuxième apocalypse me l'a renvoyé dans les mains. Toute la soirée qui a suivi l'alerte, je l'ai passée dans la salle d'eau, adossé contre le mur à côté du robinet, avec la faible lumière qui éclairait. Les autres dormaient, mais je n'y parvenais pas. J'ai repris le petit livret bleu, que j'ai depuis petit, et je l'ai relu. Depuis le début. Tant de souvenirs qui s'accumulent dedans... J'ai dû pleurer une centaine de fois au moins, même que j'étais étonné à la fin d'avoir autant de larmes. Avec ma maladie, c'était la seule chose qui me faisait tenir excepté les jumeaux. C'est un ami à qui parler, et surtout, qui me permet de ne pas oublier. Mais les souvenirs font mal, des fois. Trop mal. Mes parents me manquent. La vie me manque. Le monde me manque. Même ma petite maison. Toutes ces années qui défilent devant mes yeux au rythme de ma lecture me semblent appartenir à une autre vie. Je n'aime pas cette idée. De renier qui j'étais dans le passé, parce que ça me paraît normal, de me dire que j'ai changé, je trouve ça affreux. De me dire que je ne suis pas la même personne qu'avant. Sauf que dans le futur, je ferai pareil avec mon moi de maintenant. Je me déteste rien qu'en y pensant. Mais c'est à quoi ce carnet sert : à défaut d'accepter mon passé, je ne l'oublie pas, au moins.
Avant-hier, donc, quand l'alarme a sonné...
J'aimerais raconter en détail ce qui s'est passé, mais ma main tremble. J'ai besoin de l'écrire. Sans passer par le récit avant, par les détails, rien. J'ai besoin de l'écrire. De me soulager d'un poids, de me libérer de ce secret.
Je lis dans les pensées des autres.
J'ai du mal à l'accepter. Parce que l'avouer ici, c'est me l'avouer à moi. Mais c'est vrai. Je lis dans les pensées. J'ai même pas pu en parler à Eyllée. C'est arrivé avec Mike la première fois, et après, ça l'a fait avec tout le monde. Je sais plein de trucs.
Hier, Anna était stressée. Elle m'a menti. Elle m'a dit que c'était rien. Mais elle a pensé "Wil, j'aimerais te dire ce qu'il se passe, mais si tu savais ce qui est arrivé à Jack, tu le dirais à Eyllée. Et elle ne doit rien savoir pour l'instant. Personne ne peut".
Je lui ai demandé de répéter. Elle m'a dit "Quoi ?" et je me suis ravisé. J'ai essayé de savoir ce qui était arrivé à Jack, mais elle ne pensait plus. Je crois que je peux lire quand les gens se parlent à eux dans leur tête, mais pas ce qu'ils savent ni leur mémoire.
Après, j'ai vu Eyllée et Orion. Orion il a souri à Eyllée et j'ai cru comprendre qu'il était amoureux d'elle. Ça m'a rendu triste. Je sais pas pourquoi.
Ariane fait des rêves bizarres, elle n'en parle qu'à Orion, à personne d'autre. C'est avec la mer, et elle se noie dedans. J'aimerais la rassurer. Mais elle sait pas que je sais.
Et puis, ça ne marche pas avec Eyllée. J'ai beau essayer, je ne peux pas savoir ce qu'elle pense. C'est encore plus bizarre. Je crois que je suis fou. J'ai peur. Mince, l'encre a coulé à cause de mes larmes.
Je ne raconterai pas la nuit de la seconde apocalypse tout de suite. C'est l'heure de manger.
Peut-être la nourriture chassera-t-elle de ma tête l'idée que je me suis faite : celle que je maîtrise la pensée. Et pourtant, je ne parviens pas à maîtriser celle-ci...
*
M. Brown balayait la salle du regard avec l'air supérieur de celui qui avait entre les mains la sécurité de plus de quatre-mille personnes. Il y avait, dans l'immense amphithéâtre, un tiers des membres de l'élite, les plus importants. Il avait été décidé d'informer le personnel au moyen de trois réunions successives.
On pouvait sentir la pression et la peur dans leurs yeux. L'heure était grave : il s'agissait de faire un point sur la situation apocalyptique qui avait forcé l'élaboration de cette base, et d'énoncer les nouvelles stratégies. Le seul qui était serein ici, c'était le directeur. Son calme n'avait pas chassé de son visage son expression dédaigneuse. L'épisode de l'avant-veille passé, il avait retrouvé son caractère détestable. Plus aucune trace de l'homme qu'Anna avait vu empli d'empathie.
La médecin se trouvait d'ailleurs à ce moment dans la salle, tout au fond. Quand il commença à parler, elle retint son souffle. Malgré ce qu'elle avait déjà appris sur la deuxième apocalypse, elle brûlait d'excitation à l'idée de connaître les plans que la base avait prévus.
Elle avait entendu parler d'une base de formation physique, et se trouvait comme une enfant en imaginant des parcours spectaculaires, des centres inédits, des activités sportives, et une ribambelle de choses qui n'auraient rien eu de si amusant en temps normal. Mais en pleine apocalypse, c'était une source de divertissement inespérée. Évidemment, ce n'était pas pour elle qu'elle se réjouissait, mais pour Wilhem. Il lui tardait de le lui annoncer. Mais l'heure était à la prise d'informations. C'était peut-être moins drôle que ce qu'elle imaginait.
- Mes chers, chers membres de l'élite, débuta M. Brown. Je suis à la fois ravi et honoré d'être ici pour vous communiquer la stratégie future qui continuera à faire vivre l'objectif dessiné par cette base. Ils sont le futur, gardez-le tous en tête. Notre humble sacrifice ne sera, soyez-en certains, pas inutile. Vous avez tous choisi de mettre votre vie au service de l'humanité, et le monde entier vous est reconnaissant. Et moi aussi. Alors, avant de débuter cette réunion, je voudrais moi-même vous remercier et vous féliciter.
Un brouhaha d'applaudissements accueillit ses propos. Tout le monde s'était levé, par fierté, émotion ou conformisme. Toujours était-il que, dans cette salle, si les avis divergeaient, personne n'en laissait rien paraître.
M. Brown demanda le calme. Le personnel se rassit. Il reprit sur un ton plus confiant.
- La haute direction du programme anti-apocalyptique national m'a confié, il y a maintenant quatorze mois, la responsabilité de la base Arizonienne, que quelques collègues et moi-même avons nommée Mirage, dans l'élan d'espoir qui la fait vivre. L'objectif, vous le connaissez, est de permettre un jour à nos trois mille enfants placés ici, de vivre à nouveau sans crainte dans notre monde. Souvenez-vous de votre enfance : et dites-vous que sans faire d'énormes concessions pour eux, ils n'auront jamais la même. Rêvez à leur place, pensez comme eux : ils n'aspirent qu'à vivre, à être heureux, et à retrouver leur famille. Est-ce ce dont un enfant doit se soucier ? Non. Aviez-vous de telles préoccupations à leur âge ? Non. Alors, pour que l'esprit de nos petits protégés baigne encore d'insouciance, nous ne devons pas relâcher nos efforts.
D'autres applaudissements se firent entendre. Anna tendit l'oreille. La partie intéressante arrivait.
- Il y a quatorze mois, donc, la première apocalypse a ravagé une première fois notre chère planète. Nous en sommes tous conscients : nous y sommes pour quelque chose. L'humanité y est pour quelque chose. La surpopulation, la sur-pollution, la sur-industrialisation, depuis des siècles nous savons ce qui nous attend. Et nous n'agissons pas. C'est à cause de cette inaction que nous en sommes là. À cause des générations passées qui n'ont pas vu plus loin que le bout de leur nez, se disant que la catastrophe n'arriverait pas de leur vivant. À cause de nous, aussi, qui avons fait comme eux. Et nous sommes tous là pour rattraper nos erreurs. Car oui, l'humanité a décimé les humains, s'écroulant en même temps qu'eux. Mais nous, humains, la feront reconstruire, quel qu'en soit le prix. Je vous le promets. Je le leur promets.
Il marqua une pause.
- Les séismes ont donc été la première cause de l'effondrement de la société. Les scientifiques américains qui travaillent sur l'anticipation des cataclysmes qui suivront les ont classés comme une apocalypse de type 1. L'apocalypse de type 1, qu'est-ce ? Le mouvement. Ce...
Un homme, au premier rang, le coupa en l'interpellant.
- Pouvez-vous détailler, s'il vous plaît ? demanda-t-il.
- Quels sont les autres types ? ajouta un autre.
- Sont-ils tous aussi dangereux ? renchérit une femme.
M. Brown soupira. Dans l'assemblée, il y avait un bon tiers de scientifiques, qui connaissait déjà la réponse à toutes ces questions et étaient eux-mêmes la source d'informations de M. Brown, et le reste, des médecins, des ingénieurs, qui comme Anna, se posaient les mêmes questions que les trois individus qui étaient intervenus.
- Un peu de calme, j'y viens, reprit-il sur un ton plus naturel qui montrait qu'il se détournait de son texte. Les scientifiques ont pu détecter quatre types d'apocalypses, que je vais citer. Mais revenons au type 1, le mouvement. Il correspond au déplacement des plaques lithosphériques, qui provoque des séismes terrestres et marins, ainsi qu'à la combinaison des forces gravitationnelles et d'inertie provoquant les marées. J'explique rapidement ce dernier point : le soleil, la Terre et la lune forment, de par leur masse et leur mouvement, les marées. Ces derniers mois, le système solaire lui-même a été affecté, et ce, indépendamment de toute action humaine. La conséquence sera de détraquer le cycle des marées, et, ainsi, de les rendre dangereuses. Je parle au futur car c'est ce que les scientifiques prévoient pour les mois, voire les années à venir.
Il s'éclaircit la voix.
- Lors de la première apocalypse, il n'y a pas eu qu'une apocalypse de type 1, mais également une de type 2, très faiblement. Le type 2, l'énergie : quand le ciel se déchaîne, les orages, la foudre, correspondent à une apocalypse de type 2.
La façon dont M. Brown triait les différents facteurs du cataclysme donnait un aspect très angoissant à leur situation. Encore plus angoissant.
- Les deux autres types, nous les avons rencontrés lors de la deuxième apocalypse, il y a deux jours. La chaleur, de type 3, touche déjà le monde depuis des années, à cause du réchauffement climatique, et est maintenant tellement présente et forte qu'elle en est mortelle. Le corps humain n'est pas prêt à de telles conditions de vie. Et pourtant, il devra s'adapter. C'est un de nos objectifs. Quant au type 4...
Anna retint son souffle. Le type 4, le dernier, elle le devina comme étant celui qui avait rendu fous Jack et Jane pendant quelques instants. Elle ne savait pas grand-chose sur lui, malgré l'avant-première d'explications à laquelle elle avait eu droit. Elle fut déçue par les informations apportées par le directeur.
- Quant au type 4... répéta ce dernier. Le poison. Ils le nomment comme cela. Et personne n'a pu l'anticiper. Personne. On nous a communiqué des informations dessus en même temps que ses effets se montraient. Voici ce que nous savons. À très forte concentration, il tue. Ça n'a pas été le cas en Amérique, une chance pour tous nos concitoyens. À concentration moyenne, il mélange le subconscient de l'individu à la réalité de façon à créer une situation extrêmement réaliste pour la victime. En restant trop longtemps à son contact, c'est encore une fois la mort. Et à faible concentration, d'après les scientifiques, les conséquences sont plus tardives. Ils disent aussi que cet air empoisonné pourrait avoir d'autres propriétés malfaisantes qui risqueraient de mettre plus de temps à se déclarer. C'est tout ce que nous savons là-dessus.
Il balaya l'assemblée du regard.
- Les quatre apocalypses s'étant déjà montrées, il est temps de passer à la phase deux. Comme vous le savez, enchaîna-t-il en ignorant le brouhaha qu'il avait déclenché, la phase une consistait à l'entraînement intellectuel des enfants, au sein de l'I.T.B, dont la réalisation a été brillamment dirigée par le professeur Jennifer Marino, ici présente.
La neurologue, au premier rang, se leva pour aller rejoindre son supérieur, qu'elle ne considérait pas comme tel. Elle le remercia d'un hochement de tête et s'installa à ses côtés. M. Brown tenta de faire un peu d'humour.
- Et comme l'intellectuel ne convient pas à tous, continua-t-il, l'entraînement physique est là pour rééquilibrer le tout. La P.T.B - Physical Training Base, ou Base de formation physique, ouvrira ses portes au 1er septembre de l'année deux, donc dans cinq jours. Un rapport détaillé vous sera transmis avec le descriptif des entraînements et votre rôle potentiel dans le déroulement de cette phase. Je vous remercie tous pour votre attention.
Sans plus s'éterniser, M. Brown fit sortir le personnel. Il était lui-même un peu anxieux à l'idée qu'une nouvelle phase s'apprêtait à débuter, et désirait plus que tout terminer au plus vite les deux autres conférences qui l'attendaient pour pouvoir se replonger dans son élaboration.
Le soir même, vers vingt-deux heures, il se trouvait dans son bureau, éclairé par la mince lumière d'une lampe. Il sortit le descriptif qu'il avait envoyé à l'élite et le parcourut des yeux pour la millième fois. Rien à faire, il était toujours aussi obsédé par la dernière étape de cette phase, qui avait été imposée à l'échelle nationale pour les enfants des bases, et qu'il trouvait inhumaine.
Elle était intitulée « sortie test », ce qui était un magnifique euphémisme de ce qui attendait réellement les petits pensionnaires. Si ça n'avait tenu qu'à lui, il l'aurait nommée « voyage aux enfers », mais ça n'avait rien de très pédagogue. Cette dernière étape serait réalisée en fonction des conditions apocalyptiques à ce moment-là. Personne ne voulait qu'il n'y ait de victimes. Quoique M. Brown ait eu parfois des doutes sur ce sujet.
La « sortie test » en conditions réelles devait être organisée dans la partie émergée de la P.T.B, un dôme de verre qu'il était possible d'ouvrir peu ou complètement.
Mais c'était dans la partie souterraine de cette base que se situaient les différents stands de formation. Au premier étage en partant du haut se trouvait, dans toute la longueur, le camp de course et de vitesse. Juste en-dessous, des centres de tir et un centre de force. Les premiers effrayaient M. Brown. L'idée que ses petits pensionnaires sauraient bientôt manier une arme à feu et des armes blanches l'inquiétait et l'étonnait à la fois ; et, bien que seuls les camps 2 et 3 auraient pour l'instant accès à la P.T.B, ils les trouvaient bien jeunes pour apprendre à tuer.
Au troisième étage se trouvait ce qui avait mis le plus de temps à être construit : « La jungle et les ruines » où étaient reproduits un petit échantillon des plus grandes villes du monde dans l'état exact dans lequel ils se trouvaient. Ce camp avait été mis au point pour permettre aux enfants d'avoir déjà une idée de l'environnement dans lequel ils seraient lors de la phase 4, quand ils les lâcheraient dans la nature, les dispatchant aux quatre coins du monde. Mais le directeur savait que ce moment n'arriverait pas avant cinq ans au moins.
Pour survivre dans ce monde dévasté, une autre chose était indispensable : savoir affronter les forces de l'apocalypse. Sur deux étages, divisés chacun en deux parties, s'étalaient quatre camps censés apprendre aux enfants quelques techniques pour défier trois des quatre types : la chaleur, l'énergie, et le mouvement, comprenant les manifestations de la terre et de l'eau.
Telle était la façon dont ils avaient imaginé la P.T.B. Et elle se dessinait lentement à l'horizon.
Car dans cinq jours, elle ouvrirait ses portes.
*** Note d'auteur ***
Joyeux Halloween ! Sous la pluie pour certains d'entre nous (moi compris, en Corse 😭)
Voilà donc en un seul chapitre tout le fondement de Mirage : le système de classement des cataclysmes en quatre types d'apocalypse.
Une phase deux s'ouvrira donc dans quelques temps pour Eyllée, Wilhem, Jack et les autres ; mais ce sera Ariane qui aura le plaisir d'en profiter la première.
Rendez-vous donc dans le courant du mois de Novembre (avant Noël dans tous les cas) pour le chapitre 21 !
Effrayante journée à tous !
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