Chapitre 15

Quand l'heure des cadeaux arriva, les enfants se ruèrent dessus sans aucune pitié. Les paquets n'étaient pas nominatifs, et ils contenaient une petite dizaine de choses différentes, comprenant de nouveaux livres, des jeux, et de nouveaux uniformes. Il y en avait un pour chaque case : ce fut précisé dans les camps 2 et 3. Dans celui des plus petits, on préféra les distribuer une fois que la soirée fut terminée, pour éviter les crises de colère et les pleurs qui agaçaient déjà assez l'élite. Quand la fête se termina, chacun rejoignit sa case dans l'excitation générale. Il était plus de onze heures quand Eyllée et les autres rentrèrent dans la leur. Immédiatement, ils s'assirent en cercle sur le parquet chaud pour déballer leur paquet. Ils en sortirent des uniformes tous neufs, un peu moins horribles que les précédents, et assez sobres, ainsi que des petits romans, et des jeux de société très simples. Ils n'en avaient pas l'habitude : avant l'apocalypse, seuls les jeux virtuels les amusaient.

Du côté de Jack, la soirée lui avait semblé merveilleuse. Il n'avait pas lâché son sourire une seule seconde, sans plus penser à sa sœur ni à ses parents. L'intervention de Thomas quand Jane et lui étaient dans sa case lui avait paru une aubaine, au début. Et puis, au fil des heures, il avait réalisé qu'il avait peut-être laissé passer sa chance. Mais peu lui importait tout cela : il s'était enfin adapté, grâce à Jane, Anna et Thomas. Il s'était d'ailleurs tant amusé au courant de la soirée que son amie et lui avaient vu leurs trois autres colocataires partir avant eux.

Jane et Jack rentrèrent donc à leur case aux alentours de minuit, après avoir insisté pour donner un coup de main au personnel qui rangeait le réfectoire. Ils riaient encore en arrivant dans leur chambre.

- On va finir par réveiller les autres enfants de la base, en riant comme ça, chuchota Jane.

Jack allait abaisser la poignée de la porte de leur case mais Jane l'en empêcha.

- Attends... commença-t-elle.

Elle retira la main de Jack, et la poignée, qui était déjà légèrement abaissée, reprit sa position initiale. Les deux adolescents se fixèrent quelques secondes. Un silence s'était installé entre eux. Jane ne parvenait pas à terminer sa phrase. Et, comme si la situation était renversée par rapport au début de soirée, Jack ne fit rien pour l'aider. Il comprit à ce moment-là la réaction qu'avait eue Jane, de rester immobile à le fixer. C'était exactement ce qu'il était en train de faire.

- Tu... penses pas que... bégaya-t-elle.

Le cœur de Jack battait à cent à l'heure. Il attendait à la fois désespérément qu'elle continue, mais d'un autre côté, il n'avait aucune envie que ce moment se termine. Il réussit à articuler son prénom, dans un effort qui lui sembla surhumain et qui eut pour conséquence d'accélérer encore plus les battements de son cœur, qu'il pensait pourtant être au maximum. Ce mot qu'il avait prononcé fut apparemment décisif. Jane parut d'un coup revenir de bien loin, et s'empressa de terminer sa phrase.

- Tu penses pas qu'ils doivent sûrement dormir ? dit-elle d'une traite.

Puis, sans attendre de réponse, elle ajouta qu'ils devraient peut-être se changer chacun leur tour dans la salle d'eau, et elle poussa la porte sans bruit. Jack resta encore planté devant la porte quelques secondes. Il était persuadé que s'il n'était pas intervenu, Jane aurait dit ce qu'elle avait réellement eu l'intention de lui dire. Décidément, l'univers était contre eux...

*

Thomas s'affala sur son lit. Il était exténué. Il regarda sa montre : deux heures du matin. Il était rentré vers une heure, une fois que le réfectoire avait été remis en ordre. Il n'arrivait pas à s'endormir. Quelque chose le perturbait.

Ils avaient parlé de Mike, avec Anna. Ce n'était pas lui qui l'avait emmenée sur ce terrain, c'était arrivé comme ça, sans qu'il n'y pense. Il aurait souhaité passer une bonne soirée. Au lieu de cela, le nom de Mike avait hanté son esprit, et il tournait encore en boucle dans sa tête. Mike et moi, avait répété Anna. Il n'avait retenu que cela de leur conversation. Mike et elle. Cet homme, en plus d'être le centre de ses problèmes, et de l'enquête qu'il menait, arrivait jusqu'à lui prendre la femme qu'il avait conscience d'aimer. Cela le rendait fou. Une immense colère s'emparait de lui. Avec cela, il ne risquait pas de s'endormir de si tôt. Sa volonté de percer le mystère à jour l'envahissait de nouveau. Conscient qu'il ne parviendrait pas à fermer un œil, il se redressa et enleva son pull de Noël qui commençait à le gratter. Thomas soupira. Il devait agir. Maintenant. Sinon il finirait par devenir fou.

Il se rhabilla avec l'uniforme de la base et sortit sans bruit de sa case. Le couloir était désert, et on n'entendait pas la moindre respiration. La voix était libre. Il se glissa en silence dans les allées jusqu'à arriver au bureau central du camp 3. C'était le seul endroit où il aurait peut-être une chance de découvrir quelque chose. Et tant pis s'il se faisait renvoyer. Ça n'arriverait pas, il en était certain.

Il sortit son trousseau de clés de sa poche et, une fois entré, il prit soin de refermer derrière lui. La salle était assez petite, et avait été faite sur le même modèle que les bureaux centraux des deux autres camps ainsi que celui de M. Brown. Thomas n'alluma pas l'éclairage artificiel et se dirigea sans conviction vers le bureau. Il commençait à se dire qu'il faisait n'importe quoi. Il fouilla rapidement les dossiers, cherchant des yeux ceux notés "confidentiels". Il ne savait pas vraiment ce pourquoi il était là. Que cherchait-il réellement ? Mais la conversation qu'il avait surprise lui revenait toujours en tête, et il avait un mauvais pressentiment. Alors, comme à son habitude, il se fiait à son instinct.

Une phrase, en particulier, le hantait. Il était presque sûr d'avoir mal compris, et pourtant... Sur le moment, il avait été certain d'entendre exactement cela. "Ça servait bien de tuer ces pauvres gens si on laisse tomber l'expérience" ou quelque chose de ce registre. Tuer, expérience. Mike était médecin, et M. Brown n'avait pas l'air d'avoir beaucoup de sensibilité. On pouvait facilement attribuer un mot à chacun d'eux. Mais ils n'étaient pas liés... S'agirait-il d'une expérience scientifique sur des humains qui aurait mal tourné ? Mais quel pouvait bien être le rapport avec les enfants de la base ? Car la seconde chose dont il était sûr, c'était d'avoir entendu parler de ces enfants-là. Du moins de deux d'entre eux, un garçon et une fille.

Une partie des dossiers de M. Brown, ceux qu'il refusait de numériser, étaient faits en plusieurs exemplaires, et chacun était rangé dans l'un de ses quatre bureaux. Le directeur n'était pas un homme si prudent qu'il en avait l'air : bien que les documents les plus incriminants aient été supprimés depuis très longtemps, il conservait toujours les autres. Ceux qui, d'après lui, pourraient toujours lui servir un jour. C'était comme cela qu'Anna avait découvert le rapport d'enquête sur le tragique accident qui avait causé la mort de deux malheureuses personnes. Accident... C'était sur cette supposition que reposait l'innocence de M. Brown. Aussi avait-il tenu à garder ce document à portée de main. Au cas où l'apocalypse aurait détruit l'original numérique que possédait la police. Pour s'innocenter. S'innocenter de quelque chose dont il était responsable, en partie. Ce n'était pas lui qui était au volant de ce bus, mais lui qui l'avait ordonné.

Thomas ne savait rien de tout cela. Il cherchait plus pour retarder l'heure où il se retrouverait dans sa case, seul, qu'en espérant trouver quoi que ce soit. Cependant, comme il s'attelait à lire en détail chaque feuille de papier qui lui tombait sous la main, il tomba bientôt sur un document qui le happa immédiatement. Il était daté du dimanche juste après l'apocalypse, le jour de la sélection. Il commença à le lire par pur intérêt. Il s'arrêta alors plusieurs secondes sur un mot dont il ne put détacher les yeux. Expérience. Tout semblait concorder, à présent. C'était bien ce dimanche-là qu'il avait surpris la mystérieuse conversation entre le directeur et le fameux Mike. Il était presque sûr que les deux indices étaient liés.

Il cligna des yeux pour réussir à les détacher du mot et continua sa lecture, le cœur battant, impatient d'en découvrir plus. Et ce qu'il lu dépassa toutes ses attentes, et lui donna un frisson. Eyllée Iven, Wilhem Steel. C'étaient les deux enfants dont il était question. Il ne pouvait pas le croire. Eyllée Iven, la petite qu'il avait sauvée, et Wilhem... Il aurait juré qu'il s'agissait du garçon auquel Anna rendait souvent visite. Il se promit de vérifier auprès d'elle le lendemain. Et de ne rien lui dire, pour l'instant. Anna aimait Mike, et s'il s'avérait qu'il était coupable de quelque chose, il devait avoir des preuves avant de l'accuser. Au risque qu'il ne soit détesté de jeune femme. Et il aurait été prêt à tout sacrifier pour éviter ça.

Il lut le rapport qui suivait. Il était composé de phrases courtes et concises, sans mots inutiles ni autres fioritures. C'était un langage purement scientifique, qui n'avait pas d'autre but que de rendre compte de l'expérience. Comme un post-it. Thomas ne comprenait pas grand-chose aux sciences, mais c'était ce à quoi ça lui faisait penser, immédiatement. Un post-it. Dans le genre « me suis absenté, pizza au frais à faire réchauffer. Rentre tard ». Il aurait aimé pouvoir lire un jour quelque chose comme cela. Râler, manger sa part de pizza dans son coin, languir que ses parents ne rentrent. Ou peut-être pas ? Il n'en savait rien. Lui n'avait pas connu cela. Thomas n'avait jamais connu ses parents. Foutu sort.

Le secouriste dû cligner des yeux une seconde fois pour se sortir de ses pensées, et il continua sa lecture. Le document disait « Mis en contact pour la première fois depuis 9 ans. Réactions notoires : Eyllée Iven. Changement de comportement. État agité - état calme. Wilhem Steel. Changement de comportement. État calme - état agité. ». Et un peu plus loin : « Le lien psychique est avéré. ». Il n'y comprenait rien. Son téléphone affichait trois heures cinquante-et-une. Il ne tenait plus debout. Thomas remit les papiers à leur place et sortit dormir les trois petites heures qui lui restaient, sans même penser à prendre le document en photo...

*

- J'en peux plus ! répéta Orion.

Ariane soupira, lui prit la main d'un air autoritaire et le tira à travers le labyrinthe. Ils s'arrêtèrent à un virage et Ariane plissa les yeux pour retenir le signe. Elle répéta les noms qu'elle avait donnés à chacun de ceux qu'elle avait vus. Orion la regardait, exaspéré. Il n'avait pas l'intention de participer à ce projet. Mais Ariane, elle, avait rapidement compris que malgré toutes les choses que leur cachait la base, elle était leur seule chance de survivre, et de reprendre une vie normale. D'ailleurs, aucun d'entre eux n'avait, à sa connaissance, pensé à demander s'ils pouvaient partir de la base. Ils n'étaient peut-être pas retenus de force ici, finalement. Intriguée par cette supposition, la fillette décida de rebrousser chemin pour aller questionner Jennifer Marino. Orion la regarda s'éloigner, perdu, et finit par la suivre.

- Tu vas où encore ? dit-il avec agressivité.

Agacée, Ariane lui répondit sèchement.

- Tu n'es pas obligé de me suivre comme un petit chien, si ? Non, je ne crois pas. Alors fous moi la paix, tu reviendras ramper à mes pieds quand tu seras coincé ici, lors du test final. Sauf que ce sera trop tard.

Orion fit une grimace et leva les yeux au ciel. Pour qui se prenait-elle ? Il l'imagina quelques secondes avec de grosses lunettes, faisant la morale à ceux qui refusaient de faire leur devoir de maths. Cela le fit rire. Il la chercha des yeux pour le lui répéter. Mais elle n'était déjà plus là.

- Madame ? fit Ariane en arrivant dans le hall d'entrée du labyrinthe.

Jennifer se retourna et la regarda, perplexe.

- Qu'est-ce que tu fais là, enfin ? Ce n'est pas encore fini, dit-elle d'une voix douce.

Ariane acquiesça. Elle faisait confiance à la neurologue, et lui posa sa question sans trop de détours.

- Je sais, mais je voulais vous poser une question.

- Je t'écoute.

- Si on voulait sortir de cette base, ils nous autoriseraient ?

Jennifer soupira, et s'adossa au mur derrière elle. Puis elle fixa la petite fille de ses yeux vifs.

- Tu sais, commença-t-elle, vous avez beaucoup de chance d'être ici. Sincèrement. Et moi aussi. Si tu voulais partir, étant donné que (elle prit une voix désolée) tes parents sont morts, personne ne te retiendrait.

Elle prit Ariane par les épaules de façon à la rassurer. Tout le monde savait qui elle était, avec son frère. Ils connaissaient tous leur histoire, et celle de leurs parents. Certains éprouvaient beaucoup de haine à l'égard des jumeaux Olsen, en souvenir de leurs traîtres parents, et d'autres les plaignaient de tout leur cœur. Jenni faisait partie de ceux-ci.

- Mais pour aller où ? reprit-elle. Tu as bientôt onze ans, je crois. Tu ne peux pas vivre seule avec ton frère. De plus, la menace est toujours là. (Elle se mit à murmurer) L'apocalypse a fait des ravages, mais on en prévoit une autre d'ici un an. Beaucoup plus dévastatrice. Si tu pars, tu n'auras aucune chance de t'en sortir. Tu dois le savoir. Aucune chance.

Ariane remercia la neurologue et repartit rejoindre Orion. Elle était assez satisfaite de la réponse qu'elle avait eue, et elle était pressée d'en faire part à son frère et ses amis quand elle rentrerait. Une autre apocalypse ? Ariane en était toute secouée. Ainsi il y aurait une autre vague meurtrière, plus puissante encore que celle qui avait tué ses parents ? C'était à donner des frissons. Ne sortiraient-ils jamais d'ici ? La neurologue avait raison, ils n'avaient plus rien, dehors. Mais ne serait-ce que le soleil... Elle souhaitait par-dessus tout pouvoir avoir le choix entre les deux possibilités. Mais pour l'instant, l'une d'elles se rayait de la liste. Elle se dit alors que, peut-être, si elle demeurait à la base encore quelques années, elle et son frère seraient assez grands pour reconstruire ensemble une nouvelle vie... Accompagnée de Wilhem et Eyllée. Et Orion, s'il réussissait à sortir du labyrinthe le jour du test final.

Mais la seule pensée d'être coincée ici plusieurs années l'effraya. Il lui sembla que Monsieur Marcel, comme tous ceux de sa classe l'appelaient depuis qu'ils avaient entendu prononcer son nom, en avait parlé. Mais personne ne l'écoutait jamais. Il était ennuyeux à mourir. Pourtant Ariane avait bien cru entendre cette phrase « ce n'est pas la dernière » ou alors « ce ne sera pas terminé », et, n'ayant pas fait attention comme tous les autres, elle ne savait pas de quoi il s'agissait. Elle se demanda si l'ancien explorateur - car c'était tout ce qui le caractérisait, et qu'il le leur avait répété mainte fois - se rendait compte de l'ennui qu'il provoquait. Ariane appréciait beaucoup plus Jennifer Marino. Elle était sincère, et la fillette détectait les gens sincères. Bien qu'elle se soit trompée avec M. Brown. Mais le fait qu'il lui ait parlé de ses parents l'avait tellement chamboulée qu'elle n'avait pas véritablement fait attention au personnage. A présent, elle se méfiait de lui.

Ariane était intriguée par cette potentielle deuxième apocalypse. Que l'on donne un numéro à ces cataclysmes ne lui disait rien qui vaille. Dans moins d'un an... Dans moins d'un an, la terre serait à nouveau touchée par une catastrophe, bien pire que la précédente.

Mais quand ?

Demain ? Dans un mois ? Deux ? Dix ?

Si seulement elle le savait. Cela ne changerait rien à leur sort.

La fillette eut un frisson de peur. Elle rejoignit Orion et n'y pensa plus. Elle ne pouvait rien changer à son destin, ni à celui de la planète...

*** Note d'auteur ***

Chapitre 16 disponible le SAMEDI 28 août !

Pour ce chapitre, on sortira de la base pour découvrir le monde dévasté d'un autre point de vue... Ce sera d'ailleurs le dernier ou l'avant-dernier publié au rythme actuel. A samedi !

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