Chapitre 14
Six mois qu'ils étaient à la base. Eyllée avait retrouvé le sourire depuis bien longtemps. Le réfectoire était métamorphosé : des lumières, des décorations envahissaient la pièce. Elle se demandait comment ils avaient pu avoir tout cela en stock depuis si longtemps.
C'était Noël, malgré tout ce que le monde traversait. Ils étaient le 25 décembre, et c'était la première fois qu'Eyllée le fêtait sans Jack. Mais elle avait Wilhem, Ariane, Thys et... Orion. Elle s'entendait de mieux en mieux avec le garçon, qui la comprenait. Il avait laissé sa mère derrière lui, et ne voyait que très peu son père qui travaillait à la base. Malgré tous les efforts de Wilhem pour l'aider à oublier son passé, Eyllée s'était seulement tournée vers Orion.
Cela faisait plus d'une semaine que tout leur camp s'activait pour les préparations de Noël. On leur avait promis un repas comme avant, sans gelée ni autre nourriture infecte. L'élite avait même prévu d'offrir aux enfants quelques cadeaux, comme si c'était un Noël normal. Le personnel du camp s'attachait sincèrement à leurs petits pensionnaires, et souffrait autant qu'eux de les savoir loin de leur famille. Ils s'étaient réunis pour faire la demande à M. Brown de permettre la libre circulation des enfants entre chaque camp, afin qu'ils puissent voir leurs frères et sœurs, leurs proches et leurs amis. Le directeur avait refusé catégoriquement. Cependant, depuis quelques semaines, l'élite avait le droit de se rendre librement dans chaque camp sans avoir besoin d'autorisation spécifique. Cela avait permis à Anna et Wilhem de se voir souvent, et même à Orion de retrouver son père. Cependant, il avait bien été spécifié que chaque membre de l'élite se devait de passer la majorité de son temps dans le camp qui lui avait été attribué.
Anna avait beaucoup tiré profit de cette liberté. Sa curiosité, qui l'avait poussée à lire le fameux document, et même à en garder une copie dans sa case, l'amenait à présent à pousser son enquête un peu plus loin. Ce qu'avaient vu Orion et Ariane était un rapport d'enquête sur un accident mortel qui s'était produit il y avait à présent cinq ans et demi. Cet accident, qui avait eu lieu en Utah - et donc dont le compte-rendu n'avait rien à faire à Mirage - ne mentionnait aucune personne particulière. Il s'agissait d'un accident de voiture à l'apparence banale : une famille sur la route des vacances, qui avait été percutée de plein fouet par un bus. Les passagers, à l'avant, étaient morts sur le coup. Les deux enfants, à l'arrière, avaient survécu, mais celui qui se trouvait du côté qu'avait percuté le véhicule avait été gravement blessé à la jambe. En somme, seule la dernière personne, qui ne se trouvait ni à l'avant ni du côté droit, avait été épargnée.
A la fin, le rapport d'enquête précisait que certains indices laissaient croire à un accident volontaire. Tout d'abord, le bus responsable avait été volé, et le chauffeur, prenant la fuite, n'avait jamais été retrouvé. Pourtant, était-il objecté, la famille touchée n'avait aucune raison apparente d'avoir été visée. La police avait donc conclut que le chauffeur était sûrement ivre ou sous l'emprise de drogue au moment des faits.
Tout cela n'avait rien d'interpellant pour Anna. Ce qui l'avait étonnée était plutôt ce que faisait un tel document dans les bureaux de Mirage ainsi que dans les affaires de Mike. Pourtant, elle ne pensait pas une seule seconde qu'il puisse en savoir plus là-dessus. Elle s'était même dit qu'il ne devait jamais avoir vu ce papier de sa vie, et qu'il était dans son tiroir bien avant qu'il n'arrive dans sa case. Elle s'était construit une muraille en fer forgé contre tout soupçon qui viserait Mike. Elle l'aimait et lui faisait confiance plus qu'à n'importe qui d'autre. Elle n'imaginait pas même qu'il puisse lui cacher quelque chose.
Alors elle avait dirigé ses doutes vers M. Brown. Le terrible M. Brown, sur lequel s'acharnait la base entière. Tout, ici, était de sa faute. Certains en étaient arrivés à laisser sous-entendre que l'apocalypse était de sa faute. C'en était devenu maladif. Mais le directeur faisait la sourde oreille à côté de toutes ces critiques et accusations qu'il recevait. Son caractère explosif lui attirait souvent la méprise des gens, et les secrets qu'il cachait ne faisaient qu'accentuer cet effet.
Mais c'était Noël, aujourd'hui, et rien ni personne ne pouvait gâcher cette journée. Les enfants et l'élite s'activaient à présent pour finaliser tout leur travail. Le dîner était annoncé pour dans deux heures.
C'était doublement la fête pour Wilhem : il avait onze ans, trois mois après l'anniversaire d'Eyllée. Sa tristesse, ce jour-là, avait été sans bornes : dix ans, c'était un âge important, et elle aurait tout donné pour le fêter ne serait-ce qu'avec Jack et sa tante.
Mais tout cela n'avait plus d'importance à présent. A Mirage, le cœur était à la fête. On avait distribué de nouvelles tenues à chacun, et des pulls de Noël. Ils en avaient par-dessus la tête des uniformes réglementaires que M. Brown imposait. Eyllée et les autres étaient donc en train de se préparer dans leur case, et de souhaiter à Wilhem un excellent anniversaire. C'était le plus merveilleux de sa vie : certes, sans ses parents, mais sans hôpital ni appareil portatif non plus. Et avec des amis, des amis qu'il ne voulait plus quitter pour rien au monde, et à qui il serait prêt à donner sa vie. Ainsi qu'avec Eyllée... Il avait trouvé une sœur, une personne qui lui ressemblait en tout point. Même si la fillette était plus encline à se confier à Orion qu'à lui, elle l'appréciait beaucoup et le considérait largement comme un frère. Presque à la même hauteur que Jack...
Les filles avaient une petite robe de Noël rouge et verte, qu'Ariane trouvait horrible.
- C'est moi ou ils ont pensé qu'à ma tête je pourrai bien mettre un truc aussi laid ? s'exclama-t-elle. Viens, Wil, on échange. Ton pull est affreux mais au moins il se camoufle pas en robe de bal. Quitte à mettre un truc immonde, autant qu'il le soit en entier.
Tout le monde s'était mis à rire, et Wilhem avait même fait mine d'accepter. Il avait, dans le fou-rire général, enfilé la robe d'Ariane qui avait approuvé d'un hochement de tête. C'en était trop : ils étaient tous rouges, gloussant et riant comme si ça ne leur était plus arrivé depuis une éternité. Eyllée en pleurait presque. Il était loin le temps des céréales qu'elle mangeait à côté des bières de sa tante, des inconnus dans son appartement, de l'odeur de l'alcool à longueur de journée, et des trajets seule jusqu'à l'école. Il était loin le temps des doutes, de la peur, des révoltes, des craintes. Tout cela s'était comme effacé d'un seul coup, et personne ne tenait à ce que cela ne revienne.
Il était si beau de voir cette joie qui envahissait la base plus vite que l'apocalypse. Cette complicité entre les cinq enfants, qui s'étaient juré de ne jamais se laisser tomber. Tous les soucis étaient comme enfermés au-dessus de la tête de chacun, hors de portée. Anna avait oublié son enquête le temps d'une journée, Mike ses remords, Thomas sa peur, Jennifer l'I.T.B. Tout cela n'existait plus à ce moment. Ils étaient comme dans un rêve, une parenthèse qu'ils espéraient infinie.
Ariane avait finalement repris sa petite robe à Wilhem, qui avait catégoriquement refusé de la porter plus longtemps. Ils riaient encore quand ils arrivèrent au réfectoire devenu une "salle de réception".
- Rah ! chuchota Ariane à Eyllée. J'aurais mieux fait de venir avec l'uniforme habituel qu'avec ce truc.
- Arrête de râler, répliqua la fillette, amusée. Tu aurais plombé l'ambiance au camp !
Ariane leva les yeux au ciel en souriant.
- Même si je dois avouer, ajouta-t-elle, que cette robe te va très mal.
La fillette, surprise, prit un air indigné et s'appliqua à prendre la voix de M. Brown pour répondre qu'elles avaient toutes deux la même tenue. Orion arriva alors à leur niveau et s'immisça dans la conversation.
- Oui mais tu oublies, objecta-t-il, que tout va à Eyllée...
La petite fille sourit à ce compliment tandis qu'Ariane fit mine de courser Orion en riant. Il partit en courant dans le couloir, à l'opposé du réfectoire, alors qu'elle s'était arrêtée deux mètres plus loin, le regardant d'un œil amusé.
Courant toujours, et jetant quelques coups d'œil derrière lui de temps en temps, il ne vit pas arriver Mike, qu'il percuta de plein fouet. Effrayé par l'homme, il s'excusa avec agitation.
- Tout va bien, mon petit, ne t'inquiète pas, le rassura-t-il gentiment. Joyeux Noël !
- Merci, m'sieur, vous aussi ! répondit Orion.
Puis il se retourna et repartit au pas de course vers ses amis.
- Ça va ? demanda Ariane.
Il acquiesça, affichant toujours le même sourire, et les cinq enfants s'éloignèrent. Même Mike avait le sourire aux lèvres en ce soir de Noël. Il n'avait aucune raison de ne pas l'avoir : Anna et lui étaient plus proches que jamais. Cela faisait une petite décennie qu'ils se connaissaient, et elle ne l'avait jamais considéré plus que comme un ami... Jusqu'à présent. L'apocalypse aurait au moins eu cet effet bénéfique pour lui, celui d'enfin les rapprocher. Il aurait aimé passer Noël avec elle, mais le directeur avait été strict : pour une meilleure organisation, pas de circulation entre les camps ce jour-là.
Mais Anna n'avait pas se plaindre de son entourage au camp 3 : il y avait Jack, et puis Thomas, avec qui elle avait noué en quelques mois une amitié indestructible. Les deux membres de l'élite avaient appris à se connaître, et Thomas en avait oublié la mission qu'il devait mener. Il appréciait sincèrement la jeune femme, et cet attachement n'avait rien d'intéressé. Il y avait longtemps qu'il ne comptait plus sur leur amitié pour lui sous-tirer des informations à propos de Mike, malgré l'insistance de Jordan. Il avait refusé de mettre en danger leur relation et d'en profiter, comme le suggérait son ami, pour fouiller dans ses affaires, ou dans son portable. S'il l'avait fait, il y aurait trouvé la copie du rapport d'enquête, et aurait peut-être fait le lien avec la conversation qu'il avait entendue.
Thomas et Anna se trouvaient donc dans la nouvelle "salle de réception", avec la majorité des enfants de leur camp, quand M. Brown, qui en avait fait le tour en commençant par les plus petits, annonça que le repas allait être servi. Il termina sa prise de parole par un "Joyeux Noël" mielleux qui ne fut applaudi par personne. Plus il avançait dans les tranches d'âge, plus il remarquait que les enfants de sa base le détestaient.
- Tu as vu Jack ? chuchota Anna à son ami après l'avoir cherché des yeux.
- Je vais le chercher, proposa Thomas en lui adressant un sourire.
Jack se trouvait encore dans sa case, en compagnie de Jane. Il ressentait beaucoup d'indifférence vis-à-vis des trois autres, deux filles de douze ans aussi laides et prétentieuses l'une que l'autre, et un garçon bourru de treize ans qui se plaisait surtout à se brouiller avec elles. Il avait donc prit son temps, avec Jane, pour finir de se préparer, tout en les encourageant à les devancer, ce qu'ils avaient fait sans problème. Elle finissait à présent de se préparer, et il l'attendait sans empressement. Pendant que tous les autres s'habillaient pour le repas, elle avait préféré lire un bouquin qu'on leur avait donné, échappant à l'excitation générale qui lui donnait la nausée. Jack la comprenait parfaitement. C'était insupportable d'être au sol quand les autres s'agitaient, faisant des allées et venues entre les deux lits du bas, espacés de seulement deux petits mètres.
Dans leur camp à eux, on leur avait distribué des tenues moins grotesques que dans celui de la sœur de Jack. Pas de motifs de Noël, de robes rouges et vertes ni autre atrocité. Le personnel s'était douté que cela ne plairait pas aux plus grands. Ils leur avaient plutôt donné des vêtements d'avant l'apocalypse, qu'ils s'étaient fait une joie de retrouver.
Jane sortit de la petite salle où elle avait enfilé sa tenue, qui n'était autre qu'une minuscule salle d'eau comprenant toilettes et lavabo, et demanda à Jack de lui attacher sa robe. Le garçon l'admira quelques secondes. La robe rouge ample qu'elle portait lui allait parfaitement. Ses cheveux étaient relevés en un chignon dont s'échappaient quelques boucles qui effleuraient son épaule nue.
- Tu es sublime ! lui dit-il en remontant la fermeture dans son dos.
Elle sourit sans qu'il ne put le voir et le remercia une fois qu'il eut fini.
- Je crois qu'on peut y aller ! s'exclama-t-il alors.
Mais Jane le fixait toujours de ses grands yeux.
- Tu es sûr que ça va aller ? le questionna-t-elle d'un air inquiet.
Il parut surpris par sa question.
- Bien sûr, pourquoi tu me demandes ça ?
Elle posa une main rassurante sur son épaule en lui souriant toujours.
- Pour Eyllée... Je vois bien, depuis tout à l'heure, que tu es perdu dans tes pensées... Je sais que tu aurais aimé qu'elle soit là, que tu dois te sentir seul. Alors peut-être que tu n'as pas envie de...
- Tu te trompes, la coupa-t-il. Je ne me sens pas seul du tout. Grâce à toi. Merci pour tout, Jane.
Le visage de la jeune fille s'illumina.
- Alors on y va, lui dit-elle en lui prenant la main et en le tirant vers la porte sans le lâcher des yeux.
Leurs deux visages étaient très proches, et Jack approcha le sien encore plus près de celui de son amie, qui le fixait sans ciller, un sourire légèrement amusé aux lèvres. Il ne savait pas vraiment ce qu'il faisait.
Il allait l'embrasser.
Il n'arrivait pas à revenir à la réalité pour stopper son geste. Et elle ne faisait rien pour l'aider à se reprendre. Elle le regardait juste fixement, sans changer d'expression.
Il allait vraiment l'embrasser.
- Jack ?
La voix venue de l'extérieur le fit sursauter, et Jane tourna la tête vers la porte sans bouger, puis remit une mèche rousse derrière son oreille.
La porte glissa doucement et laissa apparaître Thomas, qui lui n'avait pas manqué l'occasion d'enfiler un pull de Noël.
- Vous venez, les enfants ? demanda-t-il en les détaillant du regard.
Jack acquiesça, perturbé, et son amie et lui suivirent le secouriste jusqu'au réfectoire, où les repas étaient déjà en train d'être servis. Ils s'installèrent l'un à côté de l'autre à la table d'Immy, une jeune fille très gentille avec qui ils étaient à l'I.T.B depuis quelques semaines.
Alors, simultanément, dans chaque camp où tous les repas étaient déjà servis, on put entendre un « Joyeux Noël » festif qui paraissait affronter et narguer l'apocalypse.
Ils s'en sortiraient. Tous ensemble.
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