Chapitre 13

L'obscurité se dissipa rapidement. Eyllée, Thys et Wilhem avaient dû revenir à l'I.T.B le surlendemain de leur première visite  la base. Ce n'était cette fois ni pour apprendre de nouvelles informations sur l'état du monde, ni pour "développer leurs capacités intellectuelles". C'était pour mettre leur mémoire à l'épreuve. Ils leur avaient parlé d'un "labyrinthe", mais ce qui se dressait devant eux n'était qu'un mur extrêmement laid, aux yeux d'Eyllée. Elle avait cru trouver derrière cette porte, qu'elle avait remarquée la première fois, quelque chose de fabuleux, mais dès que les lumières s'étaient allumées pour éclairer la pièce, elle avait été déçue.

Ils étaient toujours les dix mêmes enfants que la dernière fois, entassés dans un petit recoin de la pièce - qui était en fait un étage entier - et entourés par un immense mur. Seules deux issues s'offraient à eux : la porte par laquelle ils étaient entrés, et une sorte de passage obscur, un peu plus loin, qui fractionnait le mur en deux. C'était peut-être bien un labyrinthe, tout compte fait.

C'était toujours Jennifer qui dirigeait le petit groupe, accompagnée de l'ancien explorateur, et d'un autre homme. Elle avait refusé, après l'incident de l'avant-veille, de confier cette mission à une autre personne.

- Mes enfants, commença-t-elle d'une voix douce et maternelle (elle s'attachait de plus en plus au petit groupe), ceci est un labyrinthe qui s'étale sur tout cet étage. Le but, ici, est d'entraîner votre mémoire. Comment ? C'est très simple, pas d'inquiétude ! (elle ne pensait pas un mot de cela) Aujourd'hui, vous allez découvrir tranquillement les lieux, tous les dix. L'étape d'après sera d'apprendre l'ordre d'apparition des signes que vous voyez là.

Elle s'approcha d'un mur et montra un petit dessin de couleur, très simple et en relief.

- Ensuite, continua-t-elle, chacun votre rythme, quand vous les connaîtrez, vous pourrez passer le test final. Le labyrinthe sera alors plongé dans le noir, et ces signes, éclairés, seront les seuls repères que vous aurez pour retrouver la sortie.

- Et qu'est-ce qu'on gagne si on réussit ? intervint une petite fille de l'âge d'Eyllée.

Jennifer retint un soupir. Vous gagnez déjà un repas, si vous sortez d'ici. Et à ce moment-là vous verrez que ce sera la seule chose que vous souhaiterez. Elle faillit répondre qu'elle l'avait déjà expliqué, qu'ils faisaient tout ça pour, un jour, avoir la chance de reprendre une vie normale. Mais tout cela était trop abstrait pour les enfants, ce qui venait de lui être démontré. Elle avait entendu parler d'une "insertion à l'extérieur", et prit quelques risques en utilisant cette information, démunie de tout autre moyen.

- Vous voulez tous pouvoir revoir la lumière du jour, n'est-ce pas ? improvisa-t-elle.

Elle vit sa classe hocher la tête, intriguée.

- Eh bien si vous réussissez, peut-être... peut-être que vous pourrez enfin retourner à l'extérieur, le temps de quelques heures.

Son annonce surprit les deux autres membres de l'élite qui l'accompagnaient. Ils allaient répliquer, mais Jennifer se tourna vers eux d'un air implorant. Elle n'avait bien trouvé que cela pour contenter leur cervelle. Elle espérait sans trop y croire qu'ils garderaient leur langue. Si ce n'était pas le cas, elle aurait affaire sans aucun doute au désagréable M. Brown. Jen n'avait pas peur de lui, et elle se savait intouchable par rapport à la position qu'elle occupait. Mais elle ne se réjouissait pas tellement de devoir avoir affaire à lui. Eyllée fut étonnée de ce que venait d'annoncer la neurologue, et se tourna immédiatement vers Wilhem qui la fixa à son tour. Il savait très bien qu'il ne pourrait pas y accéder, lui. Accéder à l'extérieur. Ces mois passés à la base avaient été pour lui, semblait-il, les plus beaux de sa vie. Il s'était senti libre comme jamais avant, oubliant sa maladie. Il était sûrement le seul de toute la base, enfants et élite, à ne pas souhaiter que tout redevienne à la normale. Car sa maladie faisait partie de cette vie-là.

On fit enfin entrer les dix enfants à l'intérieur. Les trois amis restèrent groupés, redoutant de se perdre. Illuminé, le labyrinthe ressemblait plus à des égouts qu'à un terrain d'apprentissage. Eyllée guidait les deux garçons entre les virages, poussée par son instinct et sa curiosité, tandis que Wilhem suivait sans un mot, et que Thys détaillait longuement des yeux chaque recoin. Personne n'osait parler de ce qu'avait dit Jennifer, comme de ce qu'ils vivaient en ce moment même. Eyllée, fidèle à ses habitudes, fut la première à briser la glace, face aux deux timides qui n'auraient pas ouvert la bouche de leur plein grès.

- Et donc... Vous en pensez quoi, de tout ça ?

Sa question sonnait creuse.

- C'est-à-dire ? fit Thys sans le moindre effort.

Eyllée baissa la tête, et Wilhem vint à la rescousse pour traduire le sentiment général.

- C'est tous des tarés, ici, dit-il tout bas. J'ai l'impression d'être dans un rêve. Vous savez, quand tout s'enchaîne sans aucun lien logique ?

Les deux autres hochèrent la tête. Ils voyaient très bien où il voulait en venir.

- C'est dingue, renchérit Eyllée tout en continuant de s'enfoncer entre les murs du labyrinthe. J'ai l'impression d'être une machine de guerre, pas vous ?

Nouveaux hochements de tête. La fillette continua.

- J'arrive pas vraiment à comprendre, en fait. Cent millions de morts, qu'il a dit. Bilan matériel - c'est les immeubles et tout ça, je crois ? - considérable mais rien d'irremplaçable. Alors pourquoi on doit apprendre tous ces trucs, pourquoi on sort pas direct ? Ou alors on attend qu'ils reconstruisent, et on sort d'ici ?

Wilhem fit mine d'être d'accord. En réalité, il n'en avait aucune envie. Retrouver sa vie à l'hôpital ne lui disait rien. Mais il y avait toujours cela, qui le tourmentait à chaque seconde...

- Retrouver nos familles... termina-t-il.

Cette fois, il y eut un silence. Surpris, Wilhem leva vivement la tête vers ses deux amis. Leur visage était décomposé. Les yeux du petit garçon s'agrandirent dans un mouvement d'excuse. Il avait oublié que Thys n'avait plus de famille. Quant à Eyllée... Elle ne le lui avait jamais dit. Elle n'en avait jamais parlé à aucun d'entre eux.

Les trois enfants étaient à présent immobiles. Wilhem s'excusa immédiatement, et on pouvait lire dans sa voix un léger sanglot. Il était sincèrement désolé, et paraissait souffrir autant que ses amis.

- C'est pas grave, murmura Thys. J'ai Ariane.

- Et moi Jack, renchérit Eyllée d'un air triste.

Wilhem la regarda dans les yeux, et elle comprit son interrogation muette.

- Mes parents sont morts dans un accident de voiture. Je ne m'en rappelle pas. J'avais quatre ans. C'est Jack qui m'a raconté. Ils ont percuté un bus, enfin... C'est plutôt le bus qui les a percutés. Il était vide. Le chauffeur a pris la fuite, on l'a jamais retrouvé. Il l'avait volé. On était en route pour des vacances...

Elle poussa un profond soupir, et ils reprirent leur marche, sans un mot, sous la lumière de l'éclairage artificiel, dans ce labyrinthe duquel, semblait-il, ils ne sortiraient jamais... Comme de cette base.

*

- Tu viens pas manger avec nous ?

Orion et les jumeaux étaient déjà partis au réfectoire, et Wilhem observait Eyllée, recroquevillée sur son lit, d'un œil inquiet. Il referma la porte par laquelle il comptait sortir de la case et s'avança vers elle, le regard triste.

- C'est ma faute ? demanda-t-il soucieux.

Elle s'empressa de secouer la tête, enfouie entre le mur et son oreiller. Il s'assit sur son lit.

- Eyllée... commença-t-il.

La fillette avait le visage couvert de larmes. Wilhem, de là où il se trouvait, ne pouvait pas le voir. Elle fixait le mur qui se floutait au fur et à mesure des secondes qui s'écoulaient. Bientôt, il entendit un sanglot, et il se baissa vers elle pour voir son visage. Il vit que ses yeux étaient rougis par les larmes. Elle était en pleurs. Touché, le garçon l'enlaça de ses bras frêles, la releva pour l'asseoir, et la serra dans ses bras avec tout l'amour qu'il avait pour elle. Il la considérait à présent comme sa sœur, et il se surprit à murmurer les mots "je t'aime" d'un son intelligible qu'Eyllée ne perçut pas.

Quand elle eut repris son souffle, et qu'elle essaya de calmer sa tristesse, Eyllée assura à Wilhem qu'il n'y était pour rien. Qu'elle pensait à sa tante. Elle l'aimait bien, sa tante, finalement. Et puis elle sentait, dans sa petite tête d'enfant, qu'elle était en danger. Elle ne savait pas pourquoi. Et la présence de Wilhem ne la rassurait pas vraiment. Elle avait l'impression que tout était lié. La base, Wilhem, l'accident, Jack... Monsieur John, le directeur, son angoisse. Tout cela semblait avoir un lien subtil qu'elle ne saisissait pas. Dans l'immédiat, elle avait juste envie de rester seule. Mais son ami ne lui en laissa pas l'occasion. Elle n'avait pas besoin de se morfondre dans sa tristesse.

- Allez ! Viens. Ça va aller, Eyllée, je... Je suis là.

La fillette prit la main qu'il lui tendait et se força à sourire. Elle se remit debout et le suivit jusqu'au réfectoire.

- Je suis désolé, Eyllée, répéta Wilhem alors qu'ils arpentaient le couloir de leur camp.

- C'est pas ta faute.

Le garçon se sentait vraiment mal pour elle. Il la prit par les épaules pour la rassurer, et essaya de changer de sujet, ce qu'Eyllée accepta avec grand plaisir. Ils se mirent donc à parler du labyrinthe. Personne n'avait encore eu le temps de trouver la sortie. La neurologue leur avait assuré que c'était tout à fait normal, et qu'il leur faudrait sans doute beaucoup plus des quatre heures qu'ils y avaient passé pour la trouver. Elle avait ajouté que c'était donc l'intérêt de retenir parfaitement les petits signes pour le test final, car chercher la sortie au hasard, dans le noir, et même en connaissant les lieux, risquait de prendre un ou deux jours. Ils arrivèrent dans le réfectoire et se rendirent à leur table habituelle, où les trois autres étaient déjà assis. On leur servit le plat gélifié, comme d'habitude, dans le silence général. Tous restaient muets. Ils pensaient à leur famille, qu'ils en aient encore ou non. Et, pour ceux qui n'étaient pas morts, la plupart était dehors. Chacun se demandait s'ils faisaient partie des cent millions de morts. Wilhem pensait à ses parents, Orion à sa mère, les jumeaux se rattachaient au peu de famille qu'il leur restait - des tantes, des oncles, des cousins qu'ils ne connaissaient pas bien - et Eyllée ne pensait plus qu'à Jack. Ces derniers temps, elle le voyait de moins en moins souvent. Il avait été convenu d'un certain nombre d'entrevues par mois, pour ne pas abuser du secret qu'ils connaissaient. Mais de toutes façons, cela ne lui suffisait plus. Elle avait besoin qu'il soit là, au quotidien, avec elle, comme avant. Et elle était sûre qu'il souhaitait la même chose. Mais c'était impossible.

- Orion et moi, on va demain à l'I.T.B, dit Ariane pour briser le silence.

Tous s'extirpèrent de leurs pensées, soulagés d'être replongés dans le présent. Le passé, les regrets, tout cela était trop dur à supporter. Mieux valait l'oublier, ce qui, malheureusement, était impossible. En d'autres circonstances, d'ailleurs, c'aurait été pareil. La mémoire ne s'efface pas, encore plus quand on désire l'effacer. C'était irrémédiable.

Personne ne répondit à Ariane, mais chacun lui en fut reconnaissant d'avoir brisé la glace. Ils partirent alors dans une autre conversation, évitant de parler de leur vie d'avant et de leurs familles, qu'ils ne reverraient sûrement jamais...

*
*      *

L'exploration du labyrinthe avait pris un peu plus de temps que Jennifer Marino avait bien voulu le croire. Avec les deux mille enfants qu'hébergeaient ses camps cibles, les camps 2 et 3, elle avait vu le temps qu'elle avait prévu de passer sur cette étape de la formation de sa base intellectuelle s'allonger. Cela faisait à présent trois mois qu'il était ouvert, et tous les enfants qui devaient y entrer n'avaient pas encore eu l'occasion de le faire. Mais Jen ne désespérait pas. Les mois passaient aussi rapidement que les semaines, et elle commençait à comparer sa condition à celle des prisonniers. Finalement, se disait-elle, le temps semble passer de plus en plus vite en prison comme dans cette base. Au début, chaque heure était interminable, et à présent je ne vois plus les jours s'écouler. C'est exactement pareil dans la vie.

Jennifer essayait, au contraire de tous les autres membres de Mirage et des autres bases des États-Unis, d'oublier l'avenir en pensant au passé. Les autres ne voyaient dans le futur qu'un paradis lointain, qu'ils atteindraient sûrement bientôt. Pour eux, le monde était si bas qu'il ne pouvait, à présent, que remonter, refaire surface. Seule l'élite savait que c'était faux : ils n'auraient pas construit cette base et mis l'avenir de l'humanité entre les mains de jeunes enfants si la menace était passée. Ils n'auraient pas imaginé, pendant un an, les meilleures façons d'apprendre aux enfants à survivre, et ne les auraient pas mis à l'abri dans un bunker géant, pour cent millions de morts. Ils avaient réitéré leurs mises en garde auprès des gouvernements étrangers après la première apocalypse. Certains avaient retenu la leçon, et déployé les pauvres moyens qui leur restaient pour faire en sorte de protéger leur population, et d'autres avaient pensé que c'était fini. L'argent qu'il leur restait avait servi à reconstruire les villes. S'ils savaient que ce n'était pas terminé.

Mais comment le croire ? Ils avaient beau leur avoir fourni les maigres preuves scientifiques qu'ils possédaient, ils avaient vu avec regret une centaine de gouvernements ignorer leur appel. Cela faisait six mois que la catastrophe avait eu lieu, à présent. Les gens, à l'extérieur, commençaient à croire, à espérer, que ce n'était qu'un mauvais souvenir. L'espoir rend aveugle, se disait Jennifer. Toutes ces bases n'avaient pas été construites que pour cette apocalypse. Ils auraient prévenu les gens, si le danger avait été si important. Et à présent qu'ils le faisaient, avec des preuves, qui plus est, et la marque de la peur qu'avait laissée la catastrophe, personne ne les croyait. Et pourtant...

La première apocalypse n'était que le début. Le début d'une longue lignée...

*** Note d'auteur ***

Chapitre 14 disponible SAMEDI 21 août !
Bien loin de la morosité ambiante de ce chapitre 13, il comportera tout de même une révélation essentielle... Je ne vous en dis pas plus ! À samedi !

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