Chapitre 12

Orion dévisagea Ariane. Elle riait à gorge déployée, appuyée contre le mur de son lit, celui en dessous de la fenêtre. Le garçon se joignit à elle. S'ils avaient pu voir le soleil, ils l'auraient aperçu se dresser doucement dans le ciel, haut, lointain, bien loin de tout cela. C'était la fin de la matinée, et la lumière qui éclairait leur chambre ne changeait pas au rythme de la journée. Il n'y avait rien de la douce lueur de l'après-midi, rien de celle, agressive, du milieu de journée. Ils avaient fini par s'y habituer. Du moins lui.

- Mais non, mais non ! protesta la fillette, le visage rougi par le rire. Ce n'est pas ce que je voulais dire !

Ariane faisait des rêves étranges, ces derniers temps. Elle n'en avait parlé qu'à Thys jusque-là, mais son absence ainsi que celle des deux autres lui avaient offert l'occasion de se confier à Orion. C'était arrivé un peu par hasard, et elle n'aurait jamais pensé s'adresser à lui auparavant. Les trois autres enfants étant partis très tôt à ce qu'ils leur avaient dit être "l'I.T.B" sans plus de précisions, la veille au soir. Ariane s'était réveillée seule, et très affolée. En temps normal, personne ne le remarquait, si ce n'était son frère, qui se réveillait alors automatiquement au même instant, et montait dans le lit de sa sœur pour voir ce qu'elle avait. Mais cette fois, il n'avait pas été là, et, en prime, Orion était déjà réveillé. L'ayant vue affolée, il l'avait immédiatement questionnée, et elle avait parlé d'un cauchemar. C'était le cas. Mais c'en était un de ceux qui, en y repensant, n'avaient rien d'effrayant, et pourraient même faire office de rêve, s'il n'y avait pas cette atmosphère angoissante qui l'enveloppait. Bien loin de se moquer, le garçon l'avait invitée à descendre pour le lui raconter.

Le cauchemar d'Ariane était pour le moins étrange. Elle avait confié à son ami qu'elle l'avait fait quelques fois, après l'apocalypse, et la mort de ses parents, mais que ces derniers temps, c'était tous les deux jours. Avec ses propres mots, et des paroles parfois confuses, elle décrit une plage, sur la côte française - elle avait la certitude que c'était bien là, sans trop savoir pourquoi - qui s'étendait à l'infini, semblait-il. Autour d'elle, ses parents, sur une serviette, le regard fixe vers la mer, et un sourire figé sur leur visage à l'expression sereine. Son frère qu'elle ne voyait pas, mais qui était là, comme s'il faisait parti d'elle-même. Et la mer, l'immense mer, face à eux. Quand son regard s'y promenait, il se laissait emporter de force par les vagues, qui l'amenaient loin, très loin de la plage sereine. Et, alors, quand elle tournait la tête, elle était perdue au milieu d'un océan d'un calme angoissant. Angoissant, c'était ce qui donnait son sens à ce rêve pour le transformer en cauchemar. Ariane ne comprenait pas d'où il venait. Mais Orion, connaissant son histoire, suggéra qu'elle associait peut-être cette image avec son départ des États-Unis qu'elle avait tant redouté, puis détesté, et maintenant, regretté de tout son cœur. Il avait ajouté à cela, en riant, que c'était compréhensible, puisque l'Arizona était un si bel état.

- Tu n'y es même pas né ! avait-elle répondu, le laissant perplexe.

- Pourquoi tu dis ça ? avait répliqué Orion, sachant très bien ce qu'elle allait répondre, mais voulant la voir ramer.

- Eh bien quoi ? Tu es d'ici ? Je croyais que... Tu avais l'air... Avec ta façon de parler, tes... manières... d'un étranger...

Cela avait fait sourire Orion.

- Et ma couleur de peau, n'est-ce pas ? avait-il ajouté, amusé.

Ariane avait rougi, gênée, puis bégayé une ribambelle d'excuses, avant de partir dans un fou-rire inarrétable.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire ! répéta-t-elle. Excuse-moi !

Orion lui expliqua alors qu'il était en effet d'origine mexicaine. Il était né là-bas, mais était arrivé ici à l'âge de deux ans. Ses parents lui avaient toujours parlé anglais, et il ne savait pas dire un mot d'espagnol, mais ils avaient en effet conservé des expressions et des manières « d'étrangers » qu'ils avaient sans le vouloir appris à leur fils. Sa peau était légèrement bronzée, peut-être un peu plus foncée que les Français en plein été, pensa Ariane. Il était brun aux yeux noirs, et son regard toisait toujours la fillette d'un air amusé.

- Bon ! dit-il. T'as envie de faire quelque chose de marrant ?

Ariane avait toujours envie de faire quelque chose de marrant. Et encore plus si c'était interdit. C'était ce que le ton d'Orion laissait sous-entendre. Elle accepta avec vivacité et il la mena hors de leur case. Depuis quelqus temps, circuler librement dans la base était autorisé, et, d'ailleurs, en dehors des heures de repas, le réfectoire était ouvert aux jeux. Rien n'avait été fait pour séparer les enfants d'une même base. Au contraire, ils étaient de plus en plus poussés à créer des liens, au nom de la "solidarité" qui était essentielle s'ils voulaient reconstruire une humanité nouvelle. Orion et Ariane ne voyaient pas comment ce serait possible. Et eux ne savaient même pas en quelle mesure elle était détruite, ni ce qui les attendait.

- Ce n'est pas la dernière ! s'exclamait au même moment l'homme qui dirigeait la classe où étaient les trois autres enfants. Ce que nous avons vécu, ce que le monde a vécu, n'est qu'un début. Dans peu de temps, ce ne sera plus un, mais dix pourcents de la population qui sera décimée. Un milliard de personnes ! Laissés à leur propre sort, sans...

Eyllée coupa l'ancien aventurier dans son discours mélodramatique - qu'il avait appris par cœur - en levant la main. Il en fut irrité. Il adorait effrayer ces enfants, ce qu'il faisait depuis une heure, car il se sentait ainsi supérieur à ces petits êtres. Il était étrange de se dire que sans cela, il avait peut-être un complexe d'infériorité par rapport à des enfants de dix ans. Il l'interrogea pourtant, s'attendant tout de même à ce qu'on lui demande si eux, au moins, étaient en sécurité. Mais il avait sûrement oublié qu'il était face aux plus intelligents du camp 2, et, en ce moment, à Eyllée, qui n'était pas du genre à s'effrayer après ce qu'elle avait vécu. Surtout que la peur disparaissait sous le flot de paroles assommantes qu'il leur balançait en pleine figure depuis une heure.

- Mais, monsieur, commença-t-elle d'un air naïf qui trahissait une profonde réflexion, vous avez le moyen de sauver ces personnes. Pourquoi ne le faites-vous pas ?

Quelques murmures fusèrent alors dans la salle. Tous les génies qui s'y trouvaient le comprenaient. Ils faisaient enfin face à l'évidence, grâce à Eyllée : ils les avaient choisis, eux, non pas pour les sauver, mais pour leur jeunesse, qui leur permettrait d'intégrer plus facilement de nouvelles compétences, car c'est aux alentours de leur âge qu'il est le plus facile d'apprendre ces choses. C'était comme les nouvelles langues. Plus on est petits, mieux on peut s'approprier des compétences. Et il y avait, bien sûr, autre chose ! Personne ne sachant combien de temps leur séjour à la base allait durer, il ne fallait pas miser sur les adultes. Eh oui, c'était évident, ils étaient là pour reconstruire l'humanité. Et si, en sortant de la base, ils n'étaient plus en âge de pouvoir assurer une descendance, tous les efforts de la base n'auraient servi à rien.

C'était pour cela que, pour avoir une marge de manœuvre maximale, ils avaient couvert dix ans en créant une sélection d'enfants s'étalant de cinq à quinze ans. Thys frissonna en réalisant tout cela. Il jeta quelques coups d'œil autour de lui pour vérifier que tous les autres enfants avaient déduit à peu près la même chose. Il pensa un instant que la base avait sous-estimé leurs capacités de réflexion, et trouva absurde qu'ils aient pu penser un instant qu'ils leur cacheraient longtemps la vérité. Car d'une certaine façon, savoir que la base tirait profit de leur sauvetage les rassurait : qui ferait cela par simple empathie ? Personne de la race humaine en tout cas.

Mais Eyllée ne voyait pas du tout cela de la même façon. Pour elle, si Mirage leur avait menti sur la raison pour laquelle ils les avaient emmenés ici, ils étaient en danger. Peut-être même cherchaient-ils à les exploiter. Ses idées s'étaient enchaînées aussi vite que celles de Thys, mais elle n'en avait pas tiré des informations aussi claires. Elle reprit donc la parole au milieu de l'excitation générale, parlant au nom de tous.

- Donc, vous voulez vous servir de nous ? Nous exploiter ? Mais comment ?

Elle avait dit cela avec le plus grand calme possible.

- "Vous êtes le futur", énonça alors Wilhem qui venait de faire le lien qu'avait fait ses amis, c'est ce que vous vouliez dire par là ! Grâce à nous, l'humanité pourra survivre ?

A présent, l'explorateur qui leur faisait cours avait cédé sa place à Jennifer Marino, qui avait pris le relai dès qu'elle avait vu la situation dégénérer. Elle se dit qu'elle avait eu raison d'insister pour pouvoir assister à ce premier cours. A vrai dire, elle n'était pas si étonnée de cette révolte. Mais cet incapable de Marcel ne savait pas s'y prendre, avec les enfants. Il s'était reconverti en journaliste, et ses connaissances leur avaient été indispensables pour le fonctionnement de ce secteur de l'I.T.B. Chaque personne de l'élite qui l'écoutait ici apprenait des choses en même temps que la petite classe. Jennifer prit la parole d'un ton posé, rassurant, assuré.

- Wilhem, je me souviens bien ? Et Eyllée. (Jen eut en tête à ce moment-là que ces deux-là avaient le même profil intellectuel, et pensa en fonction de cela. Elle ne s'était manifestement pas trompée.) Vous avez raison. Si vous êtes là, ce n'est pas réellement un hasard. Nous avons dû faire des concessions, parfois très dures. Mais nous avons gardé en tête un objectif. Nous ne mourrons pas aujourd'hui !

Elle avait dit cela presque en criant. Elle se convainquait elle-même par ses paroles, et elle en avait besoin. Cela lui donnait de la force, de la conviction qui ne manquait pas d'échapper à son petit auditoire, qui l'écoutait avec bien plus d'attention que Marcel avant elle. Cela le vexa profondément. Cette femme avait un charisme naturel.

- C'est ce que nous nous sommes dit chaque jour, et jour après jour, notre volonté de perpétuer la race humaine s'est renforcée. Tout ce qui nous arrive, ne nous mentons pas, est de notre faute. La planète a souffert à cause de nous, et nous ne l'avons pas pris en compte. Les générations avant nous ont tout détruit. Nous avons achevé le travail. Alors, oui, l'humanité a fait s'écrouler les humains. Mais les humains en feront reconstruire une nouvelle, différente. Nous sommes là pour vous, et vous êtes là pour elle. Vous êtes le futur, Wilhem, en effet. Mais vous êtes votre futur autant que le nôtre.

Cette fois, son discours fut accueilli par des applaudissements. Elle avait dit la vérité, rien que la vérité, ce pourquoi elle était là, ce pourquoi ils étaient tous là. Ce qui lui tenait réellement à cœur. Elle avait mis sa vie entre les mains de Mirage, elle l'avait investie pour ces enfants. Et sa sincérité avait fait tout le travail à sa place...

*

- Attends ! On va où, là ?

Orion lui fit un clin d'œil et en profita pour analyser son expression. Il voyait bien qu'elle n'avait pas envie qu'il le lui dise.

- Fais-moi confiance ! Ça va être amusant, crois-moi.

Ariane ne pensait pas à se méfier plus que cela de son ami. Il n'était pas dangereux, ne la trahirait jamais, elle ou les autres, mais il se montrait parfois imprudent. Mais l'imprudence était tout ce que préférait la fillette. Ils croisèrent quelques personnes sur leur chemin, mais aucune d'elle ne leur adressa la parole. Ariane se demanda alors pourquoi la base tenait tant à les mettre à l'écart des enfants des deux autres camps.

- Et sinon, t'es né quand ? le questionna-t-elle pour combler le silence.

- En février.

- On est nés le même mois que toi ! répondit-elle avec enthousiasme.

Elle disait toujours on. Impossible de parler d'elle sans que son frère n'y soit intégré. De toute manière, ils étaient identiques, alors parler de l'un revenait à parler de l'autre. Ils croisèrent un membre de l'élite, qu'Orion percuta violemment. Il sembla un instant à la petite fille qu'il l'avait fait exprès, mais elle ne voyait pas pourquoi. Plus loin, ils arrivèrent devant une porte fermée, et Orion en brandit les clés fièrement, après avoir vérifié qu'il n'y avait personne pour les voir.

- T'es sérieux ? s'exclama la petite fille. Mais t'as choppé ça où ?

Il parut très content de lui.

- T'as pas remarqué, hein ? Ils ont tous cette clé sur eux. C'est celle qui ouvre la salle de commandement du camp, expliqua-t-il en montrant du doigt la porte devant eux. On entre, on fouille, parce que c'est marrant, on en profite pour voler quelques trucs utiles, et on repart.

- En mode agent secret ?

- Exactement.

Ils faisaient cela simplement pour s'amuser, comme les deux gamins au quotidien ennuyeux qu'ils étaient. Une fois qu'ils furent entrés, ils refermèrent la porte à double tour et se mirent à examiner la pièce. Très petite, très sombre malgré l'éclairage artificiel, elle possédait un bureau sur la gauche, un peu en bazars, et un divan à droite, ainsi qu'une... machine à café. Ariane en fut étonnée. C'était de ces machines qu'elle avait vues en France. Orion se dirigea vers le bureau, fouilla dans les tiroirs, se servit même un café et le recracha immédiatement sur le sol.

- Eh ! l'interpella soudain Ariane. Viens voir !

Elle avait trouvé, cachée sous une pile de papiers "confidentiels" à la pochette bleu délavé, une minuscule clé. Ils entreprirent alors de trouver à quelle serrure elle correspondait. Finalement, ils virent qu'elle ouvrait un tiroir du bureau, assez petit et bien dissimulé.

- Tu crois que c'est à qui ? demanda Orion, qui n'espérait aucune réponse.

Ariane haussa les épaules. Il n'y avait rien de très intéressant à leurs yeux dans ce tiroir. Elle put tout de même apercevoir une date, très visible, en haut d'une feuille.

- Tiens ! remarqua-t-elle. Ce papier a été fait il y a cinq ans. Bizarre qu'ils gardent des archives ici. Ils font que nous répéter de nous concentrer sur l'avenir.

Elle eut le temps de lire le titre, "rapport d'enquête" et les mots "accidents" et "victimes" avant d'entendre des clés qui déverrouillaient la porte de la salle. Affolée, elle lâcha le papier et la clé, laissant le tiroir ouvert, et les deux enfants s'immobilisèrent. Ariane pensa enfin qu'elle n'aurait peut-être pas dû "faire confiance" à Orion. Ce qu'ils avaient fait était une grosse bêtise, ils allaient sûrement être puni.

La femme qui entra fut très surprise de les voir.

- Ariane ? O... Orion ? Qu'est-ce que vous faites ici les enfants ?

Le ton calme d'Anna les rassura un peu. Rapidement, elle les fit promettre de ne plus recommencer, puis les fit sortir, en leur assurant qu'elle ne dirait rien si elle pouvait leur faire confiance. Quand ils furent sortis, elle s'empressa de remettre en ordre tout ce qu'ils avaient dérangé. Elle était venue dans la salle de commandement du camp 2 pour chercher, dans les objets trouvés, quelque chose qu'elle croyait avoir perdu en venant, la dernière fois, voir Wilhem. Elle allait refermer le tiroir, quand quelque chose l'interpella. Le papier qu'Ariane avait vu. Il dépassait un peu, et elle pu remarquer la date. C'était exactement la même que celle qu'elle avait vu dans la case de Mike. Cette fois, elle prit soin de lire le document entièrement.

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