Chapitre 10

Thomas s'acclimatait mal à sa vie ici. Il y avait quelque chose dans l'atmosphère de la base qui le dérangeait. Et s'il y avait bien une chose qu'il ne supportait pas, c'était de douter. Il n'avait rien de la patience malicieuse d'Ariane, qui attendait une faille de l'ennemi pour reconstituer le problème. Non, il doutait aussi facilement qu'elle, mais ne réagissait pas de la même façon. Il s'agitait vite, prenait la tête entre ses deux mains pour se calmer, mais n'arrivait pas à se concentrer pour chercher dans sa mémoire. Inutile pour lui de fouiller dans ce qu'il savait déjà. Ce qui était acquis, était acquis ! C'était sûrement un de ses défauts, puisque réfléchir était sûrement extrêmement porteur. Mais il fallait à Thomas presque une explication détaillée pour comprendre ce qu'il laissait passer. C'était très fâcheux, étant donné que ce qu'il savait valait de l'or. Le secouriste ne manquait pas d'intelligence, mais une personne plus vive d'esprit et patiente aurait tiré meilleur profit de ces connaissances.

C'est donc pour calmer sa rage intérieure qu'il parla à Jordan de ses doutes, et puis de ce qu'il savait de si particulier, mais sans jamais mettre en relation son sentiment et ses connaissances. Pourtant, instinct et raison étaient souvent liés. Son ami ne manqua pas de faire le lien évident qui échappait bêtement à Thomas. S'il sentait que quelque chose n'allait pas, c'était bien évidemment que ce qu'il avait entendu n'était pas anodin. Jordan répéta ce que lui avait dit son ami. Ce n'était pas exact, mais cela reflétait l'esprit global de la conversation.

- Et tu dis que c'est M. Brown qui parlait ?

- Oui, c'est ce que j'ai entendu, fit-il pensif. J'en suis sûr ! Il dominait largement la conversation, et discutait avec un autre homme... Je ne sais pas de qui il s'agit... Un autre homme qui avait l'air mal dans sa peau... Il ne rétorquait que très peu, et quand je l'ai vu sortir, de dos, je n'ai pas distingué son visage, mais il était énervé.

- Comme quelqu'un qui n'a pas la conscience tranquille ? suggéra Jordan.

- C'est ça ! Maintenant que tu le dis, il avait quelque chose à se reprocher, c'est sûr !

Les deux hommes restèrent silencieux quelques minutes. Thomas guettait un signe de son ami. Il espérait qu'il pourrait l'éclairer encore plus sur ce terrain. Jordan n'était pas d'une grande intelligence, mais il avait l'expérience de la vie, des humains, et approchait maintenant de la cinquantaine, ce qui était sensiblement plus que l'autre secouriste. Cette différence d'âge lui permettait d'avoir expérimenté assez de choses pour tirer des conclusions très justes dans tout ce qui touchait le comportement humain.

- Tu crois que ça a un rapport avec ce que ton instinct infaillible a détecté ? dit-il enfin.

Thomas eu un petit sourire.

- Te fous pas de moi, tu veux ? Je sens qu'il y a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond, ici.

- C'est ce que je dis.

- Mais j'ai l'impression que ce n'est pas si étendu que ça. C'est peut-être grave... mais rien à voir avec le fonctionnement de la base ! continua-t-il sans se soucier de la réplique de son ami.

- Ce n'est pas ce que tu me disais tout à l'heure.

- Ça a un rapport avec ces deux types, en particulier. Ils cachent un secret, mais faudrait déjà que je connaisse l'identité de l'autre...

- T'as entendu son nom ?

Thomas arrêta de fixer le sol et releva enfin la tête vers Jordan. On aurait dit qu'il n'entendait que maintenant son ami parler.

- Mais non, crétin ! Sinon je n'aurais pas eu besoin de toi pour m'en rendre compte !

Jordan haussa les épaules d'un air bourru. Puis il se leva, frotta le dos de son collègue, et le salua, indiquant qu'il allait au réfectoire de son camp. Thomas resta donc seul, dans la petite chambre du centre de commandement qui lui était destinée. Il n'avait pas été affecté au camp Destiny, mais il n'y avait plus de place au camp 2, d'après ce qu'on lui avait dit. Thomas ne trouvait pas cela si mal. Certes, cela faisait un peu de chemin à faire jusqu'à son camp, mais au moins il avait le privilège d'avoir une fenêtre qui donnait sur l'extérieur. Il ne supportait pas l'idée d'être enfermé sous-terre. Comme si c'était la fin du monde, allait-il rajouter. Mais il stoppa le cours de ses pensées. Il eut un frisson. Était-ce bel et bien la fin du monde ?
Dans tous les cas, si la terre survivait, ce ne serait pas la fin de l'humanité.
Lui et les autres membres de l'élite se l'étaient promis.

*

- Merci, murmura Anna.

Mike posa le téléphone portable qu'il avait dans les mains et la regarda. L'I.T.B (intellectual training base) ou base de formation intellectuelle, qui comptait un secteur informatique, avait depuis quelques jours installé des lignes téléphoniques dans l'enceinte de la base, pour permettre à nouveau aux membres de l'élite de communiquer.

- Pourquoi tu me remercies si souvent ? s'étonna-t-il.

- Tu le sais bien, fit Anna, gênée. Sans toi, Wilhem...

Elle laissa sa phrase en suspens.

Mike décolla son dos du mur et vint s'asseoir à côté d'elle, sur le lit. Ils étaient tous deux dans la chambre de Mike, au centre de commandement, car la chambre d'Anna était au camp 3, et qu'elle se plaisait à voir l'extérieur. La nuit tombait doucement sur l'Arizona, en cette fin d'été. La jeune femme estima qu'il devait être aux environs de vingt-deux heures.

Le professeur John n'avait rien à voir avec l'homme qui se tenait devant elle. Le trentenaire avait une expression de visage toute différente quand il ne travaillait pas, et en particulier, pensait-elle, quand ils étaient ensemble. Son air doux et compatissant aurait pu sonner faux pour toutes les autres personnes qui le connaissaient sous ses deux facettes. Mais pas pour Anna. Il lui était un ami cher, et sa présence était un soutien considérable pour la jeune femme. Mais n'était-elle pas objective ? Ne voyait-elle seulement un homme bon et juste, qui adopte une personnalité qui n'est pas la sienne dans son travail ?

Et pourtant il était difficile de voir quel visage représentait le mieux Mike. Cet homme qui inspirait à la fois le respect et la confiance était-il ce qu'il laissait paraître ?  Anna ne s'en souciait pas. Elle était à présent collée contre lui, et il l'avait prise dans ses bras dans un geste plein d'empathie. Se rendait-il compte, réellement, de l'importance qu'avait Wilhem à ses yeux ? Elle n'imaginait pas une seule seconde que ce pourrait être une manœuvre pour gagner sa confiance. Il l'avait déjà depuis bien longtemps, sa confiance. Si elle savait ce qui s'était vraiment produit, ce à quoi il avait participé, on ne peut pas même être certain qu'elle lui en aurait voulu. Elle l'aurait affranchit de toute culpabilité, et il n'aurait sûrement pas contesté. Mais qu'en serait-il, maintenant qu'elle avait eu le malheur - pour Mike - de rencontrer Jack ?

- Merci, répéta Anna, merci d'être toujours là pour moi.

Mike John détourna les yeux, sans qu'elle ne puisse le remarquer. Elle avait enfoui sa tête dans son cou, comme une enfant. Elle sentait quelque chose d'horrible, mais ne pouvait déterminer sa nature. Heureusement que Mike était là pour la protéger. Si elle avait su que la véritable menace ne venait pas toujours d'où on l'attendait...

- C'est normal, murmura-t-il.

*

- Non, non, pas du tout ! Mais non, puisque je le dis ! C'est un con mais il n'est pas bête. Je sais, je sais, mais là c'est différent ! S'il crache le morceau, il est emporté avec moi ! Qu'est-ce que tu dis ? Des remords ? Oh non ! Pas lui ! Pas John ! Tu ne le connais pas. Ne t'inquiète pas, on ne risque rien.

Quelqu'un frappa à la porte de son bureau, et M. Brown dû mettre fin à sa conversation téléphonique. Il se dépêcha de supprimer la trace de son dernier appel, et posa l'appareil à l'envers sur son bureau. Puis il s'avança vers la porte d'un geste machinal en bougonnant. Il n'aurait jamais pensé avoir à nouveau affaire avec cet homme. C'était tout de même un comble ! Quand ils avaient rétabli les lignes téléphoniques, même entre les différentes bases, il n'aurait jamais pensé qu'il en profiterait pour le joindre de l'Utah ! Cet individu était tout ce qu'il y avait de plus dangereux pour lui.

Quand il ouvrit la porte de son bureau, à peine se rendit-il compte du trouble que lui avait causé cet appel, au point de faire une chose qui n'était nullement dans ses habitudes. Sa secrétaire, une vieille femme qui lui était très fidèle et qui l'avait suivi jusqu'ici, s'en aperçut, et fut assez étonnée. Normalement, quand elle frappait, M. Brown répondait de l'autre bout de son bureau qu'elle pouvait entrer. Jamais il ne s'était déplacé pour lui ouvrir. Les quelques secondes de surprise passées, elle présenta la personne qui voulait le voir et se retira.

M. Brown changea radicalement d'expression. Il fit s'asseoir la femme et tira une chaise vers lui.

- Vous vouliez me voir ? demanda-t-il d'un ton mielleux.

Question stupide qui trahissait toujours son chamboulement. Et pourtant, le directeur n'était pas un homme à faire des manières quand il s'agissait d'affaires. Faire fonctionner la base, sa base, en était une.

Jennifer Marino ne s'en aperçut pas. Elle ne connaissait que très peu celui qui se tenait en face d'elle et ne pouvait en aucun cas déterminer ce qui était ou non dans ses habitudes. Elle garda tout de même une très désagréable première impression, qui lui faisait plutôt penser à une négociation pour un contrat qu'à une discussion sur une base ayant pour but de sauver de jeunes enfants.

- Je venais vous rendre compte des examens que j'ai tenus sur les enfants du camp 2, aujourd'hui.

Par cette phrase, elle ramena M. Brown de très loin.

- Dites-moi.

Jennifer tendit un dossier assez épais, qui contenait son travail étalé sur toute sa dernière semaine.

- C'est qu'ils sont nombreux ! commenta-t-elle devant le silence gênant qui s'était installé dans la pièce.

- Oui, le camp 2 est assez rempli, on y a près de mille enfants, lui répondit-il d'un air distrait, en feuilletant rapidement le dossier.

Jennifer Marino s'aperçut vite qu'il ne savait qu'en tirer, et commença un court exposé, qui mettait en valeur les enfants les plus surprenants, et ceux les plus en difficulté intellectuellement.

- J'ai remarqué également, dit-elle, quelque chose de singulier. Il y a ici deux enfants... Page dix, oui, j'ai mis les fiches des enfants les plus doués au début. Il y a ici deux enfants dont le profil est exactement identique. Leur personnalité est tout à fait différente, mais leur profil intellectuel... est exactement le même ! C'est incroyable, je n'ai jamais vu ça, c'est très étonnant. Je me disais donc à moi-même...

M. Brown n'écouta pas la suite. Ses yeux s'étaient arrêtés sur les noms des deux enfants classés à égalité, "page dix". Eyllée Iven, Wilhem Steel. Le compte-rendu avait été retapé proprement à l'ordinateur. Ça a dû prendre un certain temps, pensa-t-il. Elle a de la chance d'avoir accès au pôle informatique, ces ordinateurs, ici, ne sont plus bons à rien ! Ses pensées étaient tout à fait disproportionnées par rapport au stress qu'il venait d'avoir. Si cette neurologue creusait la question, il était dans le pétrin. Encore fallait-il qu'elle reconstitue l'histoire dans son intégralité. Et, cela fait, que risquait-il finalement ? Le monde avait d'autres préoccupations ces temps-ci. Mais Mirage, la base d'Arizona, ne laisserait pas passer la faute qu'il avait commise, si on pouvait bien parler de faute. Il espérait ne pas en arriver à l'état américain.

- Bon ! dit enfin Jennifer, stupéfaite du manque de réaction de son interlocuteur. J'attends votre feu vert pour commencer !

Le directeur leva les yeux vers elle et sourit.

- Ils sont tout à vous ! répondit-il.

*

Thomas s'ennuyait de plus en plus, ici. Assigné au camp 3, il put se rendre dans la chambre de Jack pour prendre de ses nouvelles, et pour passer le temps, aussi. Il frappa quelques coups à la porte, tout en pensant à nouveau à ce qu'il s'était mis en tête de faire : découvrir qui était l'interlocuteur de M. Brown, à qui il avait dit tant de choses étranges. La prochaine étape serait bien sûr d'avoir des informations venant de cette personne plutôt que du directeur. En espérant qu'il soit plus accessible. Mais chaque chose en son temps.

Jack était seul, comme à son habitude. Ses colocataires passaient leur temps au réfectoire, mais le garçon n'en avait aucune envie. Il prétextait qu'il avait encore mal à sa jambe. Mais cela faisait plus de deux mois, et il n'avait plus rien. Il boitait toujours, pourtant. Rien à voir cette fois avec sa brûlure, mais il avait conservé une fragilité osseuse depuis l'accident, et quand il avait traîné sa sœur hors de l'immeuble, cela s'était aggravé.

Il était seul, sans ses camarades, certes, mais il semblait que quelqu'un ait eu la même idée que lui. Une femme qui devait avoir une petite trentaine d'année, brune, était assise sur un lit en face du garçon et ils avaient tourné la tête vers leur visiteur quand Thomas avait poussé la porte.

- Bonjour ! fit-il un peu surpris. Je venais prendre des nouvelles de Jack.

Il ne pouvait s'empêcher de le dire en direction de la jeune femme. Le garçon le remercia de sa sollicitude et lui apprit en quelques mots son état. Thomas l'écoutait d'une oreille attentive. Il s'était vraiment attaché à ce garçon. Puis il demanda à l'autre personne qui elle était d'un ton bourru.

- Anna Drake, médecin, se présenta-t-elle.

Il serra la main qu'elle lui tendait, radouci, puis se rendit compte de son impolitesse et se présenta à son tour. La première pensée qui vint à l'esprit de Jack fut "ces deux là vont bien ensemble". Il connaissait mal leur caractère respectif, mais ils étaient à présent engagés dans une conversation qui promettait une certaine entente entre eux. Ils en avaient presque oublié sa présence, et cela amusait le garçon.

Ils en étaient quasiment arrivés au fou rire, sur un terrain qui s'éloignait dangereusement de la morosité ambiante qui régnait à la base ces derniers jours, quand quelqu'un entra par la porte qui était ouverte, sans frapper.

- Anna ? Je te cherchais ! On m'a dit que tu étais là. Wilhem veut te voir. Ils t'ont autorisé à te rendre au camp 2 pour lui rendre visite.

La jeune femme arrêta sa conversation et remercia Mike. D'un seul coup, tout s'était effacé dans sa tête, et elle ne pensait plus qu'à rejoindre Wilhem. Mais Thomas n'avait plus que faire de leur conversation non plus. Il se stoppa net. Cet homme... Sa voix... Il n'y avait aucun doute possible. C'était bien lui. Cet homme était le pion manquant dans l'énigme...

*** Note d'auteur ***

Chapitre 11 disponible MERCREDI 11 août !
Comme mon voyage en Corse a dû être annulé, je pourrais au moins publier mes chapitres aux jours prévus sans dépendre du réseau médiocre du village XD...
Passez une bonne journée, et merci encore pour vos lectures, votes et commentaires ❤️
Je publierai dans quelques temps un livre bonus 😘

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