Chapitre 1: La venue des ténèbres (Partie 1)

Beaucoup d'histoires commencent dans un environnement paisible. Combien de récits relatent les aventures d'individus qui ont pu vivre en paix jusqu'à l'apparition d'un événement qui a fait basculer leur monde? Ces contes ont donné l'idée préconçue que les histoires commencent par la paix, se changent en ordalie, puis redeviennent ce qu'elles étaient avant.

Or, de tous ces récits, certains ne commencent pas de manière si calme. Ces textes finissent en général dans l'oubli, car les gens préfèrent les histoires où le héros se bat pour garder, récupérer ou obtenir quelque chose de précieux à ses yeux. Avec une telle mentalité, on pourrait penser que seuls ceux qui ont toujours vécu dans l'espoir peuvent surmonter tous les obstacles. Ce que beaucoup ignorent, c'est que l'espoir n'est pas la seule chose qui peut pousser les gens à réaliser des miracles.

Parfois, c'est justement parce que l'on n'a pas de rêve précis, pas d'objectif personnel bien défini à atteindre, que l'on peut se jeter corps et âme dans un combat perdu d'avance. Ceux qui n'avaient rien avant la confrontation n'ont rien à perdre pendant celle ci, et peuvent tout gagner à la fin. C'est pourquoi les seuls êtres capables de changer le monde et ses idéaux ne sont pas ceux qui cherchent à accomplir leurs rêves, mais ceux qui désirent juste vivre comme ils ne l'ont jamais fait.

***

En plein centre du continent anciennement appelé Europe, une ultime bataille allait se dérouler.

Un siècle plus tôt, cette région avait porté un nom particulier, mais lorsque le monde bascule, les gens ne peuvent plus se rattacher à des choses pareilles. Ceux qui ont tenté de le faire ont fini par disparaître, soufflés par les vents du chaos qui balayaient ce monde en constante évolution. Ce lieu était à présent connu sous le nom de Sarcad, nul ne sachant plus pourquoi. Ce genre de fait était anodin, des conflits apparaissant aux quatre coins du monde, opposants diverses factions, humaines ou non, parfois regroupant des alliances temporaires entre plusieurs peuples.

Dans cette plaine prise dans le tourment et la folie de la guerre, des sons résonnaient, mêlant le martelage du fer aux hurlements de créatures sorties des plus beaux rêves ou des plus terribles cauchemars. Peur, colère, haine et cruauté serraient le cœur de tous les êtres piégés dans le désir le plus primaire de toutes les races, mêmes les plus nobles: la soif de sang.

En ce jour du 19 mars 2125, cette guerre durait depuis quatre ans et opposait la confrérie Windelstein, un groupe multi-religieux vieux d'un demi siècle, à l'ordre sanglant du Léviathan, un groupe de sorciers s'étant tournés vers un démon pour acquérir plus de puissance. Des milliers de vies avaient été perdues au fil des combats, et la fin du conflit approchait à grands pas.

De part et d'autre de ce qui deviendrait un champ de bataille, les deux armées faisaient leurs derniers préparatifs.

Le sergent Fratz se frayait un chemin entre les tentes de la confrérie, tentant en vain d'ignorer les lamentations de ses camarades. L'espoir se faisait rare de leur côté, les récentes défaites ayant eu raison de leur motivation.

En passant entre l'entrepôt des chars d'assaut et les enclos pour les griffons, le sergent eut un haut-le-cœur. Des hommes entassaient des cadavres dans un recoin pour les brûler, certains morts n'ayant pas cessé de bouger. Il avait toujours la nausée en voyant les morts-vivants créés par les nécromanciens de l'ordre, reconnaissant parfois dans leurs rangs l'uniforme de la confrérie. Leurs ennemis n'avaient aucun scrupule à ramener à la vie les personnes qu'ils massacraient, qu'elles soient impliquées dans ce conflit ou non.

– Il était gigantesque ! Je n'avais jamais rien vu de tel !

Fratz accorda un bref regard vers un attroupement où quelqu'un décrivait sa rencontre avec Rogue, le commandant en chef des forces de l'ordre. Enfin, rencontre... Ceux qui se retrouvaient à moins de cinq mètres du démon n'étaient plus là pour en parler, sauf si on comprenait leurs grognements. Le soldat qui racontait son histoire n'avait dû le voir que de loin, assistant au carnage qu'il commettait sur le champ de bataille.

Les nouvelles recrues frissonnaient en apprenant qu'ils devraient se dresser bientôt contre un cauchemar sorti des enfers qui pouvait trucider des dizaines d'hommes d'un seul coup de hache. Aucune arme ou sort semblait capable de percer l'armure de Rogue que l'on disait avoir été forgée dans les flammes de l'autre monde, lui donnant des propriétés mystiques. Depuis que ce fin tacticien à l'esprit cruel et calculateur avait pris les commandes des forces de l'ordre, la confrérie n'avait de cesse de perdre du terrain.

Le seul but de Rogue et ses sbires était de tuer, piller et dévaster avec joie, prendre plaisir à voir leurs victimes les supplier en les tuant à petit feu. L'ordre n'avait que faire de la politique ou du pouvoir, seules la mort et la destruction les intéressaient. Face à ce fanatisme insensé, la confrérie semblait impuissante.

Fratz s'arrêta devant l'entrée du centre de commandement en saluant les gardes en poste et entendit des bribes de conversation. Il tendit l'oreille pour comprendre ce qui se disait.

Le colonel Blitz commençait à désespérer, ne voyant pas comment sortir ses hommes de ce bourbier. La quarantaine passée, ses cheveux grisonnaient déjà dû au stress des guerres passées, cette dernière étant la plus rude. Son regard d'acier s'était peu à peu érodé avec les années, perdant son éclat originel. Il était grand et imposant, mais ses joues creusées prouvaient que les derniers temps avaient été durs.

Le lieutenant Wolf, son aide de camp, tentait de l'aider à dresser un plan d'action. Plus jeune que Blitz d'une décennie, le lieutenant semblait pourtant avoir vieilli au point de rattraper son supérieur, les combats incessants ayant dévoré des années de sa vie. L'angoisse n'avait pas encore eu raison de ses cheveux bruns, mais la barbe qu'il ne prenait plus le temps de raser était parsemée de touffes blanches. Son unique œil bleu scrutait la carte qui s'étendait devant lui, ne lui présageant rien de bon pour l'avenir.

Aucun d'eux n'espérait obtenir la victoire, mais ils tenaient au moins à limiter leurs pertes dans ce combat, sans vraiment y croire.

– Nous pourrions tenter une percée avec les griffons tandis que les tanks les couvrent à distance tout en formant une ligne défensive, suggéra le lieutenant.

– C'est inutile, maugréa amèrement le colonel. Tout ennemi tué par nos troupes serait ramené à la vie par ces fichus nécromanciens et seraient alors derrière nos divisions de griffons. Ils auraient le champ libre vers nos tanks qu'ils ignoreront pour s'attaquer directement à nos lignes arrières qui seront submergées. De plus, si nos griffons parviennent à passer la première ligne de défense ennemi, ils devront faire face aux unités d'élite de l'ordre et à Rogue lui même avant de pouvoir s'en prendre aux nécromanciens. Nous n'avons aucun moyen d'action efficace.

– Mais nous ne pouvons pas reculer ! explosa le lieutenant en frappant la table de son poing, enragé par leur impuissance. L'ordre ne fait jamais de prisonniers de guerre, et il pourra s'attaquer aux civils si nous ne lui faisons pas obstacle ! Nous devons les arrêter !

– Et comment ? s'écria Blitz en serrant les poings. Nous ne sommes pas de taille pour affronter ce genre d'armée ! Si nous pouvions éliminer les nécromanciens, notre armée pourrait prendre le dessus, mais jamais nous ne viendrions à bout de Rogue si nos troupes sont concentrées sur les leurs ! Et comme il est impossible d'atteindre les nécromanciens sans éliminer le plus gros de leurs effectifs qui seraient ramenés instantanément à la vie par eux, nous sommes incapables de les arrêter !

– Je sais, mais...

Lassé de les écouter, Fratz poussa un pan de la tente et entra. Il fut dévisagé par les officiers qu'il interrompait, mais se moqua de l'énervement qu'il voyait poindre dans leurs regards.

– Pardon lieutenant, les salua-t-il, puis-je vous parler ?

– Faites, sergent, notre discussion tournait en rond de toute façon ! grinça Wolf en jetant en coin un regard noir au colonel.

Le sergent Fratz se racla la gorge. Tout comme les autres soldats, cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas dormi, craignant une attaque imminente de leur ennemi. Alors que les troupes désespéraient, les soldats s'étaient mis à parler de choses et d'autres, allant jusqu'à mentionner un espoir qui semblait absurde. Il savait que ce qu'il s'apprêtait à dire à ses supérieurs était insensé, mais il ne pouvait plus faire marche arrière.

– Je discutais avec le reste des troupes, expliqua Fratz, et il nous est paru évident que, si nous partons au combat aujourd'hui, aucun d'entre nous n'en reviendra.

Le lieutenant et le colonel se dévisagèrent sans rien dire. Ce fait ne leur avait pas échappé et ils se doutaient bien que leurs hommes avaient compris leur situation. La peur et l'hésitation s'étaient répandues dans le campement tel un feu de forêt infernal, dévorant tout sur son passage.

Ils ne devraient pas faire part de leurs inquiétudes à leurs hommes, mais une fois devant les portes de l'enfer, ce genre de problème n'est plus très important. Pas quand ils pouvaient deviner ce qui les attendait de l'autre côté.

– C'est un fait, sergent, déclara le colonel. Nous n'avons absolument aucun moyen de gagner ce combat. Nulle stratégie, nul plan d'attaque saura nous apporter la victoire. Quand le combat reprendra, tous ceux qui seront encore ici mourront sans le moindre doute. Dans de telles conditions, je comprendrais que certains veulent partir. Je le sais car je suis l'un d'eux, mais je ne peux pas fuir. Nous sommes ici en mission. Notre Seigneur ne peut pas agir en personne, il doit passer par les actes des hommes pour nous aider, et c'est pour cela que nous, la division Gabriel, nous nous battons. Je ne suis pas arrogant au point de penser que cela suffira pour gagner cette guerre, mais nous avons pour devoir de défendre les faibles, quel qu'en soit le prix, compris ?

Fratz, bouche bée devant un tel discours, parvint cependant à faire part de ses idées à ses supérieurs.

– Nous le savons tous, nous avons tous peur, mais aucun d'entre nous n'a l'intention de fuir. Nous préférerons tous la mort à ce déshonneur.

– Dans ce cas, sergent, nous vous en remercions, mais....

– Cependant, nous n'avons pas tous perdu espoir, le coupa le sergent. Beaucoup d'entre nous disent qu'il nous reste une chance.

En entendant cela, Blitz et Wolf fixèrent leur interlocuteur avec stupeur.

– Vraiment ? demanda le lieutenant. Et quoi donc ?

Fratz s'humecta les lèvres, sachant pertinemment qu'il s'avançait sur un terrain glissant. Il allait parler d'un fait reconnu, mais qui était toujours enveloppé de mystère. Les soldats savaient que les chances étaient contre eux, mais la possibilité d'être sauvés avait fait germer dans leurs cœurs l'étincelle d'un dernier espoir qui refusait de s'éteindre, même devant Rogue.

– Nous savons tous quel jour nous sommes, exposa Fratz. Je suis sûr que vous le savez aussi. Cela fait un siècle que ça dure. Une fois par décennie, à cette même date, celui qui marque le début de cette ère, un trou s'ouvre dans le ciel, quelque part dans le monde, et de cette faille tombe une personne aux pouvoirs démesurés.

– Vous voulez parler des Miracles Vivants, n'est-ce pas ? soupira le colonel en secouant la tête.

Personne ne pouvait ignorer l'existence des neuf êtres qui avaient plus façonné le monde que n'importe quel individu. On disait d'eux que les endroits où ils apparaissaient étaient promis à un avenir meilleur, et ceux qui se dressaient face à eux, peu importe leur puissance, ne pouvaient que se soumettre ou périr.

– À chaque fois que l'un d'eux apparaît, le monde s'en trouve bouleversé ! insista Fratz. Ils apportent paix et prospérité à ceux qui les suivent ! Vous avez entendu les histoires, vous aussi ! Celles qui disent qu'ils n'ont jamais perdu un combat, peu importe l'ennemi !

– Et vous pensez que nous serons assez chanceux pour voir apparaître un Miracle Vivant ici ? se moqua Wolf. Alors qu'il y a tant d'endroits où il pourrait arriver ?

Fratz ne baissa pas son regard en sentant le scepticisme de ses supérieurs. Il savait tout aussi bien qu'eux qu'il était absurde de compter sur un coup du hasard. Mais face à une mort certaine, n'importe quel espoir, même le plus infime, était une perche à laquelle les désespérés étaient prêts à s'accrocher.

– Vu ce qui nous attend, il ne nous coûte rien de prier.

Le lieutenant se pencha vers son supérieur et souffla à son oreille.

– Je doute qu'un Miracle Vivant apparaisse ici, mais prier n'est pas forcement une mauvaise chose. Après tout, notre pape est lui même un Miracle Vivant, alors prier pour eux en ce jour pourrait au moins apporter un peu de réconfort à nos hommes.

Le colonel scruta le visage du lieutenant. Il connaissait l'homme à ses côtés depuis des années, il l'avait épaulé fidèlement, même s'ils en étaient souvent venus à se disputer, bien qu'ils ne le faisaient que lorsque leurs hommes ne pouvaient pas les voir. Il respectait son avis qui était toujours sage et avisé.

– Même si l'espoir peut se révéler factice ?

– Est-ce pire qu'un véritable désespoir ?

À ces mots, un vent froid se mit à parcourir la région. Humains et autres créatures frissonnèrent. Les cerbères de l'ordre, d'ordinaire si calmes en dehors des combats, hurlèrent à la mort, et les griffons semblèrent pris de panique.

– Mais... que se passe-t-il ? bafouilla Blitz qui ressentait le changement dans l'air.

– Mon colonel, venez voir ça ! s'exclama un soldat qui venait de faire irruption.

Sans un mot, ils sortirent tous de la tente pour voir ce qui se tramait.

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