Chapitre 9 ✅

À contrecœur, j'étais retourné dans la même chambre que ce matin, cette fois pour tenter de guérir. Mais à force, j'avais fini par m'assoupir. Et quand je me réveillai à nouveau, c'était le lendemain. Je devais bien avoir dormi près de vingt heures et je sentais mes blessures - les plus petites, du moins - parfaitement cicatrisées. Mon bras me pinçait encore quand je le bougeais trop brusquement, et mes côtes semblaient guérir de travers. Mais j'avais accordé une seule journée de plus à Télio, soit vingt-quatre heures, et j'en avais déjà gaspillé un bon nombre. Aussitôt que je serais libre, j'irais tout de suite voir Jeremy et il me rafistolerait les os. Je sais exactement tout ce qu'il est capable de faire...

Je sortis du lit et parvins, cette fois, à chausser les souliers qu'on m'avait prêtés. Mais je n'avais pas fait deux pas que Shell arrivait dans la chambre, tenant une petite trousse contre elle.

- Enfin réveillé, dit-elle dans un soupir. Je commençai à croire que tu étais tombé dans un coma ! Je vais changer tes bandages...

- Non, pas besoin ! dis-je aussitôt, dégouté à l'idée de retirer ma chemise devant des témoins - Shell n'avait pas vu que Télio se cachait au coin du cadre de porte. Je vous assure, je guéris vite. La peau s'est déjà refermée. Vous n'avez pas à gaspiller vos efforts pour moi.

- Tu es vraiment tout comme Télio, à ce que je vois.

Je répondis d'un petit sourire forcé. Ma migraine de la veille semblait doubler en puissance, et ces remarques sur nos ressemblances ne m'aidaient en rien. Je commençais à les trouver pénibles.

- Tu dois avoir faim ?

- Je peux survivre sans petit déjeuner. Ne vous embarrassez pas de moi, je vais partir dans quelques heures.

Mon estomac grondait famine, mais je fis de mon mieux pour l'ignorer.

- Alors t'es prêt à visiter ? s'écria Télio en sortant de sa cachette, un grand sourire au visage.

Je hochai la tête d'un geste las et consenti enfin à suivre Télio qui se précipitait déjà vers l'entrée. Une fois de retour sur la route de terre battue, Télio ralentit le pas, me permettant de le rattraper, puis il alla vers la droite, le chemin inverse de la veille.

- Tu vas bien ? T'as encore l'air fatigué, dit Télio avec un petit regard en coin.

- Migraine, dis-je platement. J'ai l'impression d'étouffer.

- Oh. Ce doit être l'oxygène. Il n'y a pas beaucoup de plantes, mais pour ce qu'on a réussi à planter, ça prend bien ! Dans quelques années, j'en suis sûr, ce sera un peu mieux.

- Arrête de blablater ; montre-moi ce que tu veux me montrer, et puis je m'en vais !

- T'as hâte à ce point de partir ? dit Télio d'un air triste.

- T'as peut-être pas remarqué, dis-je en pointant mon corps, mais il me faut un médecin, et y'en a pas, ici !

- Ouais... je suis déso...

- Je sais, tu l'as déjà dit ! m'énervai-je.

- Alors soit tu es quelqu'un de vraiment grognon, soit tu as menti à Shell et que tu es présentement affamé.

- Un peu des deux. Mais vous avez plus besoin de cette bouffe que moi, donc je n'y toucherai pas.

Télio haussa les épaules, à court de répartie, puis poursuivit sa route entre les maisons. Je le suivis, les mains dans les poches. Plus nous nous enfoncions dans le village, plus il y avait de gens sur notre chemin ; des enfants qui jouaient avec un vieux ballon à moitié dégonflé, une femme étalant des vêtements pour les sécher. Mais je remarquai surtout les difformités ; un bon nombre d'entre eux semblaient avoir un petit quelque chose hors normes. Cette femme avec une drôle d'excroissance lui dévorant la moitié du visage ; cet homme avec une seule main ; cet enfant avec une sévère scoliose.

- J'attends encore de trouver le positif que tu m'as promis, dis-je en me penchant légèrement vers l'oreille de Télio par peur de me faire entendre.

Télio me lança un regard noir, comme quoi je venais de faire un propos raciste.

- Des gosses qui s'amusent et qui rient, c'est pas positif pour toi ? répliqua-t-il.

Je levai les yeux au ciel, et Télio poussa un long soupir.

- On est presque arrivés à notre premier arrêt. Plus qu'une petite minute.

- Alors il me reste assez de temps pour te poser une question ? dis-je au même moment qu'elle apparaissait dans mon esprit.

- Vas-y.

- T'aurais pu me laisser repartir, mais tu m'as attaqué. Tu voulais absolument que je vienne ici.

Télio garda le silence, les joues virant au rouge. C'était bien l'avantage d'avoir la peau naturellement blême ; je pouvais lire sur son visage comme dans un livre ouvert.

Finalement, Télio s'arrêta de marcher pour me faire face.

- C'est pas vrai. Tout ce que je voulais, c'était de ramener la nourriture à ma tante... Quand tu avais crié, je m'étais retourné, et ensuite j'avais aperçu la chauvesouris et j'ai su que c'était toi. Là seulement, j'ai compris que tu étais comme moi - sans me douter que tu étais mon jumeau - alors j'ai voulu te voir de plus près. Je voulais que tu t'arrêtes, mais toi, tu m'as pris par les pattes et j'ai paniqué...

- T'as essayé de m'attraper dans tes serres !

- Je savais pas quoi faire pour te forcer à ralentir !

- Mon but étant déjà de t'arrêter, si tu avais simplement atterri, je t'aurais rejoint. Et on aurait pu parler tranquillement.

Télio haussa les épaules et baissa la tête, poussant un long soupir las.

- Excuse-moi...

- Ça va.

Télio me lança un dernier regard triste, puis poursuivit sa route. Il entra ensuite dans la cour d'une petite habitation au bois tout pourri. Il cogna à trois reprises contre le battant et attendit, les mains dans le dos. Je restai quelques pas derrière, ne sachant trop quoi faire.

Au bout de quelques secondes, un homme ouvrit la porte. Je ne fus pas étonné de voir qu'il était très maigre et apparemment aveugle d'un œil. Il avait un iris brun et l'autre totalement blanc.

- Télio, salut ! fit-il avec un grand sourire. T'es là pour Samy, j'imagine ?

Il se retourna, mais au même moment, il remarqua ma présence. Il fronça les sourcils, garda le silence quelques secondes, pour finalement revenir à Télio.

- Panique pas, mais je crois que t'as un clone qui te suit.

- C'est pas un clone, dit Télio dont la peau virait au rouge. Je vous expliquerai plus tard...

L'homme me lança un regard suspect avant d'enfin retourner dans sa maison et d'aller chercher Samy. Télio profita de ce moment pour me faire face.

- Ils vont tous réagir comme ça. Pour le peu qui sait que j'avais un jumeau, la plupart l'ont surement oublié. De toute façon, déjà que t'es supposé être mort, ça n'aide pas les choses.

- Et le fait que t'as justement essayé de me tuer, ça aide encore moins.

Télio me lança un regard ennuyé, mais avant qu'il ne pût répondre, une fille apparut sur le seuil de la porte. Mes yeux s'écarquillèrent en la voyant ; une vraie bombe. Moi qui m'étais attendu à un mec avec je ne sais quelle déformation, j'étais assez surpris de découvrir une jeune femme de notre âge, avec de longs cheveux noir et très frisé. Elle était, comme tous les autres, assez maigre.

- Samy ! s'exclama Télio en la prenant dans ses bras pour l'embrasser.

Je ne savais pas pourquoi, mais les voir ensemble me décevait. Je sentis le rouge me monter aux joues quand je compris le sens de mes pensées ; enfin, j'ai déjà Debbie, à quoi ça peut me servir d'aller voir ailleurs ?!

- Samy, je te présente Miö. Miö, c'est Samy. Ma copine.

Samy me lança un regard intrigué et je baissai les yeux, embarrassé. Je n'aurais jamais dû penser ce genre de trucs.

- Tu veux venir avec nous ? demanda Télio à Samy. Je vais lui montrer les petites merveilles cachées du village.

- Je ne dirais jamais non, répondit-elle d'une voix mélodieuse.

Rien qu'à entendre cette voix, j'étais sur qu'elle chantait très bien. Je me retins d'en faire le commentaire en me mordant la lèvre, évitant toujours son regard.

- Miö ? dit Télio en claquant des doigts sous mon nez. Ça va pas ?

- Je vais très bien, dis-je machinalement.

- Alors, suis-nous.

Télio et Samy retournèrent sur le chemin, continuant la route. Je gardais quelques pas de distance, la tête basse. Le silence régna un bon moment, jusqu'à ce que nous ayons passé la dernière maison. Là enfin, comme si c'était un signal, Samy se détacha du bras de Télio et se tourna vers moi.

- Je t'ai jamais vu ici, Miö. Tu viens d'un autre village ?

- De la cité, en fait, marmonnai-je.

- La cité ? s'exclama-t-elle en soudainement. Alors qu'est-ce que tu fous dans ce trou perdu ?

Je haussai les épaules, n'osant toujours pas lever les yeux sur elle. Sa beauté m'intimidait.

- Il m'a pris en chasse quand j'ai volé de la bouffe à son bouffi de roi, dit Télio. Et je... (Son visage devint aussitôt complètement rouge) Je l'ai presque tué. Alors je l'ai ramené ici pour le soigner.

- D'accord, mais pourquoi il te ressemble ?

- Parce que c'est mon jumeau.

Samy écarquilla davantage les yeux en me dévisageant, les sourcils en l'air. Elle ouvrit la bouche, mais croisa le regard de Télio et se ravisa à la dernière seconde.

Je les observai tour à tour, intrigué. J'avais cru déceler une conversation muette entre ces deux-là, comme s'ils me cachaient quelque chose. Mais je me trompais surement. Mon mal de crâne me faisait halluciner.

- C'est une longue histoire, dis-je. Vous en parlerez quand je serai plus là.

Le silence retomba encore une fois, alors que je ralentissais le pas pour mettre le plus de distance possible entre eux et moi. J'avais vraiment hâte de partir d'ici.

Enfin, un bruit constant et agaçant apparut, me rappelant des chutes.

- Ce sont des chutes que tu veux me montrer ? demandai-je alors.

- Comment t'as deviné ? s'écria Télio, boudeur.

- Je les entends. Mon ouïe est loin au-dessus de la moyenne. Et j'en ai déjà vu dans un film, je sais à quoi ça ressemble. Si c'est vraiment ça, la seule beauté de ton village - qui d'ailleurs est à l'extérieur de ton village -, je ne suis pas du tout impressionné.

Télio leva les yeux au ciel en soupirant. Pour un peu, je commençai à croire que je lui tombai sur les nerfs. Mais je ne pouvais pas lui en vouloir, puisque c'était réciproque.

- Mais j'ai bien entendu ? s'exclama Samy en s'arrêtant pour se planter droit devant moi. Des films ?!

- Des films.

- Vous avez l'électricité, chez vous ?

- Pas des masses, mais oui. On a même une télé et un lecteur DVD dans notre appart.

- J'en ai déjà vu un ! s'écria Télio avec un grand sourire et un regard malicieux. Je m'étais incrusté dans votre cinéma. Si je me souviens bien, le titre était parents trap. C'était génial !

- Ce film est nul. Mais je vois parfaitement où tu veux en venir, et c'est non.

- En venir où ? demanda Samy.

- Que Télio et moi échangeons de vie. Que je reste ici et qu'il prenne ma place dans la cité.

- En fait, je n'y avais même pas pensé, dit-il en perdant son sourire. Mais ce serait bien !

- Non !

Télio haussa les épaules dans un soupir, puis continua son chemin. Samy et moi en fîmes de même, et en peu de temps, le bruit en devint assourdissant, ce qui n'aidait en rien ma migraine qui commençait vraiment à se faire pénible. Nous escaladâmes un amas de roche et arrivâmes enfin à la fameuse chute, devant faire pas plus d'un mètre de hauteur, brassant une eau vaseuse. Des squelettes de poisson jonchaient la rive, s'écrasant sous nos pas.

En fin de compte, j'étais quand même assez impressionné par ces chutes. Impressionné du fait qu'elles étaient vraiment laides.

- Ma-gni-fique, dis-je d'un ton bourré de sarcasme.

- N'est-ce pas ? dit Télio avec un grand sourire, sans comprendre l'ironie.

Je grimaçai pendant que Télio retirait sa chemise et sautait à l'eau. Samy le suivit, ne gardant sur elle que ses sous-vêtements, mais je préférai détourner le regard le temps qu'elle plonge. Je m'assis sur la rive entre le squelette d'un poisson et d'un autre semblant être une grenouille, le menton sur les genoux.

- Tu viens, Miö ? Elle est chaude ! Et je parie que tu ne t'es jamais baigné dans une rivière.

- Jamais, en effet. Puisque je sais pas nager.

- Pas de danger, c'est pas profond.

Télio se mit debout dans l'eau ; elle dépassait à peine ses épaules.

- De toute façon, cette eau est probablement encore plus toxique que l'air. Je veux pas choper de maladies. J'ai déjà une grosse migraine rien qu'à être ici.

- Mais non...

- T'as pas remarqué les squelettes ou quoi ? C'est mortel !

- Je suis en vie, moi, à ce que j'en sais.

- Pour combien de temps ?

- Tu t'inquiètes pour rien, je te dis. Allez, Samy, on l'arrose !

Aussitôt, les deux se mirent à m'envoyer des gerbes d'eau, me trempant jusqu'à l'os. Je me levai d'un bond et courus hors de leur portée, alors que Télio riait à gorge déployée. Je serais mes bras contre ma poitrine, frissonnant.

-Tu commences vraiment à me faire chier !

- Assieds-toi et profite, soupira Télio. Et regarde ; t'es trempé, et t'es pas mort ! Tu devrais venir nous rejoindre.

- Tu sais quoi ? Je t'ai donné beaucoup plus de chance que ce que tu mérites. Je retourne chez moi.

- Miö...

Je l'ignorai, lui tournant le dos et parti à la recherche d'une cachette où retirer mes vêtements, puisque je n'avais plus de combinaison. Je trouvais rapidement un énorme rocher et enlevai ma chemise. Je passai une main sur mes côtes de gauche et grimaçai aussitôt ; c'était sûr, un truc clochait là-dedans. Vivement que je sache retrouver mon chemin jusqu'à Jeremy.

- Eh, petit frère.

Je sursautai en entendant la voix de Télio derrière moi. Je me penchai pour attraper mon vêtement au sol pour me cacher, mais la douleur m'empêcha de me relever. Je restai à genoux, le souffle court, et Télio s'agenouilla devant moi, le regard grave.

- Si j'avais su que tu étais aussi coincé, j'aurais trouvé autre chose à te montrer. Comme, heum... attend...

- Tu vas pas me laisser tranquille, deux secondes ? grognai-je.

- J'essaie juste de me faire un ami, dit Télio avec un regard triste. Mais... je peux savoir où t'es passé pour avoir autant de cicatrices ?

- Non !

J'attrapai à nouveau la chemise et la plaquai sur mon torse, mais mes bras étaient toujours visibles.

- Te vexe pas, soupira Télio.

- Je peux y aller, maintenant ?

- Je peux faire un bout de la route avec toi ? Tu ne sais même pas quelle direction prendre, de toute façon !

- Si je dis oui, tu me laisseras tranquille, après ?

Télio hocha la tête en baissant les yeux, déçus. Mais j'acceptais uniquement parce que les hiboux ne pouvaient pas parler.

- Je reviens dans une minute, dit Télio en se relevant. Je vais juste expliquer tout ça à Samy.

Je répondis d'un sourire forcé, probablement pas très crédible étant donné le regard que Télio me renvoya, puis il repartit vers la chute. J'en profitai pour me déshabiller en quatrième vitesse et me transformer avant qu'il ne voie encore mes cicatrices. Je me retournai sur le dos, attendant au soleil, les ailes grandes ouvertes.

Je ne savais pas quoi penser de Télio. Par moment, il me semblait sympathique. À d'autre, même sans que je comprenne vraiment pourquoi, il me tapait sérieusement sur les nerfs. Je fermai les yeux, essayant de me figurer quelque chose. Tout ce que j'arrivais à envisager de mon propre comportement à son égard, c'était de la jalousie. Il avait une vie de merde, mais lui, au moins, il n'avait pas été abandonné...

J'ouvris les yeux, un détail apparaissant dans mon esprit.

J'avais été découvert dans une ferme... à cinq ans. C'est ce qu'on m'avait toujours dit.

Pourquoi une ferme ? J'avais traversé tout le village avec Télio pour venir ici et je n'en avais vu aucune. Il y avait bien quelques champs où ils faisaient tant bien que mal pousser des légumes, mais c'était tout. Et pourquoi cinq ans ? Si on m'avait abandonné, j'aurais compris si ça avait été directement à la naissance... pourquoi attendre autant ? Un bébé n'aurait jamais pu survivre dans ce désert pendant tout ce temps...

Voilà, un mystère de plus.

- Eh, Dracula, réveille !

J'ouvris les yeux pour voir Télio, loin au-dessus de moi, un sourire aux lèvres.

- Je croyais que les chauvesouris n'aimaient pas la lumière ?

Je grognai et montrai les dents ; c'était ma façon de répondre « non » quand j'étais sous ma forme animale. En haussant les épaules, Télio retira ses derniers vêtements sans aucune pudeur et se transforma en hibou.

Nous repartîmes tous les deux vers la cité, deux bêtes nocturnes sous le soleil éclatant.

Si je n'étais pas présentement incapable de parler, je lui aurais certainement lancé tout un tas de questions. Mais ça devra attendre. Je n'étais pas assez dupe pour croire que nous ne nous reverrons plus. Nos chemins se croiseront à nouveau.

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