Chapitre 70

En ouvrant les yeux, je compris aussitôt que je n'avais pas eu ma dose de morphine depuis trop longtemps. Je plaquai ma main droite contre mon ventre, au-dessus du foie, alors que je tâtai le lit de la gauche, à la recherche de la cloche pour appeler Remi. Mais ce que je sentis sous mes doigts n'était pas normal ; pas moelleux et doux comme le matelas et les draps, mais dure et froid comme un sol de ciment. Je clignai des yeux, essayant de distinguer quelque chose malgré la douleur qui m'embrouillait le cerveau, et tournai la tête.

Je plissai les yeux, incertain de ce qu'ils me montraient. J'étais apparemment dans une pièce ravagée ; tout n'était que du gris, du ciment et du béton placé n'importe comment. Je compris assez rapidement qu'on m'avait apporté ici, dans le coin ouest de Digora, où tout était en ruine.

- Miö ?

Je tournai la tête dans l'autre sens, à ma gauche, pour voir Télio assis contre un mur et blême comme un linge, Tom à genoux près de lui, et Math assit près de moi. Il ne me fallut pas une seconde de plus pour comprendre ; je laissai retomber ma tête au sol, fermant les yeux.

- Bande de crétins, grognai-je.

Math laissa échapper un petit rire.

- Content de te revoir parmi les vivants.

- C'est pas grâce à toi. Vous auriez au moins pu attendre que je sois guéri.

- Tu serais guéri que Remi t'aurait opéré à nouveau.

Je ne répondis rien, avouant qu'il avait raison. En même temps, j'aurais préféré que Math et les autres me laissent à mon calvaire ; ils en avaient assez risqué pour moi. Je m'étais déjà résigné à avoir atteint la fin de mon histoire. Il y avait tout un stock de médicaments cachés dans ma chambre, il m'aurait été facile de...

- Tu as mal ? demanda Math, me sortant de mes pensées. J'ai trouvé ceci dans ta chambre...

J'ouvris un œil pour voir ce qu'il me montrait ; une petite bouteille de gélule. Je la pris et lus l'étiquette ; de la morphine.

- Bonne pioche, dis-je en souriant faiblement.

Je me redressai lentement, m'efforçant de ne pas gémir. Une fois assis, je pris la bouteille et m'attaquai au bouchon.

- T'as de l'eau ? demandai-je.

- Non, désolé. On est parti un peu précipitamment.

Je ne répondis rien, attendant la suite. Mais Math se contentait de fixer la bouteille entre mes mains, jusqu'à ce que je parvienne à l'ouvrir pour me prendre une pilule et l'avaler d'un coup.

- Laisse ouvert, dit Math alors que j'allai remettre le bouchon en place. Télio aussi en a besoin.

- Pourquoi ?

Je levai les yeux vers Télio, contre le mur. Il n'avait pas bougé d'un pouce depuis mon réveil, mais alors que nos regards se croisèrent, il me leva le doigt d'honneur.

- Je me suis fait tirer dessus, expliqua-t-il avec une grimace.

- Encore ? dis-je en riant.

Pour toute réponse, Télio releva son teeshirt – mon teeshirt, comme je ne manquai pas de remarquer – et ensuite le drap taché de rouge qu'il plaquait contre son ventre. Sa peau était tachée de sang brunâtre, en provenance d'un trou un peu au-dessus du nombril. Je haussai les sourcils, dégouté ; ça, ce n'était pas un très bel endroit pour se faire tirer dessus. Télio a dû souffrir, et pas qu'un peu. Ça expliquait certainement son visage anormalement blême, et ses airs de fatigue.

J'eus envie de dire « arrête de faire chier le karma, et il arrêtera de te faire chier », mais je me retins. Je n'étais pas bien placé pour rire de lui.

Math me prit la bouteille de morphine des mains, fit tomber une pilule dans sa paume, puis referma la bouteille qu'il laissa au sol, près de moi. Il alla porter la pilule à Télio, qui la prit sans un merci. Math revint s'assoir près de moi, et derrière son dos, alors qu'il n'était pas encore assis, Télio recracha la pilule en gémissant et grimaçant. Tom, qui était toujours assis près de lui, leva les yeux au ciel avant de s'éloigner.

- T'as mordu ?

- Comment je devais savoir qu'il fallait pas mordre ?! Personne ne m'avait dit !

- Chut, parlez moins fort, dit Tom en lançant un regard noir à Télio. Si un garde passe tout près, on est grillé.

- On ? demandais-je en me tournant vers lui. Vous êtes inclus là-dedans ? Vous êtes... recherché ?

Le souvenir de ma dernière conversation avec les gardes me revint en tête ; quand Peter disait que si je ne reprenais pas les opérations, ce serait à quelqu'un d'autre de le faire, soit Tom, Math, Saphie ou Debbie.

Debbie !

Je me levai d'un bon, les nerfs en compote, mais la douleur dans mon ventre me fit vite retomber à genoux, alors que je plaquai une main sur mon ventre en gémissant.

- Force pas, Miö, dit Math à côté de moi. Tu sors à peine d'une opération, tu te souviens ?

- Oui, marmonnai-je, la voix étrangement grave. Mais... Debbie est en danger, et elle ne le sait même pas ! Il faut que j'aille la voir...

J'essayai à nouveau de me lever, plus lentement, mais Math m'agrippa par le bras et tira pour me forcer à rester assis. Je me laissai faire, à bout de force.

- Debbie n'est pas en danger, dit Math. Pas plus que nous, pour sur...

Math tourna la tête vers son père en faisant la moue. Tom prit une grande inspiration, las, puis se leva pour venir s'assoir plus près de nous.

- Tous les trois, on t'a fait sortir de l'hôpital, dit Tom, ses yeux rivés dans les miens. Mais on n'aurait pas dû réussir. Télio a failli se faire tuer, comme tu vois... Mais je suis parvenu à un arrangement et ils nous ont laissé filer, pour cette fois. Mais ils ont aussi dit qu'on devrait quitter la ville. Nous tous – Math et moi y comprit. Si on se fait voir encore une fois, ils vont nous tuer. Et voilà un petit problème, justement ; nous ne sommes pas officiellement des exilés, ce n'était qu'un conseil d'ami, qu'il m'a donné. Donc, je ne peux pas quitter la ville, ou les gardes qui surveillent la porte vont nous tuer.

- Il va falloir escalader, dit Math.

Je les regardai tour à tour, alors que je sentais les effets de la morphine faire son chemin et que la douleur se mettait à diminuer doucement. Math avait les yeux rivés sur la bouteille de morphine, comme s'il essayait de deviner le nombre de pilules violet qu'elle contenait, alors que son père me regardait toujours droit dans les yeux.

- Je vous aurais jamais cru aussi crétin ! m'énervai-je en me levant lentement, une main sur le ventre en m'appuyant sur le mur derrière moi. Vous auriez dû me laisser là. Non, mais c'était quoi, l'idée ?! Vous ne pouvez pas vous envoler en dehors de la ville, il me semble ! Vous êtes coincé dans une ville où tout le monde veut vous tuer ! Et vous êtes en danger à cause de moi !

- Je t'aurais jamais cru aussi crétin ! répliqua Télio, toujours seul dans son coin, à l'autre extrémité de la pièce. T'aurais dû me laisser me débrouiller seul, après avoir tué le roi. Et c'était quoi, l'idée ? Tu peux pas partir de la ville, parce que sinon, tu peux pas bouffer. Du coup, t'es coincé dans une ville où tout le monde veut te disséquer. Et tu t'es mis dans cette situation à cause de moi, du con.

J'en restai bouche bée face à cette répartie, alors que Télio me faisait un mince sourire mi-fier, mi-fatigué.

- Et t'oublies pas qu'on a les mêmes cellules dans le cerveau.

- Visiblement, marmonnai-je dans une grimace.

Je me laissai retomber assis contre le mur, ne sachant plus du tout quoi dire. La morphine faisait son effet, mais il valait mieux ne pas forcer.

- C'est dans des moments comme ça que j'ai l'étrange impression que vous êtes beaucoup plus que jumeau, marmonna Math.

- Ah, tu ne leur as même pas dit ? s'exclama Télio.

- Je l'ai dit à Math deux fois de suite, c'est pas mon problème s'il n'a pas compris, dis-je en fermant les yeux.

- Quoi ? demanda Math.

- Peu importe. Je pourrais pas plutôt savoir ce qu'on fout dans ce trou perdu ?

- Il fallait bien qu'on se cache, dit Tom dans un haussement d'épaules. J'avais pensé que quelque part dans le fin fond du côté ouest serait une bonne cachette – meilleur qu'une ruelle quelconque dans le centre-ville, du moins. C'était surtout pour être tranquille, le temps que tu guérisses, toi et Télio, et qu'on puisse quitter la ville.

- Et on la quitte comment ? demandai-je. Télio et moi, pas de problème, mais on peut pas vraiment vous porter sur nos épaules.

- On escaladera, dit à nouveau Math. Si vous deux, vous êtes en haut du mur, à nous tendre une corde, ce sera facile à grimper.

- OK, vu comme ça, c'est simple, captivai-je. Mais on la trouve où, cette corde ?

- Au deuxième étage de la tour. La salle de gym.

- T'as vraiment réponse à tout, à croire que tu veux réellement quitter Digora.

- J'ai toujours été curieux de ce qu'il y avait en dehors de ses murs...

- Y'a pas d'électricité.

Math fronça les sourcils en faisant la moue.

- C'est pénible, insistai-je. Il fait froid, la nuit. La bouffe est atrocement rare, même pour les carnivores.

- T'es chiant ! s'énerva Math en me donnant un coup de poing sur l'épaule. Je veux pas partir, mais j'ai pas le choix, voilà !

Télio éclata d'un petit rire, les deux mains plaquées sur son ventre.

- On me comprend, maintenant, quand j'avais pas envie de partir ?

- J'ai pas envie de partir, mais si je trouvais mon sosie qui habite déjà la ville, je ne me débrouillerais pas pour lui voler sa vie, dit Math dans un grognement. Je sais reconnaitre quand on veut pas de moi.

- Ouais, comme t'arrêtait pas de me coller au basque, jusqu'à ce que je te foute une bonne raclée.

- Tu as la même tête que mon meilleur ami, je pouvais pas deviner en deux heures !

- C'est long, deux heures, pourtant ! Moi, j'ai eu tout le temps de te trouver une très grande liste de défaut ; il faut toujours que tu aies raison, tu te crois meilleur en tout, t'as un nez encore plus long que celui de Pinocchio, tu...

- Télio, ferme-là ! m'énervai-je.

- Non, mais faut avouer que j'ai raison ! s'écria-t-il en levant un bras en l'air. Ce gamin me fait atrocement chier !

- Bah ça tombe bien. Va chier !

Télio ouvrit la bouche pour répliquer, mais sembla subitement manquer d'inspiration. Finalement, il ferma la bouche, les sourcils froncés et les bras croisés sur son ventre.

- Toi, va chier, marmonna-t-il.

Puis Télio n'ajouta plus rien, boudant dans son coin.

- Faut l'excuser, soupirai-je. Entre nous, les neurones n'ont pas été distribués à parts égales.

Télio me lança un regard noir, sans rien ajouter.

- OK, on va escalader le mur, dis-je pour changer de sujet. Mais maintenant, pas possible ; j'ai trop mal pour grimper, et tout autant pour voler. Je suppose que Télio aussi. (Télio hocha la tête.) Alors, pour maintenant, on fait quoi ? Parce qu'il me faut généralement trois jours pour passer par-dessus une opération. Et puis... J'ai faim. Je sais même plus depuis combien de jours j'ai pas mangé.

- Pas de problème, dit aussitôt Math.

Il pointa le tas de couvertures, dans un coin de la pièce, et Tom, qui était juste à côté dudit tas de couvertures, se mit à fouiller dedans, comprenant où voulait en venir son fils. En retirant une couverture, il découvrit un petit tas de fruits, dont une pomme, une grappe de raisin vert, quelques fraises, et même une poire. Je sentis aussitôt la salive me couler sur le menton.

- Fraise, marmonnai-je, presque en transe.

Tom ne se fit pas prier, m'apportant toutes les fraises. Je les posai sur mes jambes et me mis à les avaler, prenant à peine le temps de retirer les feuilles.

- Ça ne va pas nous durer trois jours, dit Tom en retournant s'assoir à sa place. C'était ton repas d'hier soir, quand tu te serais réveillée de l'opération. Faut croire que Remi l'avait apporté en avance, mais pendant que Télio se vidait de son sang et que j'argumentais pour sauver notre peau à tous, Math était tranquillement dans ta chambre, à rapporter tout ce qu'il jugeait utile.

- Il m'arrive, de temps en temps, d'être utile, dit Math dans un haussement d'épaules. Enfin, va savoir si c'était sarcastique ou non.

- Rien qu'un peu.

- Ah. Bah merci...

En une minute, j'avais déjà avalé toutes les fraises. Je les avais mangés si vite que je n'avais même pas pu les gouter.

- Je pourrais avoir la poire ? demandai-je en la pointant du doigt.

- Faut que ça nous dure le plus longtemps possible, dit Tom en secouant la tête. Au moins le temps qu'on puisse sortir.

- Je guérirais plus vite le ventre plein.

- Miö...

- J'ai faim ! gémis-je en me levant pour aller chercher la poire moi-même.

Aussitôt debout, les effets de la morphine semblèrent s'envoler d'un coup, alors que la douleur revenait en force dans le haut de mon ventre. Je plaquai mes mains où c'était sensible et avançai précautionneusement, pour m'agenouiller un mètre plus loin, à côté de Tom, où étaient les fruits.

- J'ai faim, dis-je à nouveau dans un grognement, comme pour lancer une menace à quiconque tenterait de m'empêcher de manger.

J'attrapai enfin la poire et y plantai mes dents, prenant une très grande bouchée, au point que j'avais de la difficulté à la mâchée et que du jus me coulait sur le menton.

- C'était supposé être notre repas pour les trois prochains jours, marmonna Math quelque part dans un autre coin de la pièce. Il va tout manger en cinq minutes.

- C'est pas plus mal, j'aurais rien pu avaler, dit Télio. Du coup, pas le choix. Ce soir, on part à la chasse !

- Tu es trop mal en point pour chasser quoi que ce soit, signala Tom.

- Mais non, dit Télio. Je viens d'avoir une idée, de toute façon.

- Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda Math.

Je levai les yeux de mon festin pour voir Télio. Il avait les yeux rivés sur Math, un sourire méchant aux lèvres.

- Je t'interdis de manger Math ! m'écriai-je.

La bouche pleine, j'avais des doutes que Télio ait pu comprendre ce que je venais de dire, mais il me lança tout de même un regard ennuyé.

- J'ai pas envie de manger Math, il a pas l'air très bon. Non, mon idée, c'est le resto où t'as éclaté les vitres. Ils ont arrangé les vitres ?

- On a même plus les moyens de fabriquer des vitres, dit Tom dans un haussement d'épaules. Ils ont mis du plastique pour les boucher.

- Donc, voilà où je vais chasser cette nuit...

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