Chapitre 53 ✅
Finalement, il n'y avait pas grand-chose à voir dans ce village numéro deux. Ce n'était qu'une ville minuscule qui avait eu la chance de ne pas avoir été touchée directement par la guerre. Aucun impact de bombe, de balle ou de quoi que ce soit. Le seul problème, en fait, c'était l'électricité. À ce que j'avais compris, les habitants de l'endroit, pour la plupart, avaient eu le temps d'aller se réfugier à Digora. Un certain nombre était resté, pour l'amour de leur foyer, mais ils en payaient le prix, à être coincé dans ce trou paumé alors que Digora refusait maintenant l'asile à qui que ce soit.
C'était apparemment pourquoi tous les poteaux électriques étaient dans la rue ; des gens avaient commencé à les retirer, en ayant marre de les voir là sans servir à rien. Surtout qu'à la tempête qu'il y avait eu deux semaines plus tôt – la même où j'avais été pris dehors et où j'avais passé près de me faire griller comme un poulet, pour ensuite terminer noyer dans le fond de la rivière - avait touché l'un des poteaux qui était tombé sur une maison.
Il y avait un nombre respectable d'habitants, à peu de chose près comme au village de Télio, soit environ une cinquantaine de personnes. Dont une dizaine – ou douzaine, pour le moment – n'étaient que des clones.
Malgré le style assez glauque de l'endroit, avec toutes ses vieilles voitures rouillées au bord de la rue, il fallait avouer que c'était cosy. Assez grand pour le confort de tout le monde, il y aurait peut-être même assez de place pour le double.
Mais moi, je ne voyais qu'un seul bémol à l'endroit... il n'y avait pas de serre.
— J'ai faim, grognai-je en me penchant légèrement vers Télio.
— Bah, tu sais ce qu'on dit. Mange ta main, garde l'autre pour demain.
— Ta gueule.
— Jamais.
Je secouai la tête, m'efforçant d'admirer la beauté quasi inexistante de l'endroit. Nous avions déjà fait le tour des lieux deux fois ; il n'y avait qu'une seule rue. Et si on continuait en direction du sud, on allait traverser une longue autoroute bordée d'arbres, se fondant dans une grande forêt.
— Y'a pas grand-chose à voir, en fait, dit Télio au bout d'un petit moment de silence. Ça ressemble à mon village, sauf qu'il y a des magasins... et de la végétation. Et les gens on moins de radiation dans le corps, apparemment, à voir comme ils ont de l'énergie, dit-il en pointant deux hommes qui portaient un poteau électrique comme si ce n'était qu'un meuble de télévision. Et j'ai pas encore trouvé de vaches à sept pattes. J'ai remarqué aucune malformation, en fait. Tout le monde est... parfait.
Au moment où il disait ce mot, Aëlle passa devant nous, portant dans ses bras une boite en carton. Alors que Télio était perdu dans la contemplation de sa perfection, je lui fourrais une grande claque derrière la tête. Télio poussa un petit cri de surprise et de douleur et Aëlle nous lança un regard intrigué, puis continua son chemin.
— Je t'ai déjà expliqué, m'énervai-je en me tournant face à lui. Tu es, techniquement, encore en couple avec Samy. Puisque tu ne l'as, officiellement, jamais largué.
— T'es vraiment chiant... Mathématique a déteint sur toi, je te dis. Monsieur « je suis la voie de la logique ».
— Arrête de te moquer de lui !
— J'arrêterai quand il ne fera plus aussi pitié !
Je levai le poing, commençant à avoir une terrible envie de le lui enfoncer en pleine face – ou plutôt, pourquoi pas un bon coup de pied dans sa hanche blessée ? Mais avant que je ne pus faire quoi que ce soit, j'entendis des pas s'approcher de nous. Je pris une grande inspiration pour me calmer, abaissai mon poing, puis me retournai, mettant un peu de distance avec Télio, préférant ne pas recevoir un coup dans le dos.
C'était Simmer qui venait vers nous, facilement reconnaissable aux autres avec sa barbe et ses longs cheveux ramassés en un chignon négligé. Il portait une chemise à carreaux noir et rouge, des jeans troués et une grosse paire de bottes, ce qui lui donnait un certain look hipster.
— Coucou, les nouveaux ! s'écria-t-il en écartant les bras. Alors, Télio, tu vas mieux ?
Il regarda successivement Télio et moi, apparemment plus trop sur duquel de nous deux était Télio. Il finit par se décider sur le bon clone, celui qui avait une main sur la hanche.
— Beaucoup mieux, dit Télio avec un grand sourire et hochant la tête. Seulement, j'aurais préféré avoir un médecin, par un boucher.
— Faut faire avec ce qu'on a, répliqua Simmer, pas le moins du monde choqué par son ton un peu rude.
— Maintenant, c'est lui, mes deux sains, dit Télio en me donnant une tape sur l'épaule.
— Médecin, grognai-je.
Simmer éclata de rire, me donnant lui aussi une tape sur mon autre épaule. C'est pas vrai ! pensai-je, sentant mon moral me tomber dans les souliers. Il approuve son sens de l'humour ! Ils sont tous comme lui !
— Alors, c'était quoi, ces grandes révélations que t'avais à nous dire ? dis-je en relevant la tête vers Simmer. C'est pas contre toi, mais j'ai des trucs à faire à Digora.
Manger, par exemple.
— Ouais, parfait, dit Simmer en perdant de moitié son sourire. Je vais réunir tout le monde et on se retrouve dans peu de temps. Et on se racontera tout.
Simmer partit de son côté, apparemment à la recherche de tête rousse. Télio m'enfonça un poing dans l'épaule et je me tournai vers lui, ennuyé.
— Tu sais que t'as le don de casser une ambiance, toi ! Et puis, t'as rien à faire à Digora, si ce n'est de ne jamais y retourner.
— Ma vie est là-bas, je te signale. Je peux pas simplement l'oublier. Moi, surtout ! C'est évident ; le temps de dire ananas, je serais déjà mort de faim.
— C'est quoi, ananas ?
— Laisse tomber...
— Mais y'a encore des arbres à fruits un peu partout dans les forêts. Et bientôt, y'aura aussi les baies, comme les bleuets, les framboises, tous ces trucs déééélicieux ! Enfin, j'imagine qu'ils le sont pour toi.
— Je préfère les fraises, dis-je dans un grognement.
— Bah tu pourras prendre tout ce que tu voudras.
— Je peux pas attendre en juillet pour manger ! On est en avril !
— Fin avril, spécifia Télio. Presque mai.
— On est le 18 avril.
— C'est ce que je dis, fin avril !
— Y'as des moments où tu me tapes sur les nerfs, c'est dingue.
— Ce que je trouve dingue, c'est que je te tape sur les nerfs seulement par moments.
— À ta place, j'abuserai pas de ma chance.
— Moi, j'abuse ? Mais non, j'essaie juste de me faire un ami, dit Télio avec un grand sourire.
Je grognai en regardant ailleurs, préférant ne pas répliquer. Sinon, je le savais, ça pouvait continuer comme ça toute la journée.
Télio et moi nous remîmes à errer sans but dans le village, passant près d'un magasin de vêtements. De ce que j'apercevais par la vitrine, il était totalement vide.
Autour de nous, dans la rue, plusieurs personnes transportaient des boites en carton. Je me penchai légèrement pour regarder à l'intérieur et y vis des petits animaux morts ; des écureuils et des lièvres, surtout. Je m'éloignai en grimaçant, alors que Télio se mettait à rire doucement.
— Je me disais bien qu'on aurait trouvé les vaches, depuis le temps.
— C'est dégueu.
— C'est la vie. On peut pas tous être végétaliens.
Je pinçai les lèvres, préférant, encore une fois, me la fermer.
Quelqu'un passa près de nous, portant lui aussi une boite ; un clone. Malgré qu'il fût comme tous les autres, j'avais cette impression de ne pas le connaitre. L'un de ceux qui ne s'étaient pas encore présentés, surement. En nous remarquant, il nous fit un clin d'œil et un grand sourire, avant de continuer son chemin.
À partir de ce moment, Télio baissa la tête vers ses souliers, gardant malgré tout le corps bien droit. Certainement qu'il en avait marre de voir des clones partout. Il ne disait plus rien, mais je n'avais de quoi me plaindre là-dessus. Je demeurai donc silencieux autant que lui, pendant près d'une vingtaine de minutes avant que Simmer ne revienne à nous et nous demande de le suivre. Je remarquai, du coup, que nous n'étions pas le seul à lui emboiter le pas ; tout un tas de roux était derrière nous.
Télio, surtout, ne relève pas la tête maintenant ! pensai-je.
Simmer nous entraina hors du côté « ville » du village, allant vers le coin au bout de la rue qui tournait et qui conduisait vers quelques habitations. Entre la maison en brique et la jauni de ce matin, il y avait un sentier de terre, menant droit au cœur d'une petite forêt. Le même sentier par lequel nous étions arrivées hier soir, Télio, Simmer et moi. Nous nous y enfonçâmes sur une trentaine de mètres, avant de trouver un genre de campement, où des troncs étaient couchés en cercle. Quelques clones s'assirent sur les troncs, d'autres allèrent vers un coin où il y avait une pile de bois secs, qu'ils mirent au centre. Puis un autre apporta un caillou et un vieux morceau de métal, qu'il frotta ensemble jusqu'à produire des étincelles et allumer un petit feu. Une fois qu'il fût bien pris, le clone qui s'en occupait alla s'assoir avec les autres. Et le temps que je m'en rende compte, Télio et moi étions les seuls encore debout, et tous nous observaient.
— Vous pouvez vous assoir, dit Simmer d'un air étrangement sérieux. L'heure des explications est arrivée. Et si on faisait d'abord les présentations ? dit Simmer. Vous me connaissez ; Simmer. J'ai pas de nom de famille, je crois que vous n'en serez pas trop choqué. Je sais pas qui vous avez déjà rencontré ou non, alors... tant pis, on va passer tout le monde ! Qui veut commencer ?
Il y eut un long silence, alors que tous nous dévisageaient. Ils étaient tous à peu de chose près identiques, et ce n'était pas des présentations qui allaient aider notre cause. Tous semblaient en être conscients.
À force d'observer tous ses clones, mon regard accrocha quelque chose qui détonnait, ou plutôt quelqu'un qui ne me ressemblait pas. Aëlle était dans les rangs, faisant distraitement des tresses dans ses cheveux. Elle fronça les sourcils en remarquant que je la dévisageais, mais au moment où je m'apprêtais à poser ma question, un autre prit la parole :
— Puisque Simmer a commencé, pourquoi pas y aller du plus vieux au plus jeune ? Ça nous fera au moins un ordre à suivre, dit Arthur – j'étais à peu près sûr que c'était lui. Donc... je m'appelle Arthur.
Il lança un regard intrigué vers Simmer, l'air de dire « qu'est-ce que je peux dire de plus ? »
— Heum... j'ai dix-sept ans, continua-t-il. Je peux me transformer en cheval. Et...
Il se tue, ayant apparemment déjà fait le tour de sa personne.
— Est-ce que tu broutes de l'herbe ? demanda Télio.
— Non, il la fume, dit quelqu'un d'autre.
— Ta gueule, Albert, répliqua Arthur en lui lançant un regard noir.
— Jamais.
À tiens, m'étonnai-je à penser. Arthur et Albert, c'est une seconde version de Télio et moi !
— Encore à dix-sept, il y a donc moi, dit Albert en levant la main. Et je tiens à préciser que je suis à peu près sûr d'être plus vieux que la vache.
— Cheval, marmonna Arthur.
— En réalité, il est jaloux, dit un autre – va savoir qui. Parce que lui, il se transforme en rien !
— C'est pas vrai ! s'énerva Albert.
— Rien d'utile, pour sûr.
— Il se transforme en requin, dit Simmer en nous faisant un petit sourire. Un requin, au beau milieu de l'Amérique.
— Allez tous vous faire foutre, souffla Albert en prenant un air boudeur.
— Ensuite ! s'écria un autre, heureux de changer de sujet. Seth, seize ans. Et toutes mes excuses, Télio, c'est moi qui t'ai retiré la balle.
— Je te donne dix sur dix pour l'effort, marmonna Télio en fixant son regard sur le feu. Mais rien d'autre.
— Je vais prendre ça, c'est mieux que rien, dit Seth en se mordant nerveusement la lèvre. Je me transforme en guépard, pour dernière information.
— À Télio, maintenant dit Simmer.
— Ah, faut que je me présente aussi ?
— Si tu veux que les autres te connaissent, oui, dit Simmer d'un air évident. Ou bien que tu préfères qu'ils se souviennent de toi comme étant celui qui a hurlé à la mort et qui a réveillé tout le monde, ce matin.
— OK, dit-il en abaissant aussitôt la tête, les yeux fixés sur ses genoux. Télio, quinze ans, hiboux.
— Clairs et précis, les autres devraient prendre exemple sur toi, pouffa Simmer. Et Miö, ensuite ?
— Heum... Miö, quinze aussi, chauvesouris ?
— Parfait ! Suivant.
Aëlle laissa retomber ses cheveux et se redressa sur son bout de tronc. Près de moi, Télio lâcha une petite exclamation ; il n'avait pas remarqué qu'une fille se cachait parmi nous.
— Eh bien, moi c'est Aëlle, dit-elle simplement. T'as squatté mon canapé toute la nuit. Pour les infos traditionnelles, j'ai quatorze ans et je me transforme en araignée. Pour le reste, oui, je suis une fille, et c'est pas la peine de crier à l'imposture. Je suis un clone comme vous.
Elle avait dit sa dernière phrase d'un ton rude, comme pour nous défier de croire le contraire. À ses côtés, celui que je supposai être Hadrien avait une main plaquée sur sa bouche, comme pour s'empêcher de pouffer.
— Comment c'est possible ? demanda Télio.
Il semblait déçu et même honteux. Ses joues avaient pris une petite teinte rose, et je savais parfaitement ce qui se passait dans sa tête ; il avait flashé sur ce qu'on pouvait considérer comme une sœur. Malaise !
— Je me transforme en veuve noir, précisa Aëlle. Chez cette espèce, il n'y a que les femelles qui sont dangereuses. Il faut croire que le vieux n'y avait pas pensé avant de me créer. Au moins, il n'était pas trop tard pour me changer de sexe.
Télio hocha mollement la tête, les yeux au sol. Pour ma part, je préférais encore ne rien dire du tout.
— Suivant ! continua Simmer.
— Hadrien, treize ans, crotale, dit simplement Hadrien, comme en espoir de détendre d'atmosphère.
— Crottin ! Pouffa Aëlle en lui enfonçant un coup de coude dans les côtes.
Hadrien lui lança un regard noir.
— Suivant.
— Ulysse, douze ans. Et... (il baissa la tête, l'air honteux, avant de marmonner tout bas :) Éléphant.
— Suivant, dit Simmer.
Il y eut un long silence, alors que tous les yeux se tournèrent vers le dernier, la joue appuyée contre le bras d'Arthur. Il était visiblement à deux doigts de s'endormir là.
— Riley, dit-il simplement.
Il ne semblait pas avoir envie d'en dire plus. Et étrangement, personne ne fit de commentaire sur la chose. La plupart se contentaient de regarder ailleurs, alors qu'Arthur lui donnait des petites tapes dans le dos, comme pour l'encourager, et qu'Albert, assis de l'autre côté de Riley, lui présentait sa main pour un tape-m'en-cinq auquel il répondit à regret.
— Voilà, dit Simmer en se passant les doigts dans les cheveux, nerveux. Une chose de faite. Il y en a surement d'autres, car je me souviens que nous étions au moins une quinzaine – peut-être même vingtaine -, mais ils sont... ailleurs. Tout comme vous étiez ailleurs. Bon, maintenant, je me lance dans l'histoire... Il y a vingt ans, en 2019...
— La guerre, et tout et tout, dis-je platement. Tu peux sauter, je sais tout ce qu'il faut savoir là-dessus. Et je sais pour... le clonage, dis-je en levant les mains pour désigner tout le monde, assis en cercle devant nous. Tu peux passer à la suite. Commence ton histoire à partir de 2029, ça va nous sauver du temps.
— Ouais, renchérit Télio. Pourquoi nous étions tous... ailleurs, comme t'as dit.
Simmer garda le silence quelques secondes, sourcils froncés.
— Alors, j'ai pratiquement rien à expliquer, fit-il dans un rire nerveux.
— Tu peux me dire pourquoi j'étais à Digora ?
— Simple, dit Simmer en soufflant. T'es végétalien, tu n'avalais rien de ce qu'on te donnait... t'étais à quelque heures près de mourir de faim quand j'avais vu des types venir vers nous – on était encore à se cacher derrière la ferme du vieux sans savoir où aller, tu comprends. Alors on a décidé de te mettre sur leurs chemins, espérant qu'ils prendront soin de toi. Et apparemment, ils l'ont fait, dit-il en affichant un grand sourire. Tu m'as l'air plein de vie, en bonne santé ! T'as eu de la chance, sérieux.
Ce fut comme un déclic dans ma tête, alors que je restai sagement assis à dévisager Simmer, qui semblait attendre que je réponde. Les autres gardaient le silence, appréhendant ma réaction. Peut-être parce qu'ils ne le savaient même pas ? Simmer pouvait bien s'en souvenir, à huit ans, mais la plupart étaient trop jeunes, à cette époque, autant que moi.
Puis, je bondis vers Simmer en hurlant et lui envoyai mon poing sur le nez de toutes mes forces. Simmer bascula pour atterrir dos au sol, et je m'accroupis au-dessus de lui pour le frapper encore plus fort. Je sentis des mains m'encercler et me tirer par en arrière alors que je me débâtai, les larmes aux yeux.
— Miö ! s'écria quelqu'un en se mettant devant moi, alors que je me débattais toujours contre ceux qui me tenaient, tentant de m'élancer à nouveau vers Simmer. Qu'est-ce qui te prend ?! Respire, merde !
Il me fallut un moment pour me rendre compte que c'était Télio – tous ces visages identiques m'avaient embrouillé le cerveau. J'arrêtai et me calmai, m'efforçant de mon mieux de respirer. Je me sentais trembler de tout mon corps.
— Qu'est-ce qui te prend ? demanda à nouveau Télio, un peu plus doucement. T'as pas compris que ce mec t'a sauvé la vie ?
Je secouai la tête, puis me dégageai d'un coup sec de toutes ces mains qui me retenaient. Ou du moins j'essayai, mais aucune ne voulut lâcher. Ils m'entrainèrent vers le tronc couché et me forcèrent à m'y installer. Je me laissai faire, m'efforçant de respirer normalement.
Pendant ce temps, d'autres avaient été aider Simmer à se relever. Il plaquait un bout de sa chemise sous son nez, remontant le vêtement alors que tout le monde avait une belle vue de ses abdominaux.
— Je dois en déduire que je me suis trompé ? dit Simmer, la voix légèrement pâteuse. Tu n'es pas plein de vie et en bonne santé ? Tu n'as pas eu de chance ?
Je secouai à nouveau la tête, incapable de parler. Je gardai les yeux fixés sur mes genoux, devinant le regard de tout le monde tourné vers moi.
— Désolé, parvins-je à dire au bout d'une longue minute. Tu ne méritais pas ça.
— Pourquoi tu m'as frappé ?
Je passai ma langue sur mes lèvres, nerveux. Je sentis alors une main sur mon épaule et je me risquai à lever la tête ; c'était Télio.
— Tu veux que je parle à ta place ?
— Fais-toi plaisir, marmonnai-je faiblement.
Télio me tourna le dos, se mettant devant moi comme pour empêcher les autres de me regarder. Ce n'était pas très efficace.
— À Digora, il était cobaye. Pour le bien de la médecine.
Il y eut encore une fois un long silence. Je croisai les bras sur les genoux, le moral dans les souliers. Je n'avais pas prévu pour le petit moment de révélation que ce serait mes révélations qui seraient dévoilées.
— Alors tu te transformes en cochon d'Inde ? demanda Albert.
— Chauvesouris, dis-je dans un grognement.
Télio continua ses explications et, pendant près de vingt longues secondes, il ne dit aucun mensonge. Jusqu'à ce qu'il arrive au point où j'attrapais la grippe et que tout se mette à dégénérer. Celons-lui, j'avais moi-même contaminé Jeremy, et Télio avait repris ma vie pour ne pas inquiéter mes amis. Sauf que, quand je suis revenu pour gentiment reprendre ma place, ce fut de la faute des gardes qui nous avait confondus et m'avait envoyé hors de la cité.
— Je t'arrête ! m'énervai-je. Ça s'est pas passé comme ça.
— Ouais, mais la vérité n'est pas vraiment à mon avantage, dit Télio d'un ton boudeur.
— La ferme et laisse-moi parler, maintenant.
Télio leva les bras au ciel d'un air dramatique, puis s'assit près de moi. Je repris l'histoire à partir de la grippe et, d'une traite, racontais la vraie version des faits, pour terminer avec le meurtre du roi, notre journée à ce la couler douce jusqu'à ce que nous retournions au village de Télio où des gardes armés nous attendaient, que j'étais parti de mon côté pour ramener quelques instruments médicaux pour lui retirer la balle, mais que Simmer avait trouvé Télio entre temps.
— Wow, dit Seth en pointant Télio du pouce – je crois que c'était lui -, il est terriblement con, celui-là.
Télio ne répondit rien, la tête basse.
— Enfin, ce qui m'énerve – en dehors de Télio -, c'est ça... que j'étais cobaye. Et non, je veux pas parler de cochon d'Inde. Depuis le tout début jusqu'à il y a six ou sept mois. Mais à cause de lui (je pointai Télio du pouce à mon tour), c'est sur le point de recommencer. S'il n'avait pas tué Jeremy, je serais encore tranquille à Digora... mais maintenant que c'est fait, je suis bien content – après coup – qu'il ait tué le roi. Parce que je veux pas revivre ça. Mais en même temps, j'ai pas le choix d'y retourner, puisque je n'arrive pas à manger n'importe quoi, et il n'y a qu'eux qui ont eu assez de jugeote pour se fabriquer une serre. Alors... je sais pas trop quoi faire. Et oui, Simmer, je suis désolé, dis-je en levant les yeux vers lui, qui se tâtait précautionneusement le nez. Je voulais pas te frapper, j'ai juste...
— Ça va, dit Simmer en secouant la tête. Tu étais en colère parce que c'est moi qui t'aie envoyé chez eux.
— Tu voulais m'aider, tu pouvais pas savoir comment ça allait tourner. Je serais mort si tu n'avais rien fait.
— Faudrait qu'on fasse quelque chose, dit Arthur, un bras passé autour des épaules de Riley. On peut pas te laisser retourner à Digora sous ces conditions. Mais si tu n'y vas pas, tu meurs.
— Genre, on entre de force et l'on tue tout le monde, dit Télio.
— Non ! m'écriai-je en me tournant vers lui.
— Alors, on tue tous ceux qui ont une connaissance en médecine ?
— Non.
— Je pourrais tuer Remi. Je l'aime vraiment pas, de toute façon.
— Télio, m'énervai-je. On ne va pas tuer les médecins. Tu vas condamner plein d'autres gens, en faisant ça.
— C'est pourquoi je te propose de tuer seulement Remi.
— T'as déjà tué assez de gens comme ça !
— Ah, bah occupe-toi, dit Télio en levant les bras au ciel. Je sais pas quoi faire de plus pour t'aider.
Il y eut un long silence, alors que tous les clones semblaient perdus dans leurs pensées, sauf Riley qui s'était endormi. Télio appuya sa joue contre sa paume ; Simmer se tâtait le nez ; Arthur tentait de repositionner la tête de Riley contre son épaule sans le réveiller ; Aëlle et Hadrien faisaient une partie de roche, papier, ciseaux. Ulysse était penché pour regarder le sol à ses pieds, apparemment captivés par la vie des fourmis.
— Peu importe, dis-je, et tout le monde releva subitement les yeux vers moi. Je vais retourner à Digora et je me cacherais. Je peux pas rester ici, vous en êtes conscient. Donc... bye !
Je me levai d'un bond et contournai le petit feu au centre du cercle pour continuer le chemin du sentier derrière Simmer. En passant près de lui, Simmer entra la tête entre ses épauls comme pour se protéger. Mais quand je l'eus dépassé, il se leva à son tour et posa sa main sur mon bras.
— Tu reviens quand tu peux, dit-il.
— Ouais, ouais. Je sais.
Je pris une seconde pour regarder une dernière fois tous ces clones qui me dévisageaient. Télio était parmi eux, debout, incertain de ce qu'il devait faire.
Je retirai les vêtements que Seth nous avait prêtés pour les donner à Simmer, qui était toujours près de moi.
— À la prochaine, dis-je en m'efforçant de sourire.
Puis je m'aventurai dans le sentier, abandonnant les autres derrière moi avec un soulagement à peine camouflé. Je parcourai une dizaine de mètres, laissant le temps à Télio de me rattraper s'il en avait envie. Et je fus déçu de constater qu'il avait sauté sur sa chance, car en peu de temps, j'entendis des pas me suivre. Je m'arrêtai pour me retourner vers Télio.
— Je devrai pas dire ça avec tous ces roux à l'oreille hyper sensible derrière moi, dit Télio, mais tous ces clones, ça me fout la chienne. Je rentre chez moi. Mais... ça t'embête qu'on marche ? J'ai encore trop mal pour me risquer à voler une telle distance.
— Allons-y pour une seconde journée de flânage, alors.
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