Chapitre 5 ✅
La marche jusqu'aux appartements du roi avait duré au moins vingt minutes, pendant laquelle ma jambe me faisait souffrir un peu plus à chaque pas. Vers la fin, j'en étais rendu à supplier à genoux les deux hommes de me permettre de m'envoler et de les suive d'en haut, mais ils n'avaient pas flanché. Eux, tout ce qu'ils voulaient, c'était de faire la conversation. Ils s'étaient présentés comme étant Peter et Tom, c'était la seule chose que j'avais retenue. Ça, et le fait que Tom était le père de Math. Ce qui n'avait réussi qu'à m'abattre un peu plus.
Quand nous fûmes enfin arrivés devant la propriété du roi, je n'en croyais pas mes yeux. Le peu de beauté restante dans ce monde était réuni là, dans la cour ; des arbres, arbustes, fleurs, décorations - un jardinier était même occupé à tondre le gazon.
— C'est une blague ?! m'écriai-je malgré moi.
Les deux hommes échangèrent un regard que je remarquai aussitôt.
— Dehors, l'air est à peine respirable ! Faut pas couper l'herbe, c'est ce qui donne l'oxygène !
— Qu'est-ce qu'on peut y faire ? soupira Tom en me poussant dans le dos pour me forcer à avancer vers la porte d'entrée. Quelques brins ne changeront pas grand-chose.
En rageant, je continuai mon chemin, mais trois pas plus tard, je figeai à nouveau. Au détour d'un arbuste en forme de lion assis, la maison m'était enfin apparue. Elle était énorme. Les murs blancs, au moins trois étages de haut et grand comme trois fois la piste de course.
J'avais déjà une très basse opinion du roi, mais là, il tombait en dessous du niveau de la mer.
Encore une fois, les deux hommes me forcèrent à avancer, chacun une main sur mes épaules. J'eus presque envie de faire une révolte.
Peter passa devant pour ouvrir la porte et j'entrai dans la maison - le royaume - du roi. J'atterris dans une salle tellement vaste et vide que c'en était ridicule. À quoi lui sert tant d'espace ?
Un bruit étrange me fit sursauter alors qu'une bête poilue courait vers moi. Pendant un instant, j'étais sûr qu'il allait me sauter dessus et me mordre les mollets, mais arrivé à ma hauteur, il s'assit au sol, la queue allant dans toutes les directions, la langue pendante.
— C'est... un chien ? demandai-je, incrédule.
— Oui, Miö, c'est un cocker, dit Tom d'un air las.
— Je croyais que ça n'existait plus, ces bêtes-là !
— Tu serais étonné. Ils sont pratiquement tous à l'état sauvage, maintenant, mais pas ceux-là. Il y a toute une famille de cocker, ici. Ils sont neuf, rien que ça !
Tom pouffa en secouant la tête puis alla pour me pousser dans le dos, mais je m'avançai avant de lui permettre ce bonheur. Cette maison était un truc de fou ! Tout était démesurément grand, beau et inutile. Des tableaux au mur, le tapi bordeaux au sol, des pots de fleurs dans chaque recoin...
Je me laissai guider par Peter qui avait pris les devants quand enfin, au bout d'une longue minute de marche, j'atterris dans une salle à manger. Elle contenait une table ne remplissant que dix pour cent de l'espace de cette pièce, et elle était bourrée de nourriture. Une telle quantité me répugnait ; tous ces gens de la cité amaigris par la faim... et le roi, lui, avait, en un seul repas, assez de denrées pour subvenir au besoin d'au moins une vingtaine de personnes !
Quand je pus enfin décrocher mon regard de ce gâchis, je vis un homme, tout au bout de la table, occupé à ronger une cuisse de poulet. J'eus aussitôt la certitude que c'était le roi - il me semble me souvenir qu'il s'appelait Floriant -, et comme j'avais pu m'en douter, son ventre était énorme, ses fesses débordaient de chaque côté de sa chaise ; il avait un visage flasque et rose et un cou inexistant.
Notre cité est vraiment gouvernée par cette chose ?!
— Ah, mon garçon ! dit-il en levant ses petits yeux enfoncés vers moi. Viens, installe-toi.
Il me présenta la place à côté de lui, mais j'allai m'assoir un peu plus loin, feignant l'ignorance de son geste. Plus je m'approchais de lui, plus j'étais mal à l'aise.
— Tu as faim ? Sers-toi, je te prie.
— Heu... il n'y a personne d'autre qui va manger à cette table ? demandai-je timidement.
— Oui, bien sûr. Ma femme, mes deux filles et mon neveu.
— Alors si vous êtes cinq... pourquoi autant de nourriture ?
— Miö, dit Tom qui était resté près de la porte. Ne pose pas de questions stupides. C'est le roi !
Je me mordis la lèvre pour éviter de répliquer que, s'il y avait quelqu'un de stupide, ici, c'était justement le roi. Au lieu de ça, je m'appropriai un petit bol de fraise, autant pour faire plaisir au roi Floriant par sa demande de me servir que pour m'empêcher de parler.
— Mes amis t'ont expliqué ce qui s'est passé ce matin ? dit-il alors qu'il terminait sa cuisse de poulet et s'en pigeait une autre.
— Oui... mon jumeau maléfique vous aurait volé un truc. Mais je vous jure, je n'y suis pour rien.
— Non, bien sûr que ce n'était pas toi. Mais alors, comment se fait-il qu'il te ressemblait autant ? Il faisait plus ou moins un mètre soixante-cinq, les cheveux roux et le teint pâle ; il était nu-pied et portait une combinaison noire.
— Cette même combinaison ? demandai-je en relevant la manche de mon pull pour qu'il puisse voir la mienne.
— Heum... non, pas vraiment. La tienne me semble plutôt d'un bleu très foncée. L'autre était noir - tout ce qu'il y a de plus noir. Et d'ailleurs, ajouta-t-il en avisant mes poignets couverts, la sienne s'arrêtait au coude.
— La mienne va jusqu'aux poignets. Et c'est la seule que j'ai.
— Je sais très bien que ce n'est pas toi. En revanche, n'as-tu pas remarqué qu'il y a de plus en plus de choses étranges, te concernant ?
Je ne pris même pas la peine de répondre à cette question, me contentant de pouffer d'un air évident et de rouler des yeux. J'étais la définition exacte du mot étrange.
— Par exemple, avoir un jumeau quand on est fils unique ? continua Floriant.
Cette fois encore, je n'avais rien à dire, hochant vaguement de la tête. Il ignorait que j'avais été adopté. Qu'est-ce que j'en sais ? Peut-être ai-je vraiment un sosie qui s'amuse à voler chez le roi.
— Et voilà une chose que j'ai peut-être omis de te dire plus tôt ; ce n'était pas la première visite de ce petit voyou. C'était la deuxième. Mais tu sais ce qu'on dit ? Jamais deux sans trois !
— Comme en guerre, murmurai-je pour moi-même.
— Alors, je suis sûr qu'il va revenir. Et voilà surtout pourquoi je t'ai fait venir, toi ! Pas uniquement parce que le voleur te ressemble, mais surtout parce que tu es sans conteste le plus rapide parmi nous tous - apprenti ou non ! Si quelqu'un peut l'attraper, c'est bien toi.
— Je le ferais si je le pouvais, ça me met vraiment mal à l'aise, cette histoire, et je veux connaitre la vérité. Seulement, je me suis cassé la jambe ; j'arrive à peine à marcher normalement. Je ne serais pas rétabli avant plusieurs jours.
Floriant perdit aussitôt ses airs satisfaits, reposant dans son assiette une énième cuisse de poulet.
— Casser la jambe ? Que s'est-il passé, pauvre petit ?
Dis que c'est Jeremy. Dis-le, dis-le, dis-le, dis-le !
— Je suis tombé, dis-je dans un souffle. De très haut. J'ai... mal calculé la distance.
Le roi releva ses yeux perçants vers les miens. Mon cœur s'était mis à battre à pleine vitesse alors que j'agrippai les accoudoirs de ma chaise de toutes mes forces.
— Tu rougis. Pourquoi tu rougis ? Serais-tu en train de me mentir ?
— Non, monsieur, dis-je en baissant la tête vers mon bol de fraise. C'est parce que j'ai honte. Je n'étais jamais tombé avant.
— Ah oui ?
— Vous pouvez demander à Jeremy, si vous voulez. Il vous le confirmera.
Le roi garda le silence et je me risquai à croiser son regard. Il me fixait avec intensité, comme s'il arrivait à lire jusqu'au fond de mon âme. Qu'est-ce qu'il pouvait bien voir dans mes yeux verts ?
— Eh bien, je suis désolé pour toi, mon garçon, dit-il simplement, et je sentis aussitôt un poids se retirer de mes épaules. Tes quelques étranges pouvoirs ne te permettent-ils pas de guérir plus vite ?
— Si, mais pas énormément. Dans trois jours, peut-être, je serais totalement rétabli.
— Ça pourrait le faire. Il s'est écoulé justement trois jours avant que le voleur ne revienne. Dans ces conditions, serais-tu apte à accomplir cette mission ?
— J'adore courir, dis-je dans un hochement de tête. Ma parole que je vais le rattraper et vous le ramener.
— Ah, si seulement mes filles étaient aussi dociles que toi !
Des gâtées pourries, certainement, à voir leur père...
Le roi recommença à gruger sa cuisse de poulet et, ne sachant trop quoi faire, je décidai de manger mes fraises. En peu de temps, j'avais vidé le bol et je me sentais rassasié. Le roi, pour sa part, avait déjà ingurgité au moins quatre fois plus que moi et continuait toujours de s'empiffrer. Non, mais il s'imagine quoi ? Que nous sommes en 2019 ? La fin du monde est arrivée, et lui, tout ce qu'il trouve à faire, c'est manger !
— Monsieur le roi... majesté, dis-je maladroitement, est-ce que je pourrais savoir ce que le voleur a pris, au juste ?
— Mais oui, bien sûr. De la nourriture. La deuxième fois, il s'est aussi introduit dans mon bureau et a pris ma clé USB.
— Pardon, votre quoi ?
— Clé USB, répéta-t-il clairement.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ma parole... les jeunes, de nos jours, ils ne connaissent rien à la technologie... C'est une carte mémoire externe pour ordinateur. Un petit objet où l'on peut stocker des documents. Tu vois ce que je veux dire ?
— Oui. Mais à quoi ça peut servir, s'il n'y a plus d'ordinateurs ?
— Eh bien, à rien du tout. Mais qu'importe ? Moi-même, je ne sais pas ce qu'elle contient. Il reste que ça m'appartient, et qu'il l'a volée. Et tu vas me ramener ce petit voyou.
Ça commençait à devenir un peu étrange. Mais puisque j'avais l'habitude, je jugeai préférable de ne pas poser plus de question.
— Je le ferai, dis-je en hochant la tête.
— Tu demeureras ici, je te donnerais une chambre, des vêtements, tout ce que tu voudras. Jusqu'à ce qu'il soit arrêté.
— Eh... je peux pas retourner chez moi et revenir dans trois jours ? dis-je timidement. J'avais prévu de regarder un film avec ma mère...
Surtout que je doutais d'avoir assez de patience pour rester poli avec le roi pendant tout ce temps... C'est fou ce qu'il me répugnait.
— Rien n'est sûr que le voleur attendra trois jours avant de réapparaitre ; ce sera peut-être demain, ou après-demain. Je ne veux pas courir le risque.
— D'accord...
Le roi claqua des doigts en direction de Tom et Peter. Le bruit soudain me fit sursauter et l'un des cockers se mit à grogner, me fixant d'un air menaçant et dévoilant les dents.
— Tom ! Va montrer sa chambre à Miö. Et assure-toi que la fenêtre est bien verrouillée.
Le roi Floriant éclata de rire en me lançant un clin d'œil.
— Vous me retenez prisonnier ? dis-je, faisant de mon mieux pour garder mon calme.
— Oh non, je veux juste éviter que tu t'envoles et que tu ne sois pas là quand le voleur reviendra. Je suis sûr que tu comprends.
Je ravalai mes insultes et, péniblement, hochai la tête en affichant un sourire poli. Ce seront les trois jours les plus longs de mon existence.
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