Chapitre 35 ✅
À peine le temps de reprendre connaissance après mon passage à blanc, j'avais déjà envie de me remettre à pleurer. Jeremy... dans le fond, je l'aimais. La seule chose qui m'avait empêché de l'exprimer, c'était bien que je ne fusse que son cobaye. J'avais cru - il me l'avait même dit - que c'était son initiative. Sauf que... non.
C'était le roi.
J'essayai de me redresser, mais une main s'appuya sur mon torse, me forçant à rester couché. Je levai les yeux pour voir Tom, qui me regardait avec un petit sourire triste. Je laissai retomber ma tête sur l'oreiller. On m'avait emporté dans la même chambre où j'avais déjà passé trois jours à attendre le voleur.
— Tu as fait une crise de panique, je crois, dit Tom en s'assoyant au coin de mon lit.
— Je sais.
— Ça t'arrive souvent ?
— De plus en plus, ces derniers temps...
Tom garda le silence, visiblement nerveux.
— J'en faisais presque régulièrement, quand j'étais plus jeune, expliquai-je. J'ai l'impression que ça recommence. (Je croisai le regard de Tom, tentant de comprendre ce qu'il pensait de moi. De la pitié, surement.) Tu as tout entendu, hein ?
— Oui. Et c'était que la vérité ?
— Oui.
J'essayai à nouveau de me redresser et cette fois, Tom me laissa faire. La tête me tourna quelques secondes, mais je parvins enfin à me ressaisir. Je trouvai un verre d'eau à côté de moi sur la table de chevet et m'en appropriai pour boire à grande gorgée. Je le calai avant de le remettre sur la table et je remarquai alors quelqu'un d'autre, au fond de la pièce, assis sur une chaise et me regardant avec nervosité. C'était Math.
— Qu'est-ce que tu fais là ? m'étonnai-je.
Math ouvrit la bouche pour répondre, mais Tom fut plus rapide que lui :
— Ça fait une heure que j'ai terminé ma journée, mais je suis resté pour attendre que tu te réveilles. Et Math s'est demandé pourquoi je ne revenais pas à la maison et il est venu ici. Ça ne t'embête pas, j'espère ?
— Non.
Mais j'aurais préféré qu'il ne me voie pas comme ça...
— Je vais retourner chez moi, dis-je en me levant du lit. Ma mère doit s'inquiéter...
— Tu devrais te reposer, un peu, dit Tom en me barrant le chemin. T'as passé presque deux heures inconscient.
— Je vais bien, m'énervai-je. J'ai juste vraiment faim. J'ai pratiquement rien mangé depuis hier.
— Très bien. Mais, Miö... ne répète à personne la conversation que t'as eue avec le roi, OK ?
— Sinon quoi ? Il va me tuer ?
Tom ne répondit rien, nerveux. Je secouai la tête, puis sorti de la pièce en claquant la porte derrière moi. Je n'avais pas fait dix mètres que je l'entendis s'ouvrir à nouveau. Je me retournai vers Math, lui envoyant le regard le plus noir possible, puis continuai mon chemin. Malgré tout, il me suivait encore.
— Attends-moi, Miö, dit-il derrière moi.
Je ne voulais pas l'attendre. J'avais besoin d'être seul. Mais je me surpris à ralentir, et il en profita pour me rattraper. Nous marchâmes en silence dans le couloir en direction de la sortie, et à la façon dont Math s'engageait, confiant, dans chaque tournant, je sus qu'il était venu ici beaucoup plus souvent que moi.
— J'en ai encore beaucoup à apprendre sur toi ? demanda-t-il au bout d'un moment. C'est fou, vraiment ! Tous les deux jours, il y a quelque chose de nouveau... à commencer par le fait que t'as été adopté, et maintenant que t'étais un cobaye, et que tu fais des crises de panique... Pourquoi tu ne m'as rien dit plus tôt ? Enfin, je sais que ça peut être des sujets sensibles, mais tu peux me faire confiance !
— Je t'ai dit ce que tu avais besoin de savoir, rien de plus. Je t'ai dit que j'avais été adopté pour que tu comprennes cette histoire entre Télio et moi. Pour ce qui en est du reste... oublie-le.
— Je peux pas faire ça, fit Math en secouant la tête. Papa veut que je te surveille et te suive partout. Et je vais le faire.
— Ah, parce qu'on te donne des missions, maintenant ? m'énervai-je.
— Non, c'est mon père qui m'a dit de le faire, pas le garde du roi ! Et j'obéis parce que t'es mon ami, et j'ai peur que tu fasses une connerie.
Je me retournai vers Math pour lui lancer un énième un regard noir. Il recula d'un pas, nerveux.
— Quel genre de connerie, tu crois ?
— Je préfère ne pas me faire d'idée.
Je secouai la tête et continuai mon chemin. Math me suivit à la trace, sans dire un mot. Nous sortîmes de la maison et traversâmes le jardin. Les gardes nous saluèrent, Math leur répondit poliment et je les ignorai totalement. Je ne m'arrêtai qu'après cinq minutes de marche pour entrer dans le premier resto que je trouvai. J'allai au bar et Math s'assit à mes côtés.
— Toujours en colère ? demanda-t-il timidement.
— Oui.
Math détourna le regard, ne sachant plus quoi dire. Je soupirai, songeant que j'avais l'air d'un gamin qui pique sa crise pour du chocolat.
— Je suis pas en colère contre toi, dis-je enfin. C'est plutôt... contre tout. Le roi, principalement. Mais aussi contre Jeremy pour m'avoir menti. Et contre moi-même pour l'avoir détesté, alors qu'il ne le méritait pas ; il agissait sous les ordres du roi ! Contre Télio parce qu'il est mort par sa faute et je n'aurais jamais la possibilité de m'excuser. Et Télio pour pleins d'autres raisons...
Le chef sorti de sa cuisine et je me tue pendant qu'il déposait deux assiettes de steak devant Math et moi. Je repoussai la mienne dans un grognement.
— Je suis végétalien !
— J'en ai rien à foutre.
L'homme disparu derrière les portes battantes sans me laisser le temps de répliquer. Je me levai de ma chaise dans l'idée de lui montrer ma façon de penser, mais Math m'agrippa le bras pour me forcer à m'asseoir.
— Ça va, calme-toi, soupira-t-il. Tu seras peut-être étonné, mais il existe encore des gens qui n'ont pas lu ta biographie. Tiens, t'as qu'à prendre ça.
Math me donna les deux morceaux de carottes de son assiette. Une partie de moi avait envie de refuser et continuer à bouder, mais j'avais trop faim pour ça. Je les lui arrachai des mains dans un grognement et mordis dedans.
— Mais dans le fond, tout est entré dans l'ordre ? demanda Math après quelques bouchés de son steak. Télio est retourné chez lui... et j'ose espérer qu'il y restera.
— Rien n'est entré dans l'ordre ! Tu vois pas ? Tout va complètement de travers !
— Ouais... mais... bon, en réalité, ça change rien. Tout ce que tu as appris est que c'est le roi qui a dit à Jeremy de faire... ça. Mais de toute façon, c'est fini. C'est bien pour ça que t'es ici, et non au sixième.
— Mais t'es vraiment mou du cerveau ! m'énervai-je en frappant la table - Math sursauta et en échappa sa fourchette. Jeremy est mort et il y a un nouveau docteur, et il faut tout refaire du début ! C'est bien pour ça qu'il a opéré Télio à l'épaule ! Et maintenant que Télio est entré chez lui, ce sera moi à nouveau. Il va recommencer à faire ses expériences à tout bout de champ... Et je te jure, s'il essaye de me toucher, je vais le tuer.
— Miö... tu devrais peut-être pas parler comme ça dans un lieu public...
— La salle est vide, et le chef est tout au fond de sa cuisine à écouter et chanter de la musique en introduisant « foutu gamin » chaque fois que les rimes le lui permettent. Il n'entend même pas ce qu'on dit.
Math haussa les épaules, puis baissa les yeux sur son assiette. Il était clair que je le rendais mal à l'aise, mais je n'en avais rien à faire ; il fallait que je parle. De toute façon, c'était bien lui qui s'obstinait à me suivre, c'était donc son problème. Il n'avait qu'à m'endurer ou me laisser en paix.
— J'ai envie de partir et ne jamais revenir. Vivre comme le simple animal sauvage que je suis.
— Tu survivrais pas un hiver ici, t'es pas fait pour l'Amérique du Nord. T'es fait pour l'Asie, mec...
— De quoi tu parles ? m'étonnai-je.
— Bah... ton espèce... je m'y connais pas tellement, mais je sais que les chauvesouris qui mangent des fruits viennent pour la plupart de l'Inde ou dans ce coin-là. Euh... j'ai un atlas animalier, à la maison, et j'aime bien le feuilleter, dit-il en haussant à nouveau les épaules.
— J'ai une tête d'Asiatique, tu crois ?
— Non... Enfin, je sais pas, t'as déjà vu un Asiatique roux, toi ?
— Non. C'est pas grave, j'aurais qu'à partir en été, je trouverais tout un tas de petits fruits sur mon chemin, et j'irais vers le sud, jusqu'au Brésil. J'aurais la belle vie ! C'est là que poussent les bananes, non ?
— T'oublies un détail, le débile ; les bombes atomiques ont tout détruit ! Peut-être qu'il y a plus de Brésil - plus même d'Amérique du Sud ! Peut-être qu'en dessous des États, il n'y a qu'un grand cratère fumant.
— Il est dans ton cul, le cratère fumant. C'est peut-être dévasté, mais il y reste forcément quelque chose.
— Non, mais sérieusement, Miö ; arrête de parler comme ça !
— Si je pars pas d'ici, je fais un meurtre. Je te le jure, si je tue pas Remi, ce sera toi ! Mais tu peux être sûr que quelqu'un va y passer.
— Tant qu'à tuer quelqu'un, choisis Télio.
— Non...
— Non ? s'écria Math sans me laisser le temps de m'expliquer. Tu préférais me sacrifier, moi, ton meilleur ami, plutôt que Télio qui, il faut bien le dire, l'a vraiment cherché ?!
— Tu sais quoi ? Là, tout de suite, j'ai envie de tuer tout le monde, même toi, sauf Télio.
— Faudrait sérieusement que tu dormes pour quelques semaines.
— Peut-être bien. Mais si je décide d'aller chez moi, tu vas me suivre ?
— Oui.
— Même si je dors, et même si Cynthia veut te jeter dehors ?
— J'irais t'espionner en bas de ta fenêtre. Je mettrai ta photo partout dans la ville avec la mention « surveillez ce timbré ». Tant que je peux être sûr que tu ne fasses pas de meurtre !
— Je ne ferais pas de meurtre ! Je dis n'importe quoi pour exprimer mon exaspération, ça se voit pas ?
— T'as un peu trop insisté sur le sujet pour être crédible.
J'enfonçai mon visage dans mes mains, à bout de patience. J'avais envie d'exploser, ou même, sans aucune exagération, de tuer quelqu'un. À commencer par le cuistot qui chantait encore en introduisant « foutu gamin » dans sa chanson. Ou la mouche qui n'arrêtait plus de foncer tête première dans la vitre, produisant un petit « pac, pac, pac » qui résonnait dans mes oreilles. Le ventilateur au plafond qui tournait lentement, faisant un « voum, voum, voum » en me propulsant de l'air froid dans la nuque.
Tous ces petits bruits qui me tapaient sur les nerfs, alors que j'étais le seul à les entendre.
Math continuait de manger son steak en me lançant des regards en coin.
— Je peux prendre ton steak ? demanda-t-il timidement après avoir terminé le sien. J'ai encore un peu faim, et c'est pas tous les jours qu'on peut avoir une deuxième portion... Mais je te laisse les morceaux de carottes !
Ce fut sa simple question qui fit déborder le vase. En temps normal, je le lui aurais donné sans problème, mais là, je n'étais pas dans mon état normal. Et comme un enfant qui pique sa crise, je poussai l'assiette qui se cassa en mille morceaux au sol alors que je me mettais à hurler à plein poumon en me tirant les cheveux.
Quand je retrouvai le contrôle de moi-même, je vis, devant moi, Math qui s'était reculé de plusieurs mètres, les yeux écarquillés de peur et d'incompréhension. Le cuistot était de l'autre côté du bar, la spatule en l'air comme s'il s'agissait d'une arme. Et la dernière chose que je remarquai, pour ma stupéfaction, fut que toutes les fenêtres, verres, même quelques assiettes avaient volé en éclats, rien que par la force de ma voix.
Et enfin, je me sentais bien.
— Miö ? murmura Math au bout de quelques secondes de silence total.
— Ça va, dis-je encore plus bas - j'avais les cordes vocales en feu. Je vais bien... Il fallait que ça sorte.
Je me levai de mon banc et allai vers la porte, le pas incertain. J'avais la tête qui tournait, et quand je portais ma main à ma tempe, elle en revint avec un peu de rouge sur le pouce. C'était mes oreilles ; je m'étais explosé les tympans. Et j'entendais moins, ou autant que n'importe qui, sans plus. Je pouffai de rire en regardant le sang, continuant mon chemin vers la sortie, mais je tanguai tellement que je me cognai contre une table et m'affalai au sol.
Math se précipita vers moi, mais je riais encore.
— C'était une crise de panique, ça ?
— Non... Une crise d'exaspération.
— T'as complètement détruit la salle !
Je levai les yeux vers le plafond, et sans remarquer les éclats de verre un peu partout, je vis des petites chauvesouris entrer par les fenêtres brisées pour me rejoindre, comme si, elle aussi, voulaient vérifier que j'allais bien. Trois ou quatre se contentaient de voler en cercle au-dessus de ma tête, mais l'une - Bernadette, j'en étais convaincu - s'était posée sur ma poitrine.
— Hé, ma belle, marmonnai-je. Va me chercher Télio, tu seras gentille...
— Télio ? répéta Math, qui avait reculé de deux pas pour s'éloigner des chauvesouris qui me tournaient autour. Mais t'es devenu fou, ou quoi ?
— Peut-être bien.
Et juste comme ça, je perdis connaissance. Pour la deuxième fois en deux heures. Math avait certainement raison ; j'étais en train de devenir fou... Mais ça...
C'était la faute du roi.
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