Chapitre 21 ✅

Samy avait insisté, mais pas question de me faire avoir deux fois dans la même journée ; j'étais allé dormir chez la tante de Télio.

En entrant dans la pièce, je m'attendais à une scène embarrassante d'embrassade, mais c'est tout juste si Shell me salua, alors qu'elle préparait à manger sur le feu. Littéralement, il y avait des flammes au-dessus de la cuisinière, alimentée par du bois. Il faut croire que Télio avait l'habitude de s'absenter longtemps.

— Je ne suis pas Télio, dis-je en allant m'asseoir à la table. Ça t'embête si je fais tout de même comme si j'étais lui ?

— Fais comme si tu étais toi-même, dit-elle en se retournant vers moi. Tu es plus poli.

— Ah bon, dis-je dans un rire. Mais tu ne me connais pas vraiment.

— Non, mais c'est difficile de faire plus impoli que lui, par moment.

— Je t'accorde le point.

— Tu as faim ?

En un petit dialogue de vingt secondes, je l'aimais déjà. Pauvre elle d'avoir dû endurer Télio pendant tout ce temps.

— Je meurs de faim, dis-je dans un rire, mais je ne mange pas de viande... Ni de pain, ajoutai-je en la voyant s'approcher d'une miche sur le comptoir. Pas de produit laitier...

— Tu manges quoi, en dehors des fruits ? Parce que je n'en ai pas ; on n'a pas de serre pour les faire pousser à cette période de l'année.

— Heu... des légumes, dis-je en haussant les épaules.

— Tout ce que j'ai pour toi, c'est une réserve de patates.

Je soupirai en baissant la tête, dépité. J'étais capable de manger des légumes, même si ce n'était pas vraiment bon, mais les patates, c'était juste dégueu.

Shell me pointa un coin de la pièce et j'allai voir de plus près, tout au fond d'une armoire. Il y avait là une belle réserve de pomme de terre. Je me pris la plus grosse et revins à ma place.

— C'est une chance pour toi que tu viennes de la cité. Tu n'aurais jamais survécu un hiver ici !

Même si j'avais pu, je crois que je me serais suicidé...

Shell m'apporta un bol d'eau pour nettoyer la patate, ainsi qu'un petit couteau qui semblait rouillé. J'entrepris de la laver et de retirer la pelure, souhaitant de tout mon être que cette patate ne me donne pas une autre maladie.

— Je peux te poser une question ?

— Vas-y.

— Qu'est-ce que tu sais de la ferme ? À deux heures trente de marche d'ici, vers le sud ?

— Je sais qu'il y en a une, dit-elle en haussant les épaules. Une vieille ferme abandonnée, qui tient à peine debout. Qu'est-ce que tu veux savoir, au juste ?

— À peu près tout, dis-je en enfournant un petit morceau de patate, une main sur ma bouche pour m'obliger à la manger sans la recracher.

— Tu ne préférais pas la cuire ? demanda Shell qui me regardait presque avec pitié.

— J'aime le croustillant.

Shell haussa les épaules encore une fois, avant de reprendre :

— Je ne sais pratiquement rien de cette ferme, en dehors de ce que je t'ai dit. Enfin, ça, et le fait que c'est là que ma sœur a trouvé Télio alors qu'il n'était qu'un enfant. C'est tout.

— Mais pourquoi est-elle allée aussi loin ? Qu'est-ce qu'il y avait à faire, à deux heures d'ici ?

— Ils étaient un petit groupe, juste après la guerre - elle venait à peine de se terminer, en été 2049 - qui sont allés explorer un peu partout autour du village à la recherche de survivants. Ils ont trouvé des rescapés et ils les ont ramenés avec eux. Tu vois, Télio n'est pas le seul à ne pas être né ici, et personne n'en fait un cas.

— Oui, mais c'est certainement le seul à se transformer en hibou.

— Je te l'accorde. Pour ce point, il est bien spécial.

— Le seul timbré, aussi. Du moins, j'ose espérer.

Shell me fit les gros yeux, sans insister. Enfin, elle mit dans une assiette ce qu'elle faisait cuire sur le feu depuis mon arrivée et vint s'assoir en face de moi. Elle s'était cuisiné un petit morceau de steak, sans aucun accompagnement. Même pas de patate, et pourtant, j'étais bien conscient qu'elle en a...

Nous mangeâmes en silence, à court de sujets. Après tout, c'était bien tout ce que je voulais avoir ; des informations sur cette ferme. Maintenant que c'était dit, tout ce qu'il me restait à faire, c'était d'attendre demain matin et d'y aller...

*

Le lendemain, j'eus l'agréable surprise - il fallait le dire vite - de trouver une patate dans une assiette qui m'était destinée. Je la mangeai à regret, puis sortis de la maison avec un au revoir à Shell, aussi polie que possible, car mon faible petit déjeuné m'avait bien mis de mauvaise humeur. Les mains dans les poches, je pris une grande inspiration pour siffler. Bernadette arriva en tire d'aile une minute plus tard, se blottissant contre mon cou comme à son habitude. Je l'avais laissé dehors pour la nuit, préférant ne pas abuser de l'hospitalité de Shell.

— Alors, ma belle, prête pour une aventure ? murmurai-je.

— Toujours ! répondit une voix derrière moi.

Je poussai un long soupir, puis me retournai pour voir Samy, un sac à l'épaule et la tête haute, un grand sourire au visage.

— Ce n'est pas à toi que je parlais, mais à Bernadette.

— Oh, ne me fais pas croire qu'une chauvesouris est plus belle que moi !

Samy se passa un bras sur le front en soufflant, feignant d'avoir chaud, puis tira sur le col de son teeshirt pour un maximum d'air sur sa peau. Tout ça dans le simple but de me donner une meilleure vue sur son décolleté dont elle semblait si fière.

En grognant, je lui tournai le dos et continuai ma route. Sans se laisser intimider, Samy courut pour me rejoindre.

— J'ai des bouteilles d'eau. Autant que mon père m'a permis de prendre ; trois pour moi, trois pour toi. Puisqu'on ne peut pas suivre la rivière, à moins que tu veuilles faire un très long détour. Et j'ai de la nourriture, aussi, mais je me doute que tu ne peux pas avaler n'importe quoi, comme Télio. Du coup, j'ai apporté un peu de viande froide, restant du diner d'hier, et un grand sac de noix. Tu manges des noix, non ?

— Non. Rien que des fruits. Tu sais quoi ? La route serait beaucoup plus courte pour moi si je m'envolais. Sans toi.

— Mais tu ne connais pas le chemin, dit Samy en s'approchant un peu trop près pour me faire un grand sourire plein de malice.

Incommodée par sa proximité, Bernadette, qui était toujours sur mon épaule, poussa un petit cri perçant, montrant les dents et ouvrant les ailes. Elle n'était pas intimidante pour deux sous, mais pour les gens comme Samy qui voyait les chauvesouris comme ni plus ni moins que des rats volants, l'effet fut tout de même là ; Samy hurla de peur en reculant de plusieurs pas.

— Bien joué, ma belle ! dis-je en la flattant doucement sur la tête.

— Télio est peut-être le plus menteur... mais toi, t'es le plus débile ! dit Samy en me menaçant du doigt.

Je ris encore une fois, pas le moins du monde impressionné. Après une minute supplémentaire dans le silence, nous passâmes devant la dernière maison du village. Au-delà, ce n'était plus qu'un désert de sable et de terre mêlé qui faisait je ne sais combien de kilomètres carrés.

— Sérieusement, j'irais beaucoup plus vite en volant, dis-je enfin. Il n'y a même pas de chemin à connaitre ; tout droit vers le sud. Et avec de la hauteur, je le verrais mieux de loin.

— Tu tiens à ce point à la jouer solo... c'est trop chou. Mais ce qui l'est encore plus est que, pour se faire, il faudra que tu te mettes à nu devant moi. Et je ne demande que ça !

— Tu sais, Samy... Si je le voulais, je pourrais demander à Bernadette de te sauter au visage et s'accrocher à tes cheveux. Et elle le fera.

— C'est une menace ?

— Totalement.

— Tu sais, Miö... continua-t-elle sur le même ton. Si tu me fais ça, je vais la frapper tellement fort qu'elle va se casser tous les os du corps et elle sera morte par ta faute.

— Si tu fais du mal à Bernadette, je te renvoie le double ! dis-je en la menaçant du doigt.

— Alors, ne la lance pas sur moi ! J'ai même pas envie de la toucher, mais ce sera l'instinct de survie qui prendra le dessus !

— L'instinct de survie ? répétai-je dans un ricanement. Elle fait à peine dix centimètres !

— Elle parait bien plus grande quand elle ouvre les ailes ! Et t'as vu ses griffes et ses crocs ? C'est pointu !

— Les chauvesouris ne s'en servent jamais contre les humains !

— Peu importe, elle est laide ! Et je ne veux pas qu'elle s'approche de moi !

Samy croisa les bras et leva la tête, l'air fière. Je grognai en prenant Bernadette dans ma main et Samy s'éloigna aussitôt d'un pas de côté.

— Ne l'écoute pas, ma jolie. Elle est jalouse.

— On voit tout de suite comment tu aimes les femmes, dit Samy avec une grimace alors que je mettais Bernadette dans ma poche. Poilues et hideuse.

— C'est bien pourquoi j'arrive à t'endurer.

Samy ouvrit la bouche, les poings serrés, mais ne trouva rien à y répondre. Je souris à mon tour, fier de moi.

— Alors, du coup, je suis à ton gout ? dit-elle en changeant radicalement de ton et faisant un pas de plus vers moi.

— Tu es au gout d'une petite chauvesouris insectivore. Il ne t'aurait plus manqué que des antennes au-dessus de la tête et... t'aurais été parfaite !

— Et pour une fruitière, il me manquerait quoi ?

— Des rondeurs.

L'image d'une pomme bien ronde m'était venue à l'esprit, mais je figeai la seconde d'après, réalisant ce que j'avais dit. Samy s'arrêta en face de moi, les poings sur les hanches.

— C'est pas ce que je voulais dire. Je n'en ai rien à faire de tes formes.

— Alors comme ça, tu les trouves trop petites ? dit-elle en faisant la moue, ses mains empoignant fermement chacun de ses seins.

— Mais non, ils sont...

Je m'interrompis et secouant la tête, puis contournai Samy pour continuer mon chemin. Samy se précipita encore une fois pour se mettre à mes côtés.

— Ils sont ? insista-t-elle. Dis-le, ils sont quoi ?

— Ils sont bien.

— Bien ? D'accord...

— Oh, Samy, soupirai-je, osant à peine la regarder. Tes seins sont parfaits, voilà.

— Ah ouais, tu trouves ? dit-elle avec un grand sourire.

Je levais les yeux au ciel, priant silencieusement qu'on me débarrasse de cette fille. Vraiment, je n'aurais pas pu en attendre moins, venant de la copine de Télio.

J'estimai cette petite expédition à environ six heures ; deux heures trente aller et retour, plus une heure à explorer. Nous n'avions fait que cinq minutes, et j'en avais déjà marre.

Je sens que la journée va être longue...

Mais, j'en étais certain, pas plus longue que celle de Télio.

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