Chapitre 2 ✅
J'ouvris péniblement les yeux, les sens engourdis. Ça faisait longtemps que je n'avais pas ressenti ça, pensai-je. Et ça ne m'avait pas du tout manqué.
Au-dessus de moi, une ampoule grésillait, m'agressant les rétines, projetant des ombres inquiétantes dans chaque recoin de la pièce étrangement teintée de bleu pâle et de blanc. Je cherchai du bout des doigts la télécommande pour me redresser ; je ne la voyais pas, mais je savais qu'elle ne devait pas être trop loin. Le lit d'hôpital se plia de lui-même avant que je ne parvienne à la trouver. Je tournai péniblement la tête vers la gauche pour apercevoir Jeremy assis dans le fauteuil, la manette à la main.
— Les résultats sont bons, dit-il en se penchant un peu vers moi, un grand sourire au visage. Très bons.
Jeremy se leva et, sans dire un mot, je l'observai contourner mon lit et revenir avec un plateau contenant une carafe et une assiette de fruits. Il la posa sur la table près de lui et me proposa un verre d'eau, mais je déclinai l'offre d'un mouvement de menton. J'avais trop mal à la gorge pour avoir envie de manger ou de boire. Ils ont dû m'introduire un tube dans la trachée durant mon sommeil...
Sans se décourager, Jeremy se leva à nouveau de son fauteuil et vint cette fois chercher une liasse de feuilles qu'il tint devant moi pour que je puisse lire, mais sans m'en laisser le temps, il se mit à la résumer :
— Tu sais ce que ça veut dire, hein, Miö ? Les résultats sont parfaits. Bon, tu dois te demander ce qu'on t'a fait... Je te montre.
Jeremy retira la première page, me permettant de voir, sur la deuxième, une photo de mon corps nu. Si je n'étais pas aussi à plat, je lui aurais sûrement arraché les papiers des mains pour les passer à la déchiqueteuse.
Oui, j'étais pudique. En même temps, des spécialistes avaient examiné mon anatomie dans tous ses petits recoins, alors qu'est-ce que ça pouvait me faire ? Ce n'était pas voir ça qui me mettait mal à l'aise, mais plutôt toutes ces cicatrices. Et de savoir qu'il n'y en avait aucune que je m'étais faites moi-même. Elles venaient toutes de ces expériences.
Mes bras étaient striés de lignes blanches partant dans tous les sens, montant des poignets aux épaules. Mes jambes étaient dans les mêmes conditions, du haut jusqu'aux chevilles. Un énorme trait divisait mon ventre, d'autres cicatrices plus minces couvraient mes côtes. Des petites taches marquaient ma peau par toutes les aiguilles qui l'avaient traversée. Et maintenant, la nouveauté, une grande entaille refermée par des points de suture me barrait la cuisse gauche, le tout légèrement teinté par un produit jaune.
Jeremy retira à nouveau la feuille pour montrer, sur la troisième, ma jambe au rayon X. Je compris aussitôt ce que je voyais, mais, encore une fois, Jeremy m'expliqua sans me laisser le temps de lire :
— On t'a installé une plaque de métal sur tout le fémur. Voilà, maintenant, on sait faire ce genre de greffe. C'est génial, non ? Il y a justement une femme, j'ai oublié son nom, qui en avait besoin pour l'humérus. On avait pensé te le faire au même endroit, mais les tiens sont, comment dire... on a déjà assez joué avec eux ! On a jugé mieux ne pas les toucher. Heum... t'as des questions ?
Si, j'en avais une. Mais en ouvrant la bouche, je ne parvins qu'à tousser, et la pression sur mon ventre réveilla de vieilles douleurs. Jeremy se précipita pour me donner le verre d'eau, que j'avalai péniblement.
— Je pourrais plus m'entrainer ? demandai-je enfin, la voix rauque.
— Pas de si tôt, dit Jeremy en perdant de moitié son sourire. Je suis désolé. Mais pense à la femme qui attendait cette greffe depuis si longtemps !
Je hochai la tête ; ça va, sur ce point, je ne lui en voulais pas. C'était bien la seule chose qui me donnait un peu d'espoir ; mon sacrifice rendait des vies meilleures.
Toutes ces histoires d'expériences, c'était en raison de la guerre. Maintenant, elle était terminée depuis l'année même où on m'avait trouvé dans cette grange. On supposait que mes parents en ont été des victimes.
Une guerre atomique, démarrée en 2039, avait rayé pratiquement tout le pays de la carte ; les États-Unis, les grands perdants. Une poignée de rescapés s'était regroupée dans ce qui était jadis l'Oklahoma City, l'une des rares villes à être toujours passablement debout. Elle n'avait pas été bombardée, mais il y avait tout de même eu des batailles, et bien des gens avaient péri. Jeremy l'avait vécue et survécut, à l'époque où il n'était qu'un infirmier. Maintenant, il était devenu le meilleur docteur de la région et, faute d'avoir un prof, car tous les autres étaient morts, il avait appris tout ce qu'il fallait en s'essayant sur moi. D'où les expériences.
Aujourd'hui, en 2059, la ville et ses habitants s'en remettaient, chacun à leur vitesse. Et pour aider un peu les choses, comme un genre de renouveau, l'endroit fut rebaptisé « Digora » - qui rimait avec « trou à rats », non sans raison. Et que, au lieu d'élire un président, on avait élu un roi. Ce qui, à mon avis, démontrait plutôt du déclin que subissait l'espèce humaine.
Jeremy passa sa main dans mes cheveux roux, un geste qu'il me faisait après chaque expérience. Pour me remonter le moral, certainement. Je faisais de mon mieux pour rester impassible, mais j'adorais ça.
Reprenant mes esprits, je levai les yeux vers Jeremy, qui me fit encore un petit sourire condescendant.
— Tu devrais dormir, il est trois heures du matin, dit-il au bout d'un moment.
— Je pourrai pas sortir du lit de la journée, de toute façon, dis-je, la voix toujours aussi rauque.
Un détail me vint en tête, et je perdis aussitôt le peu de bonheur que j'avais en moi.
— J'avais prévu d'aller au ciné, avec Debbie, ce soir. Je vais devoir reporter...
— T'as pas à t'inquiéter, tu es tout le temps avec elle, entre les cours et les entrainements. Et d'ailleurs... les films qu'ils y font jouer, t'es conscient qu'ils ont tous trente et quarante ans de vieux ?
— Je sais, mais je ne les ai jamais vus, moi... et je trouve ça cool, leurs façons de lancer que trois films par semaine, comme si c'était de la nouveauté. Ça donne l'impression que le monde n'est pas aussi pourri qu'il l'est vraiment. En nous laissant croire qu'il y a d'autres villes, avec d'autres gens, et des acteurs, et tout...
— Miö, soupira Jeremy, comme si je n'étais qu'un enfant qui ne veut pas comprendre. Ce n'est pas que le pays qui a souffert de la guerre ; c'est le monde entier. Pour le peu d'humains qui en reste, les métiers de ce genre, ils sont tous portés disparus. Acteur, musicien, artiste, tu n'en verras jamais la couleur. Nous ne sommes pas en mode créatif, mais en mode survie. C'est pourquoi... la médecine est importante. Tout comme le roi et les gardes. Et les fermiers... et les charpentiers pour reconstruire la ville. Tous les autres... ils n'ont plus lieu d'être.
Jeremy me fourra la télécommande du lit dans la main et se leva d'un bond, se précipitant vers la sortie. Clairement, il n'avait pas apprécié ce petit moment de nostalgie sur le mode créatif - il m'avait déjà montré, un jour, alors que je me remettais péniblement d'une opération qui avait mal tourné, ses talents de guitariste.
— Attends ! m'écriai-je. Je sais pas... ce que je dois dire à Debbie ? Je veux pas qu'elle me voie comme ça.
— Je lui parlerais. Je trouverais bien une raison.
— Je devrais porter des béquilles ?
— Et pourquoi voudrais-tu te trainer des béquilles ? s'exclama Jeremy, incrédule. T'as encore tes ailes.
— J'ai besoin de mes jambes pour atterrir, dis-je en serrant les dents. (Je pris une grande inspiration pour me calmer. Ça me mettait toujours mal à l'aise de parler de mon don de métamorphose.) Peut-être que je pourrais plus changer de forme, à cause de ce métal.
— Oh, oui, j'avais oublié, dit Jeremy en éclatant de rire. On a mis la plaque, mais on l'a retirée après. J'avais bien pensé à ce problème. Tu pourras reprendre tes petites escapades nocturnes dans peu de temps, je te le garantis ! Bon, maintenant, dors. Je reviendrai au matin.
Puis Jeremy sortit de la pièce, fermant la lumière derrière lui.
En dépit du noir complet, j'arrivai toujours à apercevoir un peu certains détails. Je voyais l'assiette de fruit, à côté de mon lit. Commençant à avoir un creux, je tendis le bras pour prendre la première chose qui me tomba sous la main ; des raisins. Je mangeai la grappe en entier avant de me redresser, de retirer la couverture et remonter la blouse d'hôpital dont j'étais accoutré, regardant ma nouvelle cicatrice. Car j'en faisais, un peu malgré moi, une collection. Au centre précis de ma cuisse gauche, elle partait du haut pour s'arrêter au-dessus du genou. J'essayai de lever la jambe ; elle me semblait lourde comme si la plaque de métal y était toujours. Je ne pourrais certainement plus m'appuyer dessus avant un petit moment. Quelques heures, au moins. Ça avait autant de bons côtés que des mauvais, de guérir rapidement.
Dépité, je remis la blouse et la couverture en place, puis abaissai le lit pour dormir.
Qu'est-ce que je vais devenir... Il faut vraiment que je me barre d'ici.
Le seul problème est qu'en dehors de la cité, l'air était dangereux. Personne n'osait s'aventurer trop loin sans une épaisse combinaison, à cause des bombes atomiques qui avaient pété un peu partout. Moi-même, à mes cinq ans, j'avais été retrouvé dans la zone à risque. Et regardez quel phénomène je suis.
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