Chapitre 117

Le lendemain, quand je trouvai enfin le courage de sortir de mon lit, il était une heure de l'après-midi et je n'avais pas fermé l'œil une seule seconde de la nuit. J'avais passé la nuit à revoir Arthur mourir, voir Frodo se faire arracher le bras, Léo enfoncer un couteau dans la poitrine de Télio. Encore, et encore, et encore.

Je me levai du lit, chancelant un peu sur mes jambes tellement j'étais fatigué, puis sorti de ma chambre sans prendre la peine de mettre autre chose qu'un pyjama. Nu pied sur le carrelage froid, produisant un petit clap, clap à chaque pas. Bernadette m'avait rejoint pendant la nuit par la fenêtre ouverte, s'était blottie contre mon épaule et n'avait toujours pas bougé depuis. Quand je tournai la tête à droite, je sentais sa fourrure ou ses ailes me chatouiller le cou.

Arrivé à la salle à manger, il n'y avait personne. Je tournai les talons pour aller plutôt à la cuisine. Malgré tous mes soucis, j'étais affamé. Je ne me souvenais même pas avoir mangé quelque chose, hier.

À la cuisine, cependant, il y avait bien quelqu'un. C'était Albert, si je crois bien, la tête penchée dans le frigo. Il leva la tête pour voir qui était là, mais baissa à nouveau les yeux en me reconnaissant.

- Salut, dit-il en se remettant à fouiller dans le frigo.

Je répondis d'un petit marmonnement, pigeant une pomme dans la corbeille de fruits.

- Où sont les gardes ? demandai-je en mordant dans le fruit.

- Ils font leurs jobs. Parait qu'il y a une foule devant la clôture et qu'ils veulent tous nous tuer.

Je hochai la tête. Albert trouva un bol qu'il mit sur le comptoir devant lui, contenant des restants de poulet. Il semblait tout autant désintéressé par une foule venue nous tuer que par un pet de mouche.

- Tom essaie – encore – de leur faire entendre raison. Ça a pas l'air de marcher, ça fait des heures que ça dure.

- Et les autres, ils sont où ?

- Dans la chambre de Simmer, généralement. Math est avec eux. D'autres sont encore cachés dans leur chambre. Oh, et puis Tom m'a dit de faire le message tout à l'heure, avant qu'il parte en guerre contre le peuple. Remi va passer aujourd'hui, probablement en soirée, pour te retirer la puce. À toi, Léo et Riley. Il peut pas passer plus tôt parce qu'il y a eu beaucoup de blessés, après le passage de Frodo.

Je hochai à nouveau la tête. Je ne savais pas quoi répondre, quelle réaction adopter. J'avais l'impression que tout ce que je pourrais dire ou faire m'attirerait des regards de travers.

Et ce fut exactement ce que je récoltai de la part d'Albert. Un petit regard en coin, avant de gouter un morceau de poulet, hocher vaguement la tête, retirer complètement le plastique qui recouvrait le bol et fermer la porte du frigo derrière lui.

- Sinon, tu le prends bien ?

- Le prendre bien... ? répétai-je, incertain. La mort de deux clones et d'une vingtaine de citadins ? Oh, mais oui, c'était presque rien, dis-je avec un mouvement de main insignifiant et d'un air dédaigneux.

- C'est pas ce que je voulais dire...

- Bah dit rien, je peux déjà voir que t'es pas très bon pour remonter le moral.

Une nouvelle bouchée de pomme et je tournai les talons pour retourner à ma chambre, énervé. Albert me rattrapa dans le corridor en quelques pas de course, une main sur mon épaule. Bernadette battit des ailes et claqua des mâchoires, et Albert retira vivement sa main en reculant d'un pas.

- Écoute, Miö, on est tous dans le même bateau. Ça sert à rien de faire ton solitaire.

Je détournai les yeux, flattant Bernadette pour la calmer. Elle détendit ses ailes, mais continuait toujours de fixer Albert d'un œil gourmand. À croire que ma petite chauvesouris de dix centimètres se prenait pour mon chien de garde.

- Ça va, je sais, soupirai-je. Mais peut-être que j'en ai besoin.

- C'est comme tu veux. Mais si l'envie te prend d'avoir un peu de soutien, on n'est pas loin, dans la chambre de Simmer.

- J'y penserais.

Je contournai Albert et allai directement à ma chambre, fermant la porte derrière moi. Je le savais, aujourd'hui allait être une journée de merde. Elle avait bien commencé, dans tous les cas.

Après avoir mangé ma pomme, j'allai sous la douche, que je fis durer aussi longtemps que possible. Quand j'en ressortis pour retourner à ma chambre, près d'une demi-heure plus tard, avec rien de plus qu'une serviette autour de ma taille, je trouvai Math étendu dans mon lit, un livre dans les mains. Mon cœur arrêta de battre pendant une seconde tellement j'en fus surpris, et je tournai les talons pour me cacher derrière la porte de la salle de bain.

- Putain, Math ! m'énervai-je. Ferme les yeux !

- Désolé ! dit Math en éclatant de rire. J'en avais presque oublié comment t'es pudique. Ça va, j'ai déjà vu tes cicatrices avant.

- Ferme les yeux, répétai-je dans un grognement.

- Ils sont fermés.

J'ouvris doucement la porte pour vérifier ; il avait sa main devant les yeux. En soufflant, j'allai à mon meuble de vêtement, remontant ma serviette pour me couvrir des épaules jusqu'aux cuisses. C'était mieux que rien.

- Qu'est-ce que tu fais ici ?

- Je voulais seulement voir comment tu allais.

- Tout le monde se pose la question, je suppose...

- Tout le monde pose la question à tout le monde. T'es pas unique, Miö. Littéralement, pas du tout. Comment un clone peut se croire unique ?

- La ferme...

Mes vêtements choisis, je retournai à la salle de bain pour les enfiler. Vieux jeans troués aux genoux, pull vert forêt qui faisait étrangement ressortir la couleur de mes yeux. Et qui, surtout, recouvrait suffisamment ma peau pour ne laisser aucune cicatrice visible. J'en avais besoin pour me sentir le plus confortable possible.

De retour à la chambre, j'allai m'assoir sur la chaise de mon bureau, en face de la fenêtre. Aussitôt, Bernadette fit sa réapparition pour se poser à nouveau sur mon épaule, comme un perroquet à son pirate. Elle devait bien sentir que j'étais particulièrement à plat, aujourd'hui, pour me suivre partout ainsi.

- Plus sérieusement, je veux savoir comment tu te sens. Tu peux être dangereux quand t'es à cran.

- J'ai envie de tuer personne, si c'est ce que tu veux savoir, dis-je en faisant tourner ma chaise d'une pression du pied. Il y a eu assez de morts comme ça.

- Même pas Léo ?

Je roulai les yeux pour ensuite reporter mon attention à la fenêtre. Puis à Math, qui m'observait avec curiosité. Et à nouveau la fenêtre.

- Peut-être une autre journée.

- Et Télio ?

- C'est un interrogatoire, que tu me fais ? m'énervai-je.

- Oui. Je me répète ; t'es dangereux quand t'es à cran. Je préfère que tu évacues avec moi qu'avec tes clones, parce que, avec eux, t'hésiterais pas à en venir aux poings.

Je pinçai les lèvres, irrité. Math avait raison là-dessus.

- Très bien, tu veux entendre quoi ? dis-je en bondissant de ma chaise. (Bernadette s'envola de mon épaule, tournoyant dans le plafond.) Que je me sens responsable de tout ce qui nous est tombé dessus en à peine six semaines ? Six semaines, tu te rends compte de tout ce que j'ai traversé en si peu de temps ? C'est peut-être que mon point de vue, mais j'ai comme la vague impression d'avoir été, depuis le début, en première ligne. D'avoir été, à chaque fois, soit la victime, soit le responsable. C'était toujours moi, ou à cause de moi. Tout est ma faute ! Depuis l'arrivée de Télio ; il serait resté dans son village s'il n'y avait pas eu moi, pour qu'il prenne ma place dans la cité...

- C'est pas de ta faute si vous êtes clones, m'interrompit Math. Tout à commencer par la faute du premier roi, en fait.

- Oui, quand Télio l'a tué, dis-je en levant les bras au ciel. Télio l'a dit ; il l'a tué à cause de moi. Parce qu'il avait ordonné à Jeremy de faire les tests sur moi, parce qu'il voulait me protéger en m'empêchant de savoir que nous étions clones, il l'avait tué parce qu'il s'apprêtait à le dire devant moi. Et c'est à partir de là que tout le reste des emmerdes nous sons tombés dessus... Et comment blâmer Télio pour sa part du problème ? Il est mort ! Il ne reste plus que moi pour porter le chapeau.

Je tournai le dos à Math, me mettant à faire les cent pas, les poings serrés. J'avais les yeux qui me piquaient, je sentais les larmes sur le point de déborder. Quand je reportai mon attention sur Math, il était flou. Je n'arrivai plus à distinguer son expression.

- Allez, dit quelque chose ! Dis-moi que, oh, bien sûr que non, Miö, rien n'est de ta faute, ce n'était qu'une suite d'évènement qui, mystérieusement, tournait tout autour de toi, et qu'il ne faut pas le prendre personnel !

Math secoua la tête, à court d'arguments. Il baissa les yeux. Je continuai à faire les cent pas.

- T'es un superhéros, dans le fond, dit-il enfin. Pour vrai, t'as jamais rien fait pour attirer le malheur autour de toi. Tout ce que t'as, c'est un Origin story, des superpouvoirs et un némésis.

- Arrête de dire n'importe quoi.

- Non, pour vrai, Miö, dit Math en ce levant pour se mettre devant moi. C'est exactement ça. Les superhéros ne se foutent pas dans la merde volontairement ; c'est juste que, c'est comme ça, ça arrive tout le temps.

- T'en connais beaucoup, des superhéros qui ont déjà tué des gens ?

- Batman.

J'ouvris la bouche pour répliquer, mais cette fois, il m'avait bouché. Je secouai la tête, incapable de m'empêcher de ricaner.

- OK, tu m'as eu. Je suis Batman.

- Faut le dire avec la voix rauque et mystérieuse.

- C'est une voix de vieux pépé enrhumé.

Math me fit un petit sourire, puis leva les bras comme pour réclamer un câlin. Je restai sur place, refusant de me prêter au jeu.

- Tu fais chier avec tes répliques de geeks.

- Mais avoue que c'était bien trouvé. Ça t'a remonté le moral, hein, t'arrives plus à retirer ce petit sourire en coin de ta bouche !

- Soit pas si fier, tu prends la grosse tête trop facilement. Eh puis c'est aussi toi qui m'as fait perdre mon moral, au début.

- T'avais besoin de déballer ton sac. C'est bon, il en reste encore un peu dedans ? J'ai rien d'autre à faire de ma journée, de toute façon. Vas-y, défoule-toi.

Je secouai la tête, levant les yeux vers Bernadette qui en était encore à tourner autour de l'ampoule au plafond. J'aurais voulu continuer à dire tout ce qui avait à être dit, mais étrangement, je n'en avais plus l'envie ni l'intérêt. Pour le peu que j'en avais dit à Math, je me sentais bien. Et presque aussitôt, très fatigué.

- Allez, parle, insista Math en voyant ma tête de déterré.

- J'ai plus rien à dire, honnêtement. Pour l'instant. Là, je suis juste soudainement fatigué. J'ai pas réussi à dormir une seule seconde, cette nuit, mais avec ma petite crise, là, je crois que je vais bien réussir à dormir un peu. Étonnamment, ça m'a fait du bien de parler.

- Faut bien que je serve à quelque chose, dit Math avec un petit sourire malicieux. Je te laisse dormir.

Math sorti de ma chambre. J'allai m'allonger dans mon lit – de côté, puisque poser la tête normalement sur l'oreiller me faisait trop mal, à cause de la puce – et fermai les yeux. Les images de la veille me revinrent aussitôt, Arthur, Frodo, Télio. Télio. Mais en quelques secondes, je m'étais déjà endormi.

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