Chapitre 24

— Aurait-elle dû ? me retourne finalement Mike.

Ce n'est pas dans son habitude de feindre. Va-t-elle si mal que cela ?

— Je ne sais pas.

— La vois-tu différemment ?

Je me perds dans le mouvement si calme de l'eau. La considérer autrement ? Pourquoi serait-ce le cas ? Je la connais depuis quatre ans, jamais elle n'a été ainsi devant moi. La fille qu'elle a décrite la veille, ce n'est pas celle que j'ai rencontrée et appréciée. Je me demande comment elle a pu changer si vite, malgré la souffrance et la honte.

— Pourquoi serait-ce le cas ?

Je ne me tourne pas vers lui, restant concentré sur la berceuse que semble me chanter la rivière.

— Parce qu'elle a franchi la ligne. Elle aura beau souhaiter revenir en arrière, jamais elle ne le pourra.

— C'est ce qui m'attriste le plus. Elle y pensera, jusqu'à ce qu'elle pousse son dernier soupir.

Je ressens le besoin de l'observer, de lui poser les mille questions qui me traversent. Alors, je pose mon regard sur lui et lâche :

— Quel a été ton rôle, dans tout ça ? Avais-tu remarqué son obsession ? sa folie ?

— Non, je n'ai rien vu venir, soupire-t-il.

Ses pupilles brunes me scrutent, analysant mes réactions pour mieux saisir ce que je pense. J'espère ne pas le décevoir.

— Aurélia n'a eu besoin de personne pour se rendre compte que c'était grave. Elle a appelé l'ambulance elle-même et cela a joué en sa faveur plus tard. Mais les revoir, ensemble et heureux, a bien failli la faire perdre pied. J'ai été son oreille attentive, celle qui ne juge pas, qui tente de comprendre, qui la soutient, malgré la noirceur de son cœur. Elle n'a jamais parlé à son psy, je le faisais pour elle. Il m'est arrivé de l'enregistrer. Il lui a fallu des mois avant de se remettre à vivre. Mais elle était prête pour sa rentrée.

Je détourne le regard. « Took » prend un tout autre sens à mes yeux. C'est une tragédie bien réelle. Trop réelle. Sa beauté ne cache que ses méfaits. Je ne suis pas certaine qu'Aurélia ait bien fait de l'écrire à la vue de tous. Attendait-elle des jugements ? cette incompréhension envers Ophélia ? Ne se punit-elle pas en lisant et en répondant aux commentaires ? Je souhaite qu'elle la dépublie. Qu'elle la garde au fond de son bureau et que, parfois, elle y jette un œil. Non pas pour se rappeler à quel point elle a été cruel, mais à quel point elle a changé.

— Comment va-t-elle ?

— Elle m'a fait comprendre que la maison, c'était pour elle aujourd'hui, donc je pense qu'elle ne va pas trop mal.

Mon cœur s'allège, en pensant qu'Eliott la soutient. Et, qu'elle fait une pierre, deux coups ! Pour une fois, j'espère qu'elle le racontera dans « MinMi ».

— Comment tu vas, toi ?

Le souffle semble s'enfuir vers les cygnes qui se chamaillent.

— Bien ?

Je ne sais pas trop, en réalité. Comment est-on censé aller après de telles nouvelles ?

— Tu réponds bien trop souvent par des hésitations, me reproche gentiment mon voisin.

Je suis tournée vers l'eau, mais je l'imagine bien sourire, comme il sait si bien le faire.

— C'est parce que je ne suis jamais sûre des réponses. J'essaie de ne pas répondre par automatisme.

« Ça va ? » engendre trop souvent des « Oui. ». Il est normal d'y répondre par l'affirmatif, anormal de dire « non ». Ce « non », il fait peur, il est angoissant. Pourtant, face aux bonnes personnes -et Mike l'est sans conteste-, il n'y aucune raison de le garder pour soi.

— Je te laisse réfléchir à la question, alors. La vue m'occupera bien.

Nul doute sur ce point. Les cygnes se sont réconciliés et nagent paisiblement. Il y a des canards qui se sont joints au groupe et leurs péripéties à remonter le courant sont amusantes. Parfois, ils plongent leur tête sous l'eau. Moi, j'ai cessé de le faire et je cesserais de le faire encore à l'avenir. Enfin, au bout d'un moment. On ne peut pas toujours tout affronter de suite. Différer, ça aide parfois. Différer, ça permet d'attendre d'être prêt à encaisser. J'ai attendu et finalement, je me suis jetée à l'eau. Je me rappelle cette sensation d'avoir dit adieu. Alors, je frappe les pierres de mes deux mains et me tourne vers Mike. Il m'observe déjà. Je me force à ne pas me perdre dans son regard brun, je vais oublier mes mots sinon !

— Je vais bien. Pas super bien, mais bien.

J'ai confiance en Aurélia, elle ne va pas sombrer, pas cette fois et Eliott n'a rien de Tobias. Il n'a d'yeux que pour elle. J'ai confiance en ma sœur, elle finira par s'adoucir, nous finirons par avoir une relation tenable. J'ai confiance en moi, je vais m'entrainer à regarder devant moi, et non derrière moi.

— Tu as pardonné à Léo ?

J'ouvre la bouche. Ça, c'était inattendu. Nous parlions de sa sœur ! Aurai-je mal compris son « Ça va ? » ?

— Qui as dit que j'avais accepté ses excuses ? Léo, il est sur ma liste noire jusqu'à la fin de sa vie.

Je reporte mon attention sur les volatiles, histoire de ne pas trop voir sa réaction. Il garde le silence, ce qui ne m'aide pas des masses. Je me dis qu'il pense à Ashley, se demandant si pour elle aussi, il est sur liste noire. Je n'en sais trop rien. En revanche, je sais que leur histoire ne s'est pas terminée de la même façon que la mienne. Mike a dû essayer de limiter la casse.

— J'ai lu ton journal.

Qu'attend-il comme réaction ? Surprise ? Gêne ? Reconnaissance ? Sans doute pas une diversion.

— Et alors, j'ai autant de talent que ta sœur ?

— Navré de te décevoir, Aurélia est trop talentueuse pour que tu arrives ne serait-ce qu'à sa cheville.

— Mince, moi qui voulais faire carrière !

— Tu es bien trop abrupte dans ta manière d'écrire.

De sa bouche, cela n'a rien d'un reproche.

— Vraiment ?

J'essaie de paraitre détacher, mais je souhaite en savoir plus. Qu'a-t-il retenu d'autre de mon journal ? J'y ai raconté des journées entières en compagnie de Léo, tout autant que sur la fin de l'illusion et mon combat.

— Mais cela rend authentique ton journal.

— Je suppose que c'est un compliment.

Même si cela ne peut qu'être authentique. J'ai vécu les pages de ce livre, davantage que celle de « MinMi ». J'ai pensé chaque ligne, chaque mot. J'ai ressenti leurs effets jusqu'au plus profond de mon être. Dans ce journal, il y a ma vérité. « Took » est-il le journal à Aurélia ?

— En lisant, j'ai eu l'impression que parfois, tu sentais que c'était faux, mais que tu fermais les yeux.

Je repense au dernier soir, à mes réactions et me dis que sans doute, est-ce le cas. Je percevais le mensonge derrière la joie, je ne pouvais cependant pas me résoudre à y croire. C'était si beau.

— Je préfère retenir les bonnes choses, plutôt que les mauvaises. Ça ne permet pas d'avancer.

— Elles permettent de se corriger.

Je hausse les épaules, privilégiant la vue. Je n'ai pas envie d'entrer dans ce débat-là. Je ne vais pas être courageuse, comme ça, du jour au lendemain parce qu'on m'ordonne de l'être.

Je me dis que si j'étais un oiseau, je n'aurais pas ces problèmes-là. S'enfuir face à un danger leur est naturel, tout autant que lutter pour leur survie. Ils ont cet instinct dès la naissance. Ils savent quand se battre, quand prendre leurs jambes à leur cou. La vie animale est tellement plus simple que celle d'humaine, même si plus dangereuse.

— Et toi ? lui rétorqué-je finalement.

Si j'ai parlé de Léo, il peut bien évoquer son ex-petite-amie.

— Ashley, tu en gardes quels souvenirs ?

Même si a priori, c'est très étrange de parler de ces sujets, je pense que c'est dans la logique des choses. Comme l'a sous-entendu Mike, notre passé conduit à notre présent. Je dois savoir si son passé l'empêcherait d'avoir un présent. Un présent avec moi.

— Ashley et moi, c'étaient comme ces deux cygnes. Des disputes, des réconciliations, des pardons. Avec le recul, je pense que mon regard sur elle n'a jamais été le même que le sien sur moi. J'ai aimé la voir le matin, à peine réveillée et grincheuse. J'ai aimé passer du temps avec elle devant la télé ou en ville. C'était... léger sans réelle prise de tête. On finissait toujours par rire de nos querelles. Puis, la propriétaire de l'appartement a décidé d'y vivre et on a dû partir.

La tristesse s'est emparée de lui et je ne résiste plus à l'envie de me tourner vers lui. Il n'est plus tourné vers la rivière, mais vers l'autre côté du pont. Son regard semble lointain, pourtant, il reste magnifique.

— C'est à partir de là que Ashley et moi, c'est devenu tendu. Elle a gardé ses habitudes, ses exigences, sauf que je n'avais plus autant de temps d'y répondre. J'ai consacré cette année à mes études, c'était le plus important pour moi, avant ma relation avec elle. Elle ne l'a pas compris, à juste titre je pense. Et puis, j'ai mis fin à notre relation.

Je grave son expression du visage dans ma mémoire, car il me rappellera que tous les hommes ne s'appellent pas Léo. La peine s'est emparée de Mike. Et je vais peut-être y planter un couteau, mais je dois savoir.

— L'as-tu aimé ?

Cela ne suffit pas de dire que son regard n'était pas le même que le sien. On peut aimer l'autre de façon différente, à différents degrés. Ce qui compte, c'est que ce soit de l'amour.

A ma surprise, il plante ses yeux dans les miens. Je lâche presque un hoquet de surprise, tant je suis étonnée qu'il ose affronter mon regard. Il sait pourtant que je ne pourrais pas cacher mes sentiments. Je n'ai pas envie de l'affliger davantage.

— Non.

L'annonce me cloue sur place et je manque d'air. « Non » ? Juste simplement non ? Comme ça, de façon si directe. C'est si abrupt !

— Je parviens toujours à cette conclusion, qu'importe à quel point j'y réfléchis, soupire-t-il. Je suppose que ça ne me rend pas si différent de Léo.

A-t-il décidé de m'étouffer sans poser la main sur moi ? Il est sur la bonne voie en tous les cas !

Je secoue énergétiquement la tête.

— Vous êtes diamétralement opposé. Un mensonge à soi-même, ce n'est pas un mensonge pour les autres.

Enfin, ce n'est pas le même effet. Si Léo avait cru m'aimer, je pense que j'aurais pu lui pardonner aussi facilement qu'un coup d'éponge. Je me serais sentie trahie, mais j'aurais pu comprendre son erreur, l'imaginer, la ressentir.

— Au bout du compte, cela aboutit au même résultat. Ashley ne souhaite plus me parler.

— Elle reviendra avec le temps.

Et c'est moi qui dis ça ? La blague. J'ai vu cette fille une seule fois. Certes Aurélia m'en a beaucoup parlé, pour m'exposer son tableau des défauts, mais ce n'est pas très fiable comme informations. Je n'aurais pas dû parler si vite.

— Tu n'as pas hésité.

— Je n'ai pas réfléchi pour autant, désolée. Je ne la connais pas suffisamment.

— Seule Ashley connait la réponse.

— Peut-être qu'elle-même ne sait pas. C'est parfois... compliqué et elle est spéciale non ?

Il n'a eu de cesse de la qualifier ainsi, comme si tout s'expliquait par ce mot : « spécial ». Moi, je pense que je suis prête à devenir spéciale, juste pour lui. Il me faut juste encore un peu de temps, encore un peu d'espoir.

— C'est vrai, approuve-t-il avec un sourire. Pff c'est déprimant comme conversation !

Je laisse échapper un rire avant de m'émerveiller devant le paysage, encore une fois.

— Ça, c'est le meilleur remède que je connaisse. Si tu regardes le mouvement de l'eau, tu finis à tous les coups apaiser !

Le silence demeure, mais Mike a les yeux rivés vers la rivière.

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