Chapitre 22
Pour la première fois, c'est Aurélia qui est allongée sur son lit, le regard vers le plafond. Elle est totalement perdue dans ses pensées et c'est inquiétant. Moi, je suis sur sa chaise de bureau et patiente. Elle m'a dit « devoir me parler », mais n'a pas précisé le sujet. Je ne pense pas qu'elle souhaite évoquer Mike, elle a l'air bien trop mal pour cela. Pourtant, elle file le parfait amour avec Eliott, non ? Et elle attendait ce moment depuis un sacré moment, il me semble. Ses yeux perdus dans le vague et affligés me sont incompréhensibles. J'essaie de me souvenir des cours de psychologie que j'ai déjà étudié, mais rien ne me vient sur le moment. Il y a toujours un monde entre la théorie et la pratique.
— Aurélia ?
Je tente un appel doux et compatissant, histoire qu'elle sente qu'elle peut me parler sans problème. Elle pose son bras sur son visage, puis se redresse. Lentement, elle s'assoit au bord de son lit. Calmement, elle plonge ses pupilles dans les miennes et m'annonce :
— J'ai lu ton journal.
Mon cerveau se déconnecte et oublie comment respirer. Je me mets à tousser.
— Qu'en as-tu pensé ?
— Que tes mots, si dures, si francs, si crus, m'ont poignardée en plein cœur.
Je ne sais pas si c'est une bonne nouvelle ou non. Si je l'ai touchée, cela ne signifie-t-il pas que mes phrases étaient justes, emplies de douleur ?
— Tu as souffert et, l'air de rien, tu as décidé de combattre les démons qui te hantaient.
Je ne les ai vaincus qu'il n'y a quelques jours, lorsque Léo m'a souhaité « bon courage ».
— Alors, pour ce cadeau que tu m'as fait, je veux t'en offrir un de la même valeur.
Je pense aussitôt à Tobias, Ericka et Ophélia. Est-ce la croix d'Aurélia ? Celle qui mine ses soirées et ses nuits ? Celle qui la pousse à rêver sans cesse de romance et de fin heureuse ?
— « Took », c'est l'histoire de ma vie. C'est le jour où j'ai décidé d'être quelqu'un d'autre. Je l'ai écrite pour pouvoir avancer, comme toi, tu as eu besoin de ton journal.
Le moment où la fiction rejoint la réalité. Pourtant, Aurélia n'a jamais déménagé. Enfin, je crois.
— J'y ai mis toute mon âme, toutes mes larmes aussi. Chaque scène, chaque passage, chaque mot m'a demandé d'immenses efforts. Mais je l'ai fait. Je l'ai écrite. Je suis allée au bout et j'ai décidé que plus jamais, je n'y reviendrais.
Ma gorge s'assèche. J'ai la sensation que sa vieille histoire sans importance est un événement capital dans sa vie. Une honte qu'elle traine avec elle, malgré les années.
— J'avais 15 ans et j'étais jeune, belle, stupide. Je suis Ophélia. Clara avait 16 ans, depuis quelques jours seulement. Elle était rayonnante, incroyable, stupide. Elle est Ericka. Et puis, Tobias avait 17 ans. Il était drôle, charmant, parfait. Il est juste Tobias.
Je vois presque les lettres s'écrire dans un carnet lorsqu'elle parle. Aurélia ne conte pas son histoire, mais celle d'une autre. Celle qu'elle a été sept ans auparavant.
— Ericka et moi l'avons rencontré un jour d'été. C'était le début des vacances, un instant de pure joie. Je me souviens de l'herbe dansant sous nos pieds. Je sens encore l'odeur des fleurs roses, blanches, jaunes sur notre chemin. Je réétends le souffle, léger du vent. Je me souviens, d'elle et moi, tandis que nous courions, insouciantes et rêveuses.
Ses mots sont empreints d'une telle nostalgie que mon cœur se serre. J'ai envie de lui prendre la main, de lui dire que tout va bien, qu'elle reverra son amie. Pourtant, je me tais. Car je n'ai qu'une certitude : jamais Clara ne recroisera sa route.
— Nous riions dans l'eau de la piscine, si fort, si intensément. Les autres n'existaient pas à nos yeux. Il y avait Ericka, il y avait Ophélia et ensemble, elles n'avaient besoin de rien d'autre. Et puis, alors que nos rires s'élevaient toujours, je l'ai bousculé. Ericka a de suite reconnu Tobias, moi pas. Pourtant, ses cheveux roux et sa façon si particulière de sourire auraient dû me rappeler, oh combien, nous l'avions observé durant son année de 3ième. Il avait été le secret de tous nos fantasmes de collégienne et le revoir là, de façon inattendue, à raviver la flamme d'Ericka. Moi, il n'avait toujours été qu'un jeu, un loisir, un moyen de m'occuper durant nos cours de Maths.
Sa voix se brise soudain et ses mains se mettent à trembler. Je refreine mes propres tremblements. De la bouche à Aurélia, les mots sont encore plus beaux, plus poignants. L'atmosphère est sombre et je sens les larmes qui sont là, prêtes à m'assaillir. Cependant, je dois rester aussi discrète, aussi effacée que possible. Si je l'interromps, elle ne reviendra plus sur sa douleur.
— Pourtant, cet effleurement, ce sourire radieux qu'il m'a lancé, ont tout changé. Je suis tombée sous son charme. Ericka l'a tout de suite compris. Cela a été... un coup de foudre tardif. Un voile qui se lève après quelques années.
Je sens de plus en plus que je me suis trompée sur Eliott et elle. Son âme-sœur, elle semble l'avoir déjà perdu.
— Le moment qui était si beau, si joyeux, s'est transformé en sourires forcés. Nous avons feint que rien ne s'était produit, que cette seconde n'avait pas existé. Pourtant, tout était réel, beaucoup trop réel.
Cela l'est toujours. J'ai l'impression qu'une seule minute s'est écoulée depuis cet instant, 7 ans plus tôt. Aurélia revit son histoire. Ma gorge s'assèche davantage et mes yeux, me piquent toujours.
— Les vacances d'été étaient là et nous sommes revenues à la piscine. Une fois, deux fois, trois fois. Nous avons feint que nous voulions simplement profiter. Nous n'attendions que son retour. Et nous l'avons revu. Une fois, deux fois, trois fois. Nos moments ensemble étaient si légers, si simples. Tobias était tout ce que nous aimions. Il nous écoutait, nous conseillait, nous rassurait.
« Parfait » a-t-elle dit un plus tôt. J'ai l'impression que malgré les années, malgré Eliott, Tobias ne s'est jamais vraiment effacé de sa mémoire. Il est là et son sourire resplendit parfois dans son esprit. Je souffre pour Aurélia et cet amour, à jamais perdu.
— La fin de l'été n'a rien changé. Nous avons continué de lui parler, de le voir, de l'admirer. Mais tout était différent. Tobias n'était pas dans notre lycée. Alors, les coups bas ont commencé. Les mensonges, les illusions, les poignards dans le dos. Ericka et moi, on est peu à peu devenues des étrangères. Ça nous brisait. Chaque fois que je posais mon regard sur elle, le souffle me manquait. J'avais tant envie de l'enlacer et de lui dire que j'étais désolée pour tout. Que c'était elle qui l'avait aimé en première, que je n'avais pas le droit à son amour. Chaque fois, le sourire de Tobias me revenait et je rebroussais chemin. J'avais besoin de lui, plus qu'aucune autre chose au monde.
Est-ce toujours le cas ? Aurélia souhaite-t-elle le revoir ? S'il revenait, oublierait-elle Eliott ? J'ai envie de croire que non, pourtant je doute.
Les larmes coulent. Je ne sais pas si elles sont pour Aurélia ou pour Eliott, ou même pour Clara et Tobias.
— Et, au printemps de mes 16 ans, j'ai atteint le point du non-retour.
Aurélia semble être muée d'une nouvelle énergie. D'une colère, qu'elle ne maitrise pas.
— C'était la veille des vacances. Ce vendredi-là était particulièrement beau. Je me souviens des oiseaux qui chantaient et des enfants qui criaient de joie. Tout semblait sortir d'un songe merveilleux. Et Ericka et Ophélia étaient là dans la cage d'escalier. Nous nous disputions à propos de Tobias. Nous mettions les points sur les i. Si forts. Si violemment.
Mon amie se stoppe, ses traits se déforment. La rage se peint sur son visage.
— Et là, contre tout attente, Ericka m'a hurlé que Tobias ne m'aimait pas, qu'ils étaient ensemble depuis des semaines. Je ne l'ai pas crue. Cela me semblait irréel que mon amour ait pu me mentir à ce point. Alors...
Elle ferme un instant les yeux, refoule ses larmes et, la voix brisée, elle se libère.
— Je l'ai poussée dans les escaliers. Je voulais Tobias, je le désirais. Malgré la trahison, je ne pouvais concevoir de m'en prendre à lui. Clara était là, en train de descendre les escaliers. J'ai rejeté toute ma rage sur elle.
Sa peine. Ses regrets. Sa croix. Aurélia ne pourra jamais oublier.
— Elle est restée à l'hôpital durant les vacances. J'ai eu des problèmes, mais ils n'étaient rien face à la douleur de mon cœur. Je savais que je venais de tout perdre. Que ma bêtise, je ne pourrais jamais la rattraper. J'ai été exclu définitivement du lycée. J'ai suivi Tobias et Clara durant plusieurs jours. Ils se sont soutenus et aimés. Ils m'ont bannie de leur vie et cela m'était insupportable.
Je me demande un instant, comment son frère a réagi. A-t-il compris Aurélia ? A-t-il pu imaginer qu'on puisse aller si loin par amour ?
— Mais, j'ai cette fois été lucide. Pour revivre, il me fallait tout quitter. Mes parents et mon frère ont préparé le déménagement et ont fait des mains et des pieds pour que je sois inscrite dans un nouveau lycée. Et voilà, je suis arrivée ici et me suis jurée que plus jamais, je ne laisserais l'amour me contrôler.
Aurélia semble revenir dans notre monde. La colère s'est totalement transformée en honte et elle garde la tête basse. Alors, je lui saisis enfin ses mains et attends qu'elle relève le regard.
— J'ai pris un nouveau départ. J'ai totalement changé et je suis celle que je suis à présent.
J'aimerais tant lui dire que ce n'est pas grave. Pourtant, ce qu'elle a fait l'est.
— Aurélia, oui, tu as mal agi. Mais, tu en as conscience. Tu n'as plus 15 ans, tu n'es plus cette Aurélia-là. Et regarde, tu aimes à nouveau.
Je me dis que mon discours doit paraitre bien mensonger, avec les larmes qui ruissellent sans fin. Pourtant, je le pense sincèrement.
— Je n'aimerais plus jamais quelqu'un comme j'ai aimé Tobias.
Une part de moi le conçoit, tandis que l'autre hurle que ce n'était pas de l'amour. Mon amie était obsédée par Tobias. Mais, je ne pense pas qu'elle soit prête à faire la différence. Ses souvenirs sont trop vivaces. J'espère que le temps et Eliott parviendront à l'apaiser.
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