Chapitre 10

Ashley ne pouvait-elle pas se taire ? La situation va empirer à cause d'elle et de son ton effaré. Son petit-ami, lui, me confirme qu'il n'apprécie pas ses mots. Il tente de rattraper la situation :

— Il t'a beaucoup complimentée, il est très fier de ce que tu fais.

J'espère que le sourire de Mike empêchera ma sœur d'être une fois de plus acerbe. Cependant, c'est aussi fou que de croire au Père Noël.

— Tu lui racontes tout ? m'accuse-t-elle, les sourcils froncés.

— Non. Je lui donne simplement de tes nouvelles de temps en temps. Tu fais pareil avec maman. Elle connait mon emploi du temps et mes sorties.

Ma mère sait toujours quand elle peut téléphoner, quand elle ne le peut pas. Et ce n'est sûrement pas moi qui lui en réfère. Moins j'ai de contact avec sa personne, mieux je me porte.

— Ce n'est pas pareil ! s'indigne Sophie.

Je décide d'ignorer, parce qu'elle ne reviendra pas sur cette idée. Je la connais.

— Maman a...

— Je n'ai pas envie d'en parler avec toi, la coupé-je. Fin de la discussion.

Elle tourne brusquement la tête vers son coca et grogne de colère. Je soupire de soulagement, parce qu'elle abandonne pour cette fois. Ashley n'a pas besoin d'assister à nos mises au point familiales, pas plus que Mike.

— Sinon, tu as un petit-ami ?

Voilà la question au mauvais moment ! Sophie m'a déjà fait part de ses impressions et je doute qu'elle ait changé d'avis entre temps. Merci Ashley pour cette relance parfaite, propice à la dispute.

— Elle ? Sûrement pas ! répond à ma place ma sœur.

Je serre les dents, avant de me forcer à me détendre. Je ne dois pas l'imiter.

— Inutile de me provoquer, tu ne gagneras pas, Sophie. Traite-moi de moche, de détestable, de grosse vache et de tous les autres adjectifs que tu as en réserve me concernant, je n'entrerai pas dans ton stupide jeu de qui fait le plus mal.

— Tu es sûre ?

Son sourire narquois m'annonce déjà qu'elle peut être beaucoup plus futée que moi. J'ai peut-être déjà perdu, oui. Alors que je m'efforce de donner l'exemple, elle gâche sans cesse cet effort. J'ai l'impression d'être la seule à désirer sortir de ce cercle infernal.

— Ce n'est pas la plus méchante qui est la plus intelligente, plaidé-je.

— Tu insinues que JE suis la plus méchante ? grogne-t-elle de mécontentement.

Je soupire, puis prends la seule décision qui m'évitera des mots regrettables. Je me lève et annonce m'en aller.

— Envoie un SMS quand tu voudras rentrer, je reviendrais.

J'ai retenu la leçon de la première fois. Forcée Sophie à me suivre ne l'énervera que davantage.

— Tu fuis comme une enfant, lâche-t-elle, tandis que j'enfile ma veste.

Bon sang, de nous deux, c'est elle l'enfant ! Elle a douze ans et croit tout savoir de la vie. Elle est immature et se prend pour la présidente du pays. Quand se rendra-t-elle compte de son comportement si puéril ?

— Je lui donne raison, s'immisce Ashley.

— Je ne crois pas qu'on ait besoin de tes conseils.

Accompagnant mes propos d'un regard foudroyant, la jeune femme se contente de s'indigner. Qui croit-elle être pour donner son avis ?

— Ma sœur essaie simplement d'aider, plaide Becca.

Moi qui pensais qu'à l'instar de Mike, elle avait compris que cela ne la concernait pas. Dommage.

— Ce ne sont pas nos affaires, avance le frère d'Aurélia. A moins que vous ne connaissiez tous les détails ?

Au moins, cela a le mérite de clouer le bec aux deux sœurs.

— Moi, je les connais tous, affirme Sophie en se levant.

Oh je ne crois pas ! Elle n'entend jamais papa pleurer, ne ressent jamais sa peine comme moi. Elle ne connait pas toutes les ignominies que je pense à son propos et ne comprend rien à ce que j'essaie de faire.

Bien que je la surplombe de plusieurs têtes, cette gamine donne l'impression d'être la reine. C'est cette attitude que je déteste le plus. Si elle était incroyablement mature, je n'aurais rien contre. Là, elle est juste orgueilleuse et hautaine. C'est un bébé qui se croit adulte.

— Tu fuis parce que la vérité fait mal, s'avance Sophie.

Pense-t-elle qu'elle sera plus crédible en employant de belles phrases ? Elle se trompe lourdement. Il ne suffit pas de les prononcer, il faut les comprendre.

— TA vérité me fait mal, en effet. Et c'est pour m'éviter d'être aussi méchante que toi, que je m'en vais. On en parlera plus tard si tu veux. Mais ce n'est ni le lieu ni le moment.

Ma sœur sourit et laisse échapper un rire sarcastique. Je me prépare à fuir sans me retourner. Que je la force ou non à partir, son attitude reste la même. Sophie reste fidèle au mépris qu'elle éprouve pour moi.

— C'est maintenant et ici, crache-t-elle.

Sa colère me surprend et je reste devant elle, à la regarder. J'essaie vraiment de la comprendre, mais je ne comprends rien à son esprit d'enfant. Etais-je comme elle à son âge ?

— Chaque fois que je parle de toi à maman, elle est peinée. Tu fais tout pour ne pas lui ressembler. Tu es gentille à en vomir, tu ne profites jamais des autres, tu ne prends pas soin de ton apparence et pire que tout, tu ne te défends jamais.

— Il y a des combats qui sont inutiles, Sophie. Je ne perds pas mon temps et mon énergie pour une cause qui n'en vaut pas la peine.

Et parfois, j'abandonne, même si cela me semble important. Je pressens que je vais être contrainte de le faire aujourd'hui.

— Selon toi ! s'emporte-t-elle. C'est bien le problème ! Pour quelle cause es-tu prête à combattre ? Aucune ! Aurélia s'empare de ta vie et tu la laisses faire, comme si c'était normal !

J'ai donné mon accord, en quoi s'en empare-t-elle ? En quoi est-ce si important pour le mentionner maintenant ?

— Aurélia est un génie de l'écriture. Chaque fois qu'elle s'inspire de ma vie, elle la personnalise tant, que je n'ai pas l'impression qu'il s'agisse de quelque chose qui me soit arrivé. Elle en fait une histoire à part entière, pourquoi me battrais-je contre elle ? Tu crois tout savoir, tout comprendre, mais c'est faux, Sophie.

Je soupire en desserrant enfin les poings. Le combat que je tente de mener est-il vain ?

— Moi, je n'ai pas peur de dire que je ne te comprends pas. Ta logique me dépasse et je crois que la mienne ne t'es pas plus limpide. Si tu suis tant les histoires d'Aurélia, as-tu lu « Cœur peiné » ?

Enfin, je sens que l'attitude de ma sœur se transforme. Ses nerfs sont toujours sollicités, mais elle semble moins proche de l'implosion.

— Non, admet-elle après de longues secondes.

Pourtant, un éclat dans ses yeux semble me dire le contraire.

— Lis-le et reviens me parler de tout ça. Aurélia a parfaitement compris qui j'étais et qui je compte rester demain. Je suis prête à...

— Comptes-tu rester imbaisable toute ta vie ?

Ai-je dit que je me suis calmée précédemment ? Oubliez tout cela. Le thermomètre vient d'exploser.

Face à son regard froid et son sérieux, il me semble qu'il y a deux secondes durant lesquelles ma bouche s'ouvre en très grand et que l'effarement me donne envie de pleurer. Puis, à la troisième seconde, qui me semble déjà bien longue, je réagis. Fini le sang-froid et le calme. Instinctivement, je me saisis du verre d'eau de Ashley et lui lance à la figure. Ses yeux s'élargissent et ses bras, qui étaient le long du corps, s'écartent légèrement. Passée la surprise, la fureur brille dans ses pupilles. Tout autant que les miennes. Cette fois, je ne reviendrais pas sur mon geste.

Le souffle rapide, nous nous défions, à peine quelques secondes. Mais cela suffit à ce que quelque chose se brise entre nous. J'ai essayé, j'ai vraiment essayé d'être conciliante et aimante, compréhensive et douce. Mais comment le rester avec ses multiples attaques ? Ses mots aussi vulgaires envers ma personne ? Je ne suis pas son animal de compagnie, je suis sa sœur, bon sang.

— Est-ce comme ça que tu traites les gens que tu aimes ?

Son murmure, empreint de mépris me fait instantanément regretter mon geste. J'ai envie de lui rétorquer de se regarder, de se questionner à son propos, mais je la sais fermée à tout dialogue. Comment lutter encore ?

Les poings serrés, le souffle court, je reste là, à la fusiller du regard. J'ai toujours l'impression qu'elle ne sait pas qui je suis. Je suis peut-être maladroite, je commets des erreurs, mais c'est bien parce que je l'aime que je souhaite lui ouvrir les yeux.

— Mon Dieu ! s'écrie Ashley, comme si elle se réveillait subitement. Viens Sophie.

Elle se lève tout comme Becca. Celle-ci pousse ma sœur hors de mon champ de vision. Et je ferme les yeux en serrant les poings. Seul Mike reste assis, comme un spectateur devant un film, sur lequel il n'a aucun pouvoir.

— Toi qui la comprends mieux que moi, que dois-je faire ?

Je suis désemparée. Maintenant, ma sœur est persuadée que je ne l'aime pas. Bon sang, comment arrive-t-elle à toujours retourner la situation dans son sens ? C'est elle qui m'agresse avec tous ses mots ! Mais c'est moi qui pleure, au milieu du salon de thé. Le brouhaha qui l'emplit ne tente que de saisir les quelques minutes précédentes. Les indignations, les injures et les protestations fusent de toute part. C'est comme si durant notre dispute, le temps s'est arrêté et qu'il reprend désormais ses droits.

— Quelles sont ses fréquentations ? Quel est son contexte familial ? Que voit-elle dans la cour de récréation ? durant les fêtes ? Je ne pense pas que ce soient les bonnes questions pour comprendre ta sœur.

Ce sont néanmoins celles que je me pose constamment. J'y apporte toujours les mêmes réponses.

— Que ressent-elle ? Pourquoi est-elle si préoccupée par ton apparence ? Pourquoi lit-elle si attentivement les histoires d'Aurélia ? Pourquoi associe-t-elle toujours votre mère à ton prénom ? Ce sont plutôt celles-ci qui me paraissent pertinentes.

— Merci.

Cela ressemble davantage à un soupir qu'à une gratitude. Néanmoins, je ne m'attarde pas et finis de rassembler mes affaires.

— Où vas-tu ? interroge-t-il.

De spectateur, il semble désirer devenir acteur.

— Réfléchir et pleurer ailleurs qu'ici. Je me suis assez donnée en spectacle.

Joignant le geste à la parole, je quitte l'enseigne et erre de longues minutes dans le centre commercial, incapable de verser davantage de larmes. Puis, l'air froid de l'extérieur et la neige me rendent folle de rage et je hurle comme si l'on m'arrachait une jambe. Comme si j'avais perdu un être cher. Comme si ma vie s'arrêtait ici.

Je pleure jusqu'à ce que je ne puisse plus le faire. Je pleure jusqu'à ce que je ne puisse plus respirer. Je pleure jusqu'à ce que la fatigue m'en empêche. Seulement ensuite, je franchis à nouveau la porte du centre commercial. Au chaud, je m'assois sur un banc et me mets à me poser les bonnes questions.

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